Texte intégral
J.-P. Elkabbach.- Vous êtes rentré à 3 heures ce matin d'un voyage éclair à Rome, après un séjour à New York, B. Kouchner, bonjour. Bonjour. Merci de vous être réveillé si tôt ce matin quand les journées sont si longues. Quand vous avez présidé le Conseil de sécurité des Nations Unies, à New York, c'est sous votre impulsion que le nigérian Ibrahim Gambari a été envoyé en Birmanie. Il est en Birmanie. Et en ce moment même, il rencontre le généralissime Than Shwe, le chef mystérieux de la junte. Est-ce qu'il a les moyens votre Gambari d'arrêter les armes des criminels ?
R.- Je l'espère ! En tout cas, c'est un de nos moyens de pression. Il faut travailler pour que cesse la répression et qu'enfin s'installe la démocratie en Birmanie. Il faut travailler au niveau des Nations Unies, nous l'avons fait, au niveau de l'Union européenne et sur le plan national. Alors, monsieur Gambari va revenir, j'espère, et il y aura une nouvelle réunion du Conseil de sécurité où, là, parce que les pays de l'ASEAN - les pays de la région, qui comptent beaucoup pour la Birmanie, les seuls qui comptent d'ailleurs, je crois - ont publié des communiqués très durs contre la junte birmane...
Q.- Mais ça n'a pas empêché la junte de conduire une répression militaire. Est-ce que vous savez combien il y a eu de morts ou combien il y a de blessés ?
R.- Hélas, on ne le sait pas. Officiellement, c'est dix morts, on pense qu'il y en a... les chiffres des organisations non gouvernementales sont de 100 à 150, il y a sûrement des centaines de blessés. Il y a en tout cas des milliers d'arrestations, des gens qui sont en prison de façon scandaleuse alors que les manifestations, je le rappelle, surtout les manifestations conduites par les bonzes, étaient des manifestations pacifiques sur lesquelles l'armée birmane a tiré.
Q.- Est-ce que ce matin, vous réclamez la libération de ces milliers de prisonniers, moines et civils...
R.- Mais bien sûr.
Q.-... au nom de la France ?
R.- S'il suffisait au nom de la France de les réclamer, je le ferais tous les jours. Nous l'avons réclamée, nous avons convoqué le chargé d'affaires, bien sûr, nous lui avons exprimé notre opinion et, surtout je crois que la pression qu'exerce et qu'exercera plus encore l'Union européenne compte. Nous parlons évidemment de sanctions. Si ça devait être immédiat, ça se verrait, c'est toujours des effets à plus long terme. Et puis, encore une fois, vous savez au Conseil de sécurité, qui était sous présidence française pendant tout le mois de septembre, on aborde théoriquement toutes les questions internationales, celles qui menacent une région, pas les questions de politique intérieure, et c'est toujours une polémique. Malgré cela, la France a réuni le Conseil de sécurité, il y a eu une déclaration à la presse, petite déclaration à la presse, après ce qui déjà est une entorse.
Q.- L'émissaire Gambari a rencontré la symbolique, la mythique Aung San Suu Kyi. D'abord, est-ce que vous savez ce qu'ils se sont dits déjà, et est-ce que la solution en Birmanie passe d'abord par la libération d'Aung San Suu Kyi et par son rôle politique ?
R.- Sûrement ! Mais Aung San Suu Kyi n'est pas seule, elle est la responsable de la Ligue démocratique qui avait déjà gagné les élections. Et pourquoi Aung San Suu Kyi a été mise en prison - en prison, elle est en résidence surveillée, mais enfin ça équivaut à une prison ? C'est parce que les généraux birmans n'ont pas voulu reconnaître la victoire très nette de la Ligue démocratique aux élections. Ils ne reconnaissent rien que leur propre pouvoir et ils sont complètement isolés, on les dirait schizophrènes.
Q.- Oui, mais aujourd'hui, est-ce qu'on peut dire que la France et l'Europe disent que s'il y a une solution politique, elle passe par elle, par la Nobel de la Paix ?
R.- Probablement !
Q.- Et par sa libération que vous demandez ?
R.- Mais bien sûr, mais enfin...
Q.-...évidemment à ces généraux ?
R.- Nous demandons sa libération depuis des années. Je vous signale qu'elle passe par elle, probablement, comme la responsable d'un parti important. Qu'on ait d'autres responsables, c'est à eux de le voir. Mais manifestement, l'opposition on ne l'écoute pas en Birmanie, on l'assassine, on l'emprisonne. C'est ça qu'il faut arrêter. Et je compte, encore une fois, beaucoup plus sur les pays de la région, l'ASEAN. Par exemple, nous avons reçu le Premier ministre vietnamien avec le Premier ministre F. Fillon, hier. Le Premier ministre vietnamien est d'accord sur l'arrêt de la répression et sur l'accès à la démocratie. C'est quand même intéressant.
Q.- Venant du Vietnam, oui !
R.- Venant du Vietnam, comme vous dites. L'Indonésie était très pugnace au Conseil de sécurité...
Q.- Il y a le Japon, la Chine, l'Inde, etc.
R.- La Chine a joué un rôle et surtout dans l'obtention du visa de monsieur Gambari, l'envoyé spécial de monsieur Bankimoon.
