Texte intégral
Nous avons donc cheminé tout à l'heure entre les stèles où, dans la pierre, sont gravés les noms d'une magnifique compagnie de courage.
Mille huit cent quatre vingt neuf noms griffent de leur signature ce Mémorial dressé contre les gouffres de la mort, contre le temps qui court, contre l'oubli.
A chaque nom gravé est lié un souvenir, un événement qui ressuscite.
A lire ces noms sur ces stèles, comme autant de pages du récit tragique des hommes, on se dit : De quel prix se paie la justice et la paix ! De quel prix se paie la liberté de rapporter la marche du monde !
Dans la grande roue de l'Histoire, où les hommes sont jetés contre les hommes, quelques-uns élèvent contre la barbarie des temps le mince rempart des mots. Et des images.
Ce sont à eux, hommes et femmes, que nous rendons ensemble hommage aujourd'hui.
1944. Bayeux.
Il y a sans doute toujours quelque chose d'arbitraire dans le choix d'une date et d'un lieu de commémoration.
Et pourtant, où mieux qu'à Bayeux ériger ce Mémorial ? Y a t-il meilleure date pour le départ d'une chronologie de la mémoire ?
1944. Bayeux. Et Capa. Robert Capa surtout.
Il est le seul reporter photographe dans ce matin glacé à Omaha beach où de jeunes hommes sautent de leurs barges dans l'eau et sur le sable hérissé de pièges des plages de Normandie.
Il couvre le Débarquement pour Life magazine. Il y a une certaine ironie tragique au fait qu'il photographie la mort et la bravoure pour Life.
Mais peut-être est-ce déjà une première et admirable leçon de journalisme : on ne peut illuminer l'Histoire, la raconter au plus près et au plus juste, lui donner toute sa portée explicative qu'en acceptant de se soumettre à ses nécessités et à ses accidents.
Mais quels témoignages alors ! Il faut regarder à nouveau ces tirages fautifs, qu'un bain trop hâtif a brouillé au moment de leur développement : onze tirages admirables de vérité sur ces hommes qui partent à l'assaut, en Normandie, de la citadelle nazie et de son entreprise d'asservissement totalitaire.
Vous me pardonnerez de m'attarder sur Capa, mais il traverse le siècle cet immense journaliste, ce juif hongrois qui est le nomade de l'universel, de Budapest à Berlin, de Paris aux Etats-Unis, de l'Espagne au Vietnam où l'écart d'un pas sur un chemin, pour mieux cadrer un sujet, le fait sauter sur une mine.
Comment oublier enfin cet autre admirable témoignage, sans doute son plus célèbre portrait, ce soldat républicain espagnol dont l'élan est fauché d'une balle ; dans ce corps renversé, dans ce mouvement de la vie arrêtée, c'est sans doute toute la détresse et l'atroce d'une guerre civile qui sont saisis.
C'est une deuxième leçon : le journalisme a souvent partie liée avec la liberté.
Quelques mots encore, sur une autre photographe, Lee Miller. Amante et muse de Man Ray, reporter pour Vogue, d'une saisissante beauté qu'a rêvée Cocteau, elle délaisse bientôt le Paris des surréalistes.
Armée de son Leica, elle suit jusqu'en Allemagne l'armée américaine.
Bientôt, elle ouvre les portes de la nuit des camps de concentration.
C'est la troisième leçon : le journalisme doit exprimer l'indicible.
Octobre 2006. Moscou.
Anna bien sûr. Une femme est abattue à coup de revolver dans sa cage d'escalier. Un meurtre commandité.
Portrait et photo d'une femme dans la presse hebdomadaire cette semaine.
J'en distingue une particulièrement, dans le Nouvel Observateur : il y a dans ce visage si librement exposé, si douloureusement calme, si sereinement inquiet toutes les appréhensions de l'attente et de la réflexion.
Anna Politovskaïa meurt d'avoir enquêté. Elles est assassinée d'avoir fait son métier de journaliste.
Anna Politovskaïa. Il suffit d'entendre ce nom un an après pour éprouver dans son coeur toutes les tempêtes de la colère et de l'indignation.
Cet assassinat sauvage scelle une enquête inlassable sur la brutalité du pouvoir, la violence déréglée de l'autorité, sur une région déchirée.
Nous sommes meurtris aujourd'hui de son silence.
Elle défendait une certaine idée de la justice et de la liberté.
Elle se battait pour des principes.
L'intimidation, ni les menaces, ne l'ont jamais détournée de sa volonté d'exposer les impostures, de mettre à jour les responsabilités, de dénoncer les crimes commis.