Q.- B. Kouchner, en 2003, vous aviez rédigé un rapport sur Total et pour Total, c'est peut-être douloureux de vous le rappeler, mais le Président de la République a demandé récemment, en attendant la chute de la junte, le gel des investissements français en Birmanie. Est-ce que vous êtes d'accord et est-ce que vous regrettez d'avoir fait autrefois ce...
R.- Ce n'est pas douloureux, ne prenez pas ce ton, ce n'est pas douloureux du tout. Moi, j'ai dit que Total n'employait pas de main d'oeuvre esclave, que ce n'était pas son genre, que c'était idiot de le penser. Et j'ai parlé du système de santé que Total mettait autour de ce fameux pipe et du gaz. Donc, bien sûr, s'il y a des sanctions qui doivent intervenir, Total n'en sera pas exonéré, c'est impossible. Total et les autres qui travaillent en Birmanie. Mais vous savez, c'est facile de proposer des sanctions, d'abord ça n'a pas d'effet immédiat en général, et puis surtout en général, aussi, lorsqu'une entreprise quittait la Birmanie, américaine en particulier, elle était aussitôt remplacée par des entreprises qui comportaient des capitaux venus de la junte elle-même et des capitaux chinois. Donc, est-ce que c'était un avantage ? Je ne sais pas. Mais, je réponds clairement, nous travaillons sur des sanctions, personne n'en sera exonéré.
Q.- Etes-vous toujours et à l'égard du Darfour, de la Birmanie, le Kouchner du droit d'ingérence ?
R.- J'ai l'impression, Monsieur, mais comme je suis la cible... enfin, j'ai l'honneur d'être la cible de mes amis socialistes, je pense qu'ils ont oublié qu'en effet sur ces deux sujets, sur le Darfour en particulier, où la situation était bloquée, quatre mois après, il intervient les soldats de la Force hybride, je l'espère, après qu'il y ait eu un massacre au Darfour, vous le savez, et ça, ce déblocage, enfin cette façon d'avoir repris en charge l'avancée du droit international et peut-être la responsabilité de protéger - c'est le nouveau nom du droit d'ingérence - nous le devons en partie à l'effort de la France.
Q.- Vous semblez croire que tout le monde vous en veut, là.
R.- Oh, je ne sais pas si vous avez remarqué la presse, mais enfin tout le monde ne me porte pas aux nues.
Q.- Et pourquoi ?
R.- Pourquoi ? Parce que j'imagine que c'est plus facile d'attaquer un ami que d'attaquer quelqu'un qu'on ne connaît pas. Ou c'est peut-être parce qu'après tout cette politique extérieure est visible beaucoup plus qu'on le croit, elle compte beaucoup plus qu'on le croit. Et alors, forcément, ce qui bouge est visible.
Q.- On verra tout à l'heure, parce qu'il y a les critiques de S. Royal dans le journal Le Monde, mais il y a des choses plus sérieuses...
R.- C'est vous qui le dites !
Q.- V. Poutine aurait l'intention de devenir premier ministre quand il aura achevé son deuxième et dernier mandat de président de la République. Votre ami Condi Rice s'inquiète de la concentration des pouvoirs au Kremlin. Et vous ?
R.- D'abord, je ne m'inquiète pas que vous disiez « mon amie Condi Rice », mais j'ai senti, là aussi, comme un rien de critique.
Q.- Quoi ? Ah ben, vous voyez...
R.- ... qu'en savez-vous ? Est-elle mon amie ?
Q.- Ben, vous vous voyez, vous vous saluez...
R.- Ah ben, heureusement qu'on se salue entre ministres des Affaires étrangères. Et puis, hier soir, j'étais avec M. d'Alema et M. Moratino. Ce sont mes amis aussi, c'était hier soir. Condi Rice a raison de souligner que le procédé est original, oui, quitter une présidence pour aller, apparemment, je n'en sais rien... On a vu une dépêche, bon, une dépêche ne fait pas le printemps. C'est ça ! Il veut devenir Premier ministre.
Q.- Il n'y a pas de contrepouvoirs en Russie.
R.- Malheureusement, il n'y en a pas assez. Malheureusement, en effet. Je suis allé à Moscou il y a quelques jours à peine, j'ai été visiter la famille d'Anna Politkovskaïa et le travail dans son journal, ça m'a beaucoup ému. La transformation est évidente pour ceux qui ont connu Moscou il y a quelques temps, il y a eu un effort considérable, une transformation de société brutale, mais l'opposition n'est pas prise suffisamment, je crois, au sérieux, tout le monde le reconnaît, et elle a beaucoup de difficultés.
Q.- Alors, on va parler d'un sujet un peu délicat, encore un - il n'y a que des sujets délicats : le Rwanda. Le Rwanda est un casse-tête qui
combine la diplomatie, le crime de guerre, le sang et la justice. Pourquoi vous voulez, B. Kouchner, réconcilier le Rwanda et la France ? A quoi cela sert-il ?
R.- Ca n'est pas un casse-tête, c'est un cas de conscience, et rien ne vous autorise à dire ce que vous avez dit. Le Rwanda est un pays où un génocide a été commis sous nos yeux, et moi j'y étais.
Q.- Un ou deux génocides ?
R.- Un génocide, monsieur Elkabbach, il n'y a pas de deux génocides. Il y a les Hutus, majoritaires, qui ont tué les Tutsis, minoritaires. J'y étais...
Q.-... 800.000 Tutsis, il faut dire, il faut préciser.
R.- Attendez, excusez-moi, il ne faut pas dire... Si vous le voulez, laissez-moi parler, soyez gentil. Il s'agit de quelque chose de grave. Qu'est-ce que j'ai voulu faire ? J'ai voulu que des malentendus cessent entre ces deux pays. Je vous rappelle qu'au pouvoir, à Kigali, ce sont les survivants de l'horreur et du génocide. Nous étions là-bas, j'étais là-bas, le génocide a été commis sous nos yeux, télévisé. Personne n'est intervenu, sauf la France et je l'approuvais. Je crois qu'il y a eu des erreurs politiques, d'analyse politique, je l'ai toujours dit. Je n'ai jamais dit et ne je dirai jamais qu'il y a eu une participation de l'armée française au moindre meurtre. Jamais je ne l'ai dit et j'y étais, je sais un peu ce dont je parle.
Q.- Mais qui est à l'origine des massacres des 800.000 Tutsis ?
R.- A l'origine des mass... Ne prenez pas ce ton, s'il vous plaît !
Q.- Non, je pose la question.
R.- Si, si, « qui est à l'origine ? », et à votre avis ? C'est une très vieille histoire qui a commencé dans les années 60. Dans les années 60, on a chassé 100.000, puis 600.000 Tutsis qui étaient l'ethnie minoritaire. Ils se sont installés à côté, dans bien des pays d'Afrique ce fut le cas. Il y a eu des massacres et déjà, en effet, il y avait des charniers. Et puis, ensuite, il y a eu dans les années 90 un retour de ces Tutsis qui étaient chassés pour revenir dans leur pays. Ils ont, en effet, été aidés par d'autres pays comme c'est souvent le cas. Et en 94, à partir du 6 avril, il y a eu le vrai génocide déclenché et préparé. Il faut savoir, il faut lire les livres, il y en a plein, il faut lire Brachmann, il faut lire Noël Copin, il faut lire...
Q.-... Jean Hatzfeld.
R.- ... lisez Hatzfeld, vous comprendrez tout. Et qu'est-ce qui s'est passé ? Le génocide était préparé, il y a eu des appels de l'évêque...
Q.-... est-ce que je peux vous poser une question ?
R.- ... attendez, attendez, attendez !
Q.- Parce qu'on a dit que c'était l'attentat, l'attentat contre le Premier ministre de l'époque.
R.- C'est une erreur. L'attentat je ne sais pas qui l'a commis, il est très possible que ce soit en effet les autorités actuelles.
Q.- Actuelles ?
R.- Non, "actuelles" on n'en sait rien. Il est très possible que ce soit ceux-là ou que ceux soient les autres. Les preuves n'abondent ni dans un sens ni dans l'autre et elles sont très discutables. Mais ça n'est pas ça, j'y étais. Pardonnez-moi, je suis un peu véhément, mais quand on a marché dans le sang et dans les têtes d'enfants, on n'admet pas que les journaux disent n'importe quoi. J'y étais, je me souviens très bien de ce qui s'est passé : des appels aux meurtres, de la façon dont se sont d'abord les démocrates qui ont été tués et qui étaient Hutus, et la Première ministre. Je le sais, j'étais avec Roméo Dallaire. Lisez Roméo Dallaire, vous verrez ce que ça veut dire, on ne pourra pas dire n'importe quoi à la fin. Alors, qu'est-ce que je fais ? J'ai envoyé - et je ne l'avais pas caché, tout ça je l'ai dit dès le début, il faut essayer de rétablir les relations avec le Rwanda - j'ai envoyé une mission diplomatique au su et au vu de tout le monde. Le reste est faribole, mensonge ou manipulation. Je n'ai jamais, jamais, influencé qui que ce soit au niveau... (...) ... attendez, permettez, c'est une accusation grave. On dirait que la diplomatie française a accepté qu'un général rwandais soit le numéro 2 de la Force hybride qui va au Darfour.
Q.- Le général Karake, oui.
R.- D'abord, ça n'est pas du tout... Il suffisait de téléphoner. Oui, pourquoi ? Parce que c'est entre l'Union africaine et l'ONU, il suffit de vérifier que les choses se sont passées. Je ne savais pas que ce général était là.
Q.- Ne vous énervez pas, B. Kouchner.
R.- Vous permettez, sur un sujet comme celui-là, je ne veux pas qu'on confonde les assassinés avec les assassins.
Q.- Non mais, la justice enquête, c'est J.-L. Bruguière qui a lancé neuf mandats d'arrêt internationaux. Se réconcilier avec les dirigeants du Rwanda, vu par les gens qui ne connaissent pas le problème aussi bien que vous...
R.- Eh bien, qu'ils connaissent avant de parler.
Q.-... et du Rwanda, est-ce que c'est pas s'asseoir sur la justice ?
R.- Non, monsieur. Nous avons... Un des points qui a été abordés dans cette mission, ce fut de dire que de toute façon la justice inter... - je connais bien J.-L. Bruguière, je lui en ai parlé, et il sait très bien ce que je pense - la justice internationale est souveraine, elle est indépendante, et nous avons dit que nous n'y pouvons rien. Ce n'est pas ça qui compte, ce serait, vous le savez, comme ça s'est passé en Afrique du Sud, qu'une commission justice et réconciliation ait lieu, qu'on parle de ces choses au lieu de les dissimuler. Je le dis clairement, il n'y a pas eu de rôle, il y a eu des erreurs politiques, des analyses politiques fausses. J'en ai parlé avec F. Mitterrand mille fois, je l'appelais du Rwanda, c'est une histoire que je connais. Pardonnez-moi d'être véhément, je n'aime pas qu'on vienne piétiner les morts. Bon, eh bien, je lui en ai parlé, les malentendus existent. Pourquoi n'essayerions-nous pas de les aplanir ? Voilà, c'est le rôle d'un ministre des Affaires étrangères.
Q.- A l'époque, c'était F. Mitterrand, avec E. Balladur, F. Léotard, D. de Villepin, directeur de cabinet d'A. Juppé, A. Juppé. Il y avait eu l'opération Turquoise...
R.- Oui, et qui a vendu l'opération Turquoise ? Moi. J'avais tellement confiance dans mon pays !
Q.- Et qu'est-ce qu'elle devait faire l'opération Turquoise ?
R.- L'opération Turquoise, elle s'est trompée au moins de site. Au lieu d'aller à Kigali comme je le croyais quand j'ai rencontré A. Juppé, et que j'aie été là-bas vendre dans la brousse - vendre, pardon pour le mot - convaincre Paul Kagame, parce que j'étais allé à l'appel de Paul Kagame faire sortir les enfants des orphelinats, et ils ne sont pas morts parce que nous l'avons fait, et l'Hôtel des Milles Collines, ça a fait un fameux film, ça s'est pas passé comme ça, c'est nous qui les avons fait sortir. Bon, tout ça, je l'ai fait à l'appel de Paul Kagame. Donc, il avait confiance en moi, un des rares Français.
Q.- Paul Kagame qui est le président actuel, que vous connaissez.
R.- Qui est le président, le général Paul Kagame.
Q.- Alors, aujourd'hui, il veut que la France reconnaisse son rôle dans la guerre du Rwanda.
R.- Qu'est-ce que vous en savez ? Il n'a jamais dit ça.
Q.- Mais, il y a du texte...
R.- Ah oui ! C'est marqué dans Le Monde ! D'accord !
Q.- Non, non, il y a des textes. Il voudrait, enfin, à moins que vous le...
R.- ... à moins que je conteste. Eh bien, oui, monsieur, je conteste.
Q.-... que vous contredisiez.
R.- Ca n'est pas ça qui a été fait.
Q.- Il ne demande pas la repentance de la France ou que la France demande pardon ?
R.- Mais il n'en a jamais été question, ce n'est pas ça qui compte. Ce qui compte c'est qu'on commence à en parler et que dans un pays qui a subi ce massacre effrayant, on considère que ceux qui ont été massacrés ne sont pas responsables de leur massacre. C'est assez simplet, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est comme ça que ça se passe. On nous dit « mais dites donc, il y a eu un complot, il y a un avion qui est tombé ». Mais est-ce qu'on sait ce que c'était la radio Milles Collines, la honte du journalisme ? Moi, j'y suis allé parler, et croyez-moi, je risquais ma vie.
Q.- Ils poussaient au crime.
R.- Pas "poussaient", qui donnaient des listes, tout ça était préparé. Est-ce que vous savez ce qu'a fait l'évêque de Kigali ?
Q.- Et les assassinats se sont faits individuellement...
R.- ... lisez le livre du prêtre rwandais...
Q.- Je les ai lus.
R.- ...Sivoma (phon)...
Q.- J'en ai lus, et Hatzfeld. Les crimes étaient faits à la machette, ils ont été faits presque... et individuellement.
R.- Vous savez quand on a vu les enfants... Excusez-moi, vous me parlez de Rwanda, alors je vous en parle. Quand on a vu une fois dans sa vie des enfants de 12 ans, Hutus, couper en rondelles à la machette leurs voisins de classe parce qu'ils sont Tutsis, l'envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec le journalise, en particulier. D'accord ?
Q.- De quoi la France est coupable, là, au Rwanda ?
R.- Mais la France est coupable d'erreurs politiques mais elle n'est pas coupable de génocide, et sûrement pas l'armée française. Je l'ai dit mille fois, je le répète mille et une fois. Mais simplement, il faut qu'on voie les choses. Il faut voir ce qui s'est passé sous nos yeux. Lisez le livre de Clinton, qui va paraître ces temps-ci, où il dit : « mon grand regret c'est que je n'ai pas voulu envoyer un contingent aux côtés des Français en 94 pour essayer d'arrêter le génocide, parce que je n'y ai pas cru, parce que je n'ai pas cru qu'il y avait ce complot contre les Tutsis ». Et après, il n'y a pas eu une seule réunion pour dire « qu'est-ce qu'on peut faire ? ». L'ONU voulait envoyer des choses, il y avait des formidables généraux, Roméo Dallaire, en particulier... enfin, un contingent de l'ONU, mais il s'est réduit à... Nous, nous avons été sauver nos Blancs, nos Blancs - les Belges et les Français ont été sauver les Blancs - et puis après, ils se sont retirés. Ce n'était pas terrible.
Q.- Vous tiendrez votre promesse, B. Kouchner, d'aller bientôt à Kigali ?
R.- Mais quand ça viendra, quand ça sera temps, quand ça servira à quelque chose. Je ne suis pas un fou, d'abord ni du voyage, ni de la poussée diplomatique.
Q.- Vous en avez parlé avec...
R.- ... si on ne se réconcilie pas avec un pays massacré, alors qu'on a compté dans cette histoire et que nous n'avons pas été les responsables du massacre, alors qu'est-ce qu'on fait en politique ?
Q.- Vous en aviez parlé avec le président de la République ?
R.- Mais lequel ?
Q.- De Sarkozy. Il est d'accord ?
R.- Mais bien sûr !
Q.- Il est d'accord avec ce que vous dites ?
R.- J'en ai parlé par le président F. Mitterrand, c'était beaucoup plus important à l'époque, parce que c'est lui qui avait fait cette erreur. Il disait : « c'est la guerre des serfs contre les seigneurs ». Je ne crois pas que ce soit une bonne analyse. C'était la guerre de la France contre la Belgique, la guerre contre l'Angleterre, la guerre contre l'influence au Congo, enfin République Démocratique du Congo, la guerre contre les Américains, tout ça était mélangé, extraordinairement confondu. En réalité, un génocide s'est déroulé sous nos yeux, télévisés, nous n'avons rien fait. Voilà ce qui me fait encore hurler de rage.
Q.- Et la blessure demeure.
R.- La blessure des 800.000. Lisez les livres des survivants !
Q.- Oui, oui.
R.- Vous verrez qu'ils n'ont pas le sentiment qu'on a tort d'aller à Kigali.
Q.- B. Kouchner, l'Iran. N. Sarkozy estime, et il l'a dit aux Nations Unies, qu'il y a une solution entre la soumission et la guerre. Est-ce que vous vous êtes de ceux qui comme M. Albright, messieurs Scowcroft, H. Védrine en France, recommandent entre les Etats- Unis et l'Iran un dialogue complet direct et sans condition ?
R.- Oui, mais je crois qu'il faudrait commencer, nous les Européens, par le faire. C'est-à-dire que pendant que nous travaillons des sanctions, je vous rappelle qu'à l'initiative de la France qui n'est pas alignée sur les Etats-Unis, contrairement à ce que racontent un certain nombre de gens emportés par leur foi politique, c'est à l'appel de la France que les Six ont maintenu leur unité, c'est-à-dire non seulement l'Angleterre, l'Allemagne, la France, mais les Etats-Unis, la Chine et la Russie et qu'un comité commun, c'est-à-dire que nous continuons à essayer d'empêcher l'armement atomique, en tout cas d'être au plus près du problème iranien.
Q.- Il serait intéressant...
R.- ... attendez, il faudrait donc que maintenant, ce que nous travaillons, ce qui doit être fait, pendant que le dialogue continue, continue, continue, et je m'acharne à le dire, et il faut continuer le dialogue européen, nous travaillions sur des sanctions pour être pris au sérieux. Est-ce la bonne solution ? C'est une partie de la solution. Est-ce qu'un jour il faudra aller plus loin, comme ceux que vous venez de citer le disent ? C'est possible.
Q.- Est-ce que le choix c'est toujours ou la bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran ?
R.- Mais non, ça c'est un mot pour dire que c'est très dangereux. Rien n'est plus dangereux que la situation en Iran. Rien n'est plus dangereux dans ce... au milieu, alors que l'Irak est à côté, où les Iraniens règnent en maîtres.
Q.- Il y a la Syrie, le Liban, il y a tout, et le Proche-Orient qu'il ne faut pas oublier.
R.- Tout ça fait un endroit terriblement, terriblement dangereux, le plus dangereux du monde. Si en plus s'y ajoute le problème de la bombe iranienne, je crois que c'est très difficile. Alors, voilà, il faut absolument que la paix s'installe. Moi, je n'ai pas appelé à la guerre, j'ai appelé à la paix. J'ai dit : « le pire ce serait la guerre », comme souvent, n'est-ce pas, le pire ce serait la guerre. On vient d'en parler, il y a deux guerres dont on vient de parler. Bon, voilà, donc il faut absolument qu'on se ressaisisse. Et puis il faut aussi que les Iraniens veuillent bien parler, il faut aussi que les Iraniens considèrent qu'après tout, respecter le droit international ce serait pas mal. Il faut aussi que les Iraniens arrêtent, comme on l'a demandé, d'enrichir l'uranium, car tout ce qu'ils font incite les experts à penser qu'ils se dirigent, possiblement, vers la bombe atomique et pas le nucléaire civil auquel ils ont absolument droit. Et on leur a fait des propositions en 2006 - l'Europe, car c'est l'Europe qui a amené les Américains dans cette affaire, c'est pas le contraire - on leur a fait des propositions formidables qui allaient de l'agriculture au commerce, qui étaient des propositions d'entente commerciale amicale et ils ont refusé.
Q.- Allez, ma dernière question parce qu'on pourrait parler longtemps de tous les problème en cours, et je ne veux pas vous...
R.- ... pardonnez-moi de m'être un tout petit peu, comment dirais-je, passionné, mais cette histoire du Rwanda me reste dans la gorge. Je n'en n'ai pas parlé pendant huit ans, tellement je ne pouvais pas en parler parce que je recueillais soit l'indifférence, soit les sarcasmes, n'est-ce pas. Alors, ça m'émeut, voilà.
Q.- Mais j'ai compris ! Dans Le Monde d'aujourd'hui, qu'est-ce qu'on lit ? Une descente en flamme par S. Royal d'une diplomatique qu'elle juge « incohérente, faible, pas écoutée, d'ailleurs inaudible ». Et elle écrit : « la succession de revirements, de bourdes de N. Sarkozy inspire de l'inquiétude et fait douter de la crédibilité de la parole de la France ». Vous, vous êtes partout, vous n'êtes même pas cité, ou à peine.
R.- Ah ben, ça c'est pas gentil...
Q.-... comme si vous n'existiez pas. Alors, il n'y a pas de diplomatie ?
R.- C'est à peu près ce qu'elle voulait dire. Je crois qu'elle se trompe, il y a une diplomatie française et si elle fait un peu le tour des places, comme on dit, européennes - mais ça c'est boursier - non, de l'ensemble des diplomaties, je pense qu'elle ne recueillera pas le même son de cloche. Enfin, ne nous laissons pas emporter par notre foi politique.
Q.- Vous dites ça à qui ? A elle ?
R.- Je le dis très amicalement à elle, je crois qu'elle se trompe. Il y a au contraire un retour de la France, un retour de la France en Europe. Je crois comprendre que depuis que le Traité simplifié a été accepté grâce à la France, l'Europe est repartie, par exemple, n'est-ce pas. Je crois comprendre qu'au Darfour, ce que souhaitait la gauche, à juste titre, nous sommes en train - enfin la communauté internationale - d'intervenir. Je crois comprendre qu'au Liban et au Moyen-Orient, il y a des choses qui se passent dans lesquels la France se trouve en bonne position.
Q.- Merci. Cet après-midi, une première pour vous, ministre des Affaires étrangères, à l'Assemblée nationale, les « Questions d'actualité ».Vous êtes blindé, là ?
R.- Assez, oui ! Enfin, on n'est pas à l'abri des surprises, vous savez.
Q.- Bonne journée.
Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 2 octobre 2007
R.- Je l'espère ! En tout cas, c'est un de nos moyens de pression. Il faut travailler pour que cesse la répression et qu'enfin s'installe la démocratie en Birmanie. Il faut travailler au niveau des Nations Unies, nous l'avons fait, au niveau de l'Union européenne et sur le plan national. Alors, monsieur Gambari va revenir, j'espère, et il y aura une nouvelle réunion du Conseil de sécurité où, là, parce que les pays de l'ASEAN - les pays de la région, qui comptent beaucoup pour la Birmanie, les seuls qui comptent d'ailleurs, je crois - ont publié des communiqués très durs contre la junte birmane...
Q.- Mais ça n'a pas empêché la junte de conduire une répression militaire. Est-ce que vous savez combien il y a eu de morts ou combien il y a de blessés ?
R.- Hélas, on ne le sait pas. Officiellement, c'est dix morts, on pense qu'il y en a... les chiffres des organisations non gouvernementales sont de 100 à 150, il y a sûrement des centaines de blessés. Il y a en tout cas des milliers d'arrestations, des gens qui sont en prison de façon scandaleuse alors que les manifestations, je le rappelle, surtout les manifestations conduites par les bonzes, étaient des manifestations pacifiques sur lesquelles l'armée birmane a tiré.
Q.- Est-ce que ce matin, vous réclamez la libération de ces milliers de prisonniers, moines et civils...
R.- Mais bien sûr.
Q.-... au nom de la France ?
R.- S'il suffisait au nom de la France de les réclamer, je le ferais tous les jours. Nous l'avons réclamée, nous avons convoqué le chargé d'affaires, bien sûr, nous lui avons exprimé notre opinion et, surtout je crois que la pression qu'exerce et qu'exercera plus encore l'Union européenne compte. Nous parlons évidemment de sanctions. Si ça devait être immédiat, ça se verrait, c'est toujours des effets à plus long terme. Et puis, encore une fois, vous savez au Conseil de sécurité, qui était sous présidence française pendant tout le mois de septembre, on aborde théoriquement toutes les questions internationales, celles qui menacent une région, pas les questions de politique intérieure, et c'est toujours une polémique. Malgré cela, la France a réuni le Conseil de sécurité, il y a eu une déclaration à la presse, petite déclaration à la presse, après ce qui déjà est une entorse.
Q.- L'émissaire Gambari a rencontré la symbolique, la mythique Aung San Suu Kyi. D'abord, est-ce que vous savez ce qu'ils se sont dits déjà, et est-ce que la solution en Birmanie passe d'abord par la libération d'Aung San Suu Kyi et par son rôle politique ?
R.- Sûrement ! Mais Aung San Suu Kyi n'est pas seule, elle est la responsable de la Ligue démocratique qui avait déjà gagné les élections. Et pourquoi Aung San Suu Kyi a été mise en prison - en prison, elle est en résidence surveillée, mais enfin ça équivaut à une prison ? C'est parce que les généraux birmans n'ont pas voulu reconnaître la victoire très nette de la Ligue démocratique aux élections. Ils ne reconnaissent rien que leur propre pouvoir et ils sont complètement isolés, on les dirait schizophrènes.
Q.- Oui, mais aujourd'hui, est-ce qu'on peut dire que la France et l'Europe disent que s'il y a une solution politique, elle passe par elle, par la Nobel de la Paix ?
R.- Probablement !
Q.- Et par sa libération que vous demandez ?
R.- Mais bien sûr, mais enfin...
Q.-...évidemment à ces généraux ?
R.- Nous demandons sa libération depuis des années. Je vous signale qu'elle passe par elle, probablement, comme la responsable d'un parti important. Qu'on ait d'autres responsables, c'est à eux de le voir. Mais manifestement, l'opposition on ne l'écoute pas en Birmanie, on l'assassine, on l'emprisonne. C'est ça qu'il faut arrêter. Et je compte, encore une fois, beaucoup plus sur les pays de la région, l'ASEAN. Par exemple, nous avons reçu le Premier ministre vietnamien avec le Premier ministre F. Fillon, hier. Le Premier ministre vietnamien est d'accord sur l'arrêt de la répression et sur l'accès à la démocratie. C'est quand même intéressant.
Q.- Venant du Vietnam, oui !
R.- Venant du Vietnam, comme vous dites. L'Indonésie était très pugnace au Conseil de sécurité...
Q.- Il y a le Japon, la Chine, l'Inde, etc.
R.- La Chine a joué un rôle et surtout dans l'obtention du visa de monsieur Gambari, l'envoyé spécial de monsieur Bankimoon.
Q.- B. Kouchner, en 2003, vous aviez rédigé un rapport sur Total et pour Total, c'est peut-être douloureux de vous le rappeler, mais le Président de la République a demandé récemment, en attendant la chute de la junte, le gel des investissements français en Birmanie. Est-ce que vous êtes d'accord et est-ce que vous regrettez d'avoir fait autrefois ce...
R.- Ce n'est pas douloureux, ne prenez pas ce ton, ce n'est pas douloureux du tout. Moi, j'ai dit que Total n'employait pas de main d'oeuvre esclave, que ce n'était pas son genre, que c'était idiot de le penser. Et j'ai parlé du système de santé que Total mettait autour de ce fameux pipe et du gaz. Donc, bien sûr, s'il y a des sanctions qui doivent intervenir, Total n'en sera pas exonéré, c'est impossible. Total et les autres qui travaillent en Birmanie. Mais vous savez, c'est facile de proposer des sanctions, d'abord ça n'a pas d'effet immédiat en général, et puis surtout en général, aussi, lorsqu'une entreprise quittait la Birmanie, américaine en particulier, elle était aussitôt remplacée par des entreprises qui comportaient des capitaux venus de la junte elle-même et des capitaux chinois. Donc, est-ce que c'était un avantage ? Je ne sais pas. Mais, je réponds clairement, nous travaillons sur des sanctions, personne n'en sera exonéré.
Q.- Etes-vous toujours et à l'égard du Darfour, de la Birmanie, le Kouchner du droit d'ingérence ?
R.- J'ai l'impression, Monsieur, mais comme je suis la cible... enfin, j'ai l'honneur d'être la cible de mes amis socialistes, je pense qu'ils ont oublié qu'en effet sur ces deux sujets, sur le Darfour en particulier, où la situation était bloquée, quatre mois après, il intervient les soldats de la Force hybride, je l'espère, après qu'il y ait eu un massacre au Darfour, vous le savez, et ça, ce déblocage, enfin cette façon d'avoir repris en charge l'avancée du droit international et peut-être la responsabilité de protéger - c'est le nouveau nom du droit d'ingérence - nous le devons en partie à l'effort de la France.
Q.- Vous semblez croire que tout le monde vous en veut, là.
R.- Oh, je ne sais pas si vous avez remarqué la presse, mais enfin tout le monde ne me porte pas aux nues.
Q.- Et pourquoi ?
R.- Pourquoi ? Parce que j'imagine que c'est plus facile d'attaquer un ami que d'attaquer quelqu'un qu'on ne connaît pas. Ou c'est peut-être parce qu'après tout cette politique extérieure est visible beaucoup plus qu'on le croit, elle compte beaucoup plus qu'on le croit. Et alors, forcément, ce qui bouge est visible.
Q.- On verra tout à l'heure, parce qu'il y a les critiques de S. Royal dans le journal Le Monde, mais il y a des choses plus sérieuses...
R.- C'est vous qui le dites !
Q.- V. Poutine aurait l'intention de devenir premier ministre quand il aura achevé son deuxième et dernier mandat de président de la République. Votre ami Condi Rice s'inquiète de la concentration des pouvoirs au Kremlin. Et vous ?
R.- D'abord, je ne m'inquiète pas que vous disiez « mon amie Condi Rice », mais j'ai senti, là aussi, comme un rien de critique.
Q.- Quoi ? Ah ben, vous voyez...
R.- ... qu'en savez-vous ? Est-elle mon amie ?
Q.- Ben, vous vous voyez, vous vous saluez...
R.- Ah ben, heureusement qu'on se salue entre ministres des Affaires étrangères. Et puis, hier soir, j'étais avec M. d'Alema et M. Moratino. Ce sont mes amis aussi, c'était hier soir. Condi Rice a raison de souligner que le procédé est original, oui, quitter une présidence pour aller, apparemment, je n'en sais rien... On a vu une dépêche, bon, une dépêche ne fait pas le printemps. C'est ça ! Il veut devenir Premier ministre.
Q.- Il n'y a pas de contrepouvoirs en Russie.
R.- Malheureusement, il n'y en a pas assez. Malheureusement, en effet. Je suis allé à Moscou il y a quelques jours à peine, j'ai été visiter la famille d'Anna Politkovskaïa et le travail dans son journal, ça m'a beaucoup ému. La transformation est évidente pour ceux qui ont connu Moscou il y a quelques temps, il y a eu un effort considérable, une transformation de société brutale, mais l'opposition n'est pas prise suffisamment, je crois, au sérieux, tout le monde le reconnaît, et elle a beaucoup de difficultés.
Q.- Alors, on va parler d'un sujet un peu délicat, encore un - il n'y a que des sujets délicats : le Rwanda. Le Rwanda est un casse-tête qui
combine la diplomatie, le crime de guerre, le sang et la justice. Pourquoi vous voulez, B. Kouchner, réconcilier le Rwanda et la France ? A quoi cela sert-il ?
R.- Ca n'est pas un casse-tête, c'est un cas de conscience, et rien ne vous autorise à dire ce que vous avez dit. Le Rwanda est un pays où un génocide a été commis sous nos yeux, et moi j'y étais.
Q.- Un ou deux génocides ?
R.- Un génocide, monsieur Elkabbach, il n'y a pas de deux génocides. Il y a les Hutus, majoritaires, qui ont tué les Tutsis, minoritaires. J'y étais...
Q.-... 800.000 Tutsis, il faut dire, il faut préciser.
R.- Attendez, excusez-moi, il ne faut pas dire... Si vous le voulez, laissez-moi parler, soyez gentil. Il s'agit de quelque chose de grave. Qu'est-ce que j'ai voulu faire ? J'ai voulu que des malentendus cessent entre ces deux pays. Je vous rappelle qu'au pouvoir, à Kigali, ce sont les survivants de l'horreur et du génocide. Nous étions là-bas, j'étais là-bas, le génocide a été commis sous nos yeux, télévisé. Personne n'est intervenu, sauf la France et je l'approuvais. Je crois qu'il y a eu des erreurs politiques, d'analyse politique, je l'ai toujours dit. Je n'ai jamais dit et ne je dirai jamais qu'il y a eu une participation de l'armée française au moindre meurtre. Jamais je ne l'ai dit et j'y étais, je sais un peu ce dont je parle.
Q.- Mais qui est à l'origine des massacres des 800.000 Tutsis ?
R.- A l'origine des mass... Ne prenez pas ce ton, s'il vous plaît !
Q.- Non, je pose la question.
R.- Si, si, « qui est à l'origine ? », et à votre avis ? C'est une très vieille histoire qui a commencé dans les années 60. Dans les années 60, on a chassé 100.000, puis 600.000 Tutsis qui étaient l'ethnie minoritaire. Ils se sont installés à côté, dans bien des pays d'Afrique ce fut le cas. Il y a eu des massacres et déjà, en effet, il y avait des charniers. Et puis, ensuite, il y a eu dans les années 90 un retour de ces Tutsis qui étaient chassés pour revenir dans leur pays. Ils ont, en effet, été aidés par d'autres pays comme c'est souvent le cas. Et en 94, à partir du 6 avril, il y a eu le vrai génocide déclenché et préparé. Il faut savoir, il faut lire les livres, il y en a plein, il faut lire Brachmann, il faut lire Noël Copin, il faut lire...
Q.-... Jean Hatzfeld.
R.- ... lisez Hatzfeld, vous comprendrez tout. Et qu'est-ce qui s'est passé ? Le génocide était préparé, il y a eu des appels de l'évêque...
Q.-... est-ce que je peux vous poser une question ?
R.- ... attendez, attendez, attendez !
Q.- Parce qu'on a dit que c'était l'attentat, l'attentat contre le Premier ministre de l'époque.
R.- C'est une erreur. L'attentat je ne sais pas qui l'a commis, il est très possible que ce soit en effet les autorités actuelles.
Q.- Actuelles ?
R.- Non, "actuelles" on n'en sait rien. Il est très possible que ce soit ceux-là ou que ceux soient les autres. Les preuves n'abondent ni dans un sens ni dans l'autre et elles sont très discutables. Mais ça n'est pas ça, j'y étais. Pardonnez-moi