De courage, elle n'aura jamais manqué.
Elle se rendit obstinément, inlassablement dans ce Caucase qu'elle aimait. Il y a de magnifiques récits de Tolstoï, de Dumas sur le Caucase.
Ce sont d'autres récits, d'autres histoires qu'a rapportées Anna Politovskaïa de Tchétchénie.
Il existe des censures radicales ; comment faire taire une voix qu'on ne peut étouffer ? Cinq coups de feu dans la poitrine et la tête de cette femme qui parlait du destin de l'homme et de sa dignité.
C'est cette journaliste que Bernard Kouchner, au nom de la France, a choisi d'honorer, en se rendant à la rédaction de son journal, Novaïa Gazeta, lors de sa récente visite à Moscou.
C'est son nom que j'évoque à mon tour avec vous aujourd'hui en songeant à ses proches et à ses amis.
Pour ce crime, comme pour d'autres crimes qui violent les Droits de l'Homme, la justice ne sera assurée, là aussi, que par la lutte déterminée contre l'impunité. C'est le message de la France.
Octobre 2007. Rangoun.
Kenji Nagai, reporter japonais est abattu dans la rue.
Il suit pour la télévision japonaise les manifestations pacifiques conduites par les bonzes contre une junte de fer qui se maintient par la terreur et la corruption.
La Birmanie des généraux est le seul pouvoir au monde qui tient aujourd'hui dans l'isolement d'une résidence surveillée un Prix Nobel de la Paix, Aung San Suu Kyi et tire contre ceux la mêmes qui incarnent la spiritualité millénaire d'un peuple, ses moines et ses bonzes.
La répression s'est abattue sur la Birmanie.
Le premier réflexe d'une dictature est toujours de couper les sources d'information. L'arrestation de journalistes, leurs disparitions forcées, les procès simulacres, les refus de visas, l'interruption des liaisons Internet, la gamme est malheureusement étendue des mesures à la disposition des régimes qui cadenassent la liberté d'expression, empêchent l'existence de média libres et indépendants et verrouillent l'accès inconditionnel des peuples aux médias internationaux.
C'est pourquoi il faut saluer le vote à l'unanimité, le 2 octobre, à Genève, lors d'une session spéciale du Conseil des Droits de l'Homme, d'une résolution qui après avoir appelé Rangoun, en particulier, à respecter les Droits de l'Homme et les libertés fondamentales, à la libération immédiate de tous les prisonniers politiques, exige la liberté d'accès à l'information.
La France a joué un rôle décisif dans la mobilisation de la communauté internationale. C'est à notre demande qu'a été réuni le 26 septembre le Conseil de sécurité des Nations unies à New York qui pour la première fois, dans une déclaration, unanime a décidé l'envoi sans délais de l'Envoyé spécial des Nations unies à Rangoun, M. Ibrahim Gambari.
La France est bien décidée à ne pas relâcher la pression, notamment par des sanctions, sur le régime birman. Mais c'est aussi à la société civile internationale qu'il revient sans relâche d'exercer son devoir de vigilance : sans information, il n'y pas d'accès à la conscience universelle citoyenne. La France soutient cet engagement.
Il n'y a pas d'engagement cependant sans protection.
Vous savez que le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l'unanimité en décembre 2006 la résolution 1738, présentée par la France et la Grèce, et soutenue fortement par Reporters sans frontières, sur la protection des journalistes dans les conflits armés.
Je vous en rappelle les principales dispositions :
- condamnation des attaques intentionnelles contre les journalistes ;
- rappel aux Etats de leurs obligations inscrites dans le droit international ;
- demande aux Etats d'enquêter et de juger les responsables des violences commises contre les journalistes ;
- demande adressée au secrétaire général des Nations unies de traiter de la question de la protection des journalistes dans son prochain rapport sur la protection des populations civiles dans les conflits armés.
Cette résolution est un premier pas. Il faut avancer pourtant, car les chiffres pour 2007 sont un rappel dramatique de la situation sur le terrain : 75 journalistes ont été tués et 128 sont emprisonnés.
Je resterai mobilisée en faveur de l'élargissement et l'approfondissement de ces dispositions inscrites maintenant au plus haut niveau des principes qui fondent la libre circulation de l'information et l'indépendance de la presse.
En me confiant, aux côtés de Bernard Kouchner, cette haute mission de secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères et aux Droits de l'Homme, le président de la République a signifié la vocation de la France à être le fer de lance d'une diplomatie au service de la liberté et de la démocratie, conformément à ses valeurs et à son histoire.
Dans ce combat, les journalistes sont les sentinelles actives de cette conscience universelle.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2007
Mille huit cent quatre vingt neuf noms griffent de leur signature ce Mémorial dressé contre les gouffres de la mort, contre le temps qui court, contre l'oubli.
A chaque nom gravé est lié un souvenir, un événement qui ressuscite.
A lire ces noms sur ces stèles, comme autant de pages du récit tragique des hommes, on se dit : De quel prix se paie la justice et la paix ! De quel prix se paie la liberté de rapporter la marche du monde !
Dans la grande roue de l'Histoire, où les hommes sont jetés contre les hommes, quelques-uns élèvent contre la barbarie des temps le mince rempart des mots. Et des images.
Ce sont à eux, hommes et femmes, que nous rendons ensemble hommage aujourd'hui.
1944. Bayeux.
Il y a sans doute toujours quelque chose d'arbitraire dans le choix d'une date et d'un lieu de commémoration.
Et pourtant, où mieux qu'à Bayeux ériger ce Mémorial ? Y a t-il meilleure date pour le départ d'une chronologie de la mémoire ?
1944. Bayeux. Et Capa. Robert Capa surtout.
Il est le seul reporter photographe dans ce matin glacé à Omaha beach où de jeunes hommes sautent de leurs barges dans l'eau et sur le sable hérissé de pièges des plages de Normandie.
Il couvre le Débarquement pour Life magazine. Il y a une certaine ironie tragique au fait qu'il photographie la mort et la bravoure pour Life.
Mais peut-être est-ce déjà une première et admirable leçon de journalisme : on ne peut illuminer l'Histoire, la raconter au plus près et au plus juste, lui donner toute sa portée explicative qu'en acceptant de se soumettre à ses nécessités et à ses accidents.
Mais quels témoignages alors ! Il faut regarder à nouveau ces tirages fautifs, qu'un bain trop hâtif a brouillé au moment de leur développement : onze tirages admirables de vérité sur ces hommes qui partent à l'assaut, en Normandie, de la citadelle nazie et de son entreprise d'asservissement totalitaire.
Vous me pardonnerez de m'attarder sur Capa, mais il traverse le siècle cet immense journaliste, ce juif hongrois qui est le nomade de l'universel, de Budapest à Berlin, de Paris aux Etats-Unis, de l'Espagne au Vietnam où l'écart d'un pas sur un chemin, pour mieux cadrer un sujet, le fait sauter sur une mine.
Comment oublier enfin cet autre admirable témoignage, sans doute son plus célèbre portrait, ce soldat républicain espagnol dont l'élan est fauché d'une balle ; dans ce corps renversé, dans ce mouvement de la vie arrêtée, c'est sans doute toute la détresse et l'atroce d'une guerre civile qui sont saisis.
C'est une deuxième leçon : le journalisme a souvent partie liée avec la liberté.
Quelques mots encore, sur une autre photographe, Lee Miller. Amante et muse de Man Ray, reporter pour Vogue, d'une saisissante beauté qu'a rêvée Cocteau, elle délaisse bientôt le Paris des surréalistes.
Armée de son Leica, elle suit jusqu'en Allemagne l'armée américaine.
Bientôt, elle ouvre les portes de la nuit des camps de concentration.
C'est la troisième leçon : le journalisme doit exprimer l'indicible.
Octobre 2006. Moscou.
Anna bien sûr. Une femme est abattue à coup de revolver dans sa cage d'escalier. Un meurtre commandité.
Portrait et photo d'une femme dans la presse hebdomadaire cette semaine.
J'en distingue une particulièrement, dans le Nouvel Observateur : il y a dans ce visage si librement exposé, si douloureusement calme, si sereinement inquiet toutes les appréhensions de l'attente et de la réflexion.
Anna Politovskaïa meurt d'avoir enquêté. Elles est assassinée d'avoir fait son métier de journaliste.
Anna Politovskaïa. Il suffit d'entendre ce nom un an après pour éprouver dans son coeur toutes les tempêtes de la colère et de l'indignation.
Cet assassinat sauvage scelle une enquête inlassable sur la brutalité du pouvoir, la violence déréglée de l'autorité, sur une région déchirée.
Nous sommes meurtris aujourd'hui de son silence.
Elle défendait une certaine idée de la justice et de la liberté.
Elle se battait pour des principes.
L'intimidation, ni les menaces, ne l'ont jamais détournée de sa volonté d'exposer les impostures, de mettre à jour les responsabilités, de dénoncer les crimes commis.
De courage, elle n'aura jamais manqué.
Elle se rendit obstinément, inlassablement dans ce Caucase qu'elle aimait. Il y a de magnifiques récits de Tolstoï, de Dumas sur le Caucase.
Ce sont d'autres récits, d'autres histoires qu'a rapportées Anna Politovskaïa de Tchétchénie.
Il existe des censures radicales ; comment faire taire une voix qu'on ne peut étouffer ? Cinq coups de feu dans la poitrine et la tête de cette femme qui parlait du destin de l'homme et de sa dignité.
C'est cette journaliste que Bernard Kouchner, au nom de la France, a choisi d'honorer, en se rendant à la rédaction de son journal, Novaïa Gazeta, lors de sa récente visite à Moscou.
C'est son nom que j'évoque à mon tour avec vous aujourd'hui en songeant à ses proches et à ses amis.
Pour ce crime, comme pour d'autres crimes qui violent les Droits de l'Homme, la justice ne sera assurée, là aussi, que par la lutte déterminée contre l'impunité. C'est le message de la France.
Octobre 2007. Rangoun.
Kenji Nagai, reporter japonais est abattu dans la rue.
Il suit pour la télévision japonaise les manifestations pacifiques conduites par les bonzes contre une junte de fer qui se maintient par la terreur et la corruption.
La Birmanie des généraux est le seul pouvoir au monde qui tient aujourd'hui dans l'isolement d'une résidence surveillée un Prix Nobel de la Paix, Aung San Suu Kyi et tire contre ceux la mêmes qui incarnent la spiritualité millénaire d'un peuple, ses moines et ses bonzes.
La répression s'est abattue sur la Birmanie.
Le premier réflexe d'une dictature est toujours de couper les sources d'information. L'arrestation de journalistes, leurs disparitions forcées, les procès simulacres, les refus de visas, l'interruption des liaisons Internet, la gamme est malheureusement étendue des mesures à la disposition des régimes qui cadenassent la liberté d'expression, empêchent l'existence de média libres et indépendants et verrouillent l'accès inconditionnel des peuples aux médias internationaux.
C'est pourquoi il faut saluer le vote à l'unanimité, le 2 octobre, à Genève, lors d'une session spéciale du Conseil des Droits de l'Homme, d'une résolution qui après avoir appelé Rangoun, en particulier, à respecter les Droits de l'Homme et les libertés fondamentales, à la libération immédiate de tous les prisonniers politiques, exige la liberté d'accès à l'information.
La France a joué un rôle décisif dans la mobilisation de la communauté internationale. C'est à notre demande qu'a été réuni le 26 septembre le Conseil de sécurité des Nations unies à New York qui pour la première fois, dans une déclaration, unanime a décidé l'envoi sans délais de l'Envoyé spécial des Nations unies à Rangoun, M. Ibrahim Gambari.
La France est bien décidée à ne pas relâcher la pression, notamment par des sanctions, sur le régime birman. Mais c'est aussi à la société civile internationale qu'il revient sans relâche d'exercer son devoir de vigilance : sans information, il n'y pas d'accès à la conscience universelle citoyenne. La France soutient cet engagement.
Il n'y a pas d'engagement cependant sans protection.
Vous savez que le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l'unanimité en décembre 2006 la résolution 1738, présentée par la France et la Grèce, et soutenue fortement par Reporters sans frontières, sur la protection des journalistes dans les conflits armés.
Je vous en rappelle les principales dispositions :
- condamnation des attaques intentionnelles contre les journalistes ;
- rappel aux Etats de leurs obligations inscrites dans le droit international ;
- demande aux Etats d'enquêter et de juger les responsables des violences commises contre les journalistes ;
- demande adressée au secrétaire général des Nations unies de traiter de la question de la protection des journalistes dans son prochain rapport sur la protection des populations civiles dans les conflits armés.
Cette résolution est un premier pas. Il faut avancer pourtant, car les chiffres pour 2007 sont un rappel dramatique de la situation sur le terrain : 75 journalistes ont été tués et 128 sont emprisonnés.
Je resterai mobilisée en faveur de l'élargissement et l'approfondissement de ces dispositions inscrites maintenant au plus haut niveau des principes qui fondent la libre circulation de l'information et l'indépendance de la presse.
En me confiant, aux côtés de Bernard Kouchner, cette haute mission de secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères et aux Droits de l'Homme, le président de la République a signifié la vocation de la France à être le fer de lance d'une diplomatie au service de la liberté et de la démocratie, conformément à ses valeurs et à son histoire.
Dans ce combat, les journalistes sont les sentinelles actives de cette conscience universelle.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2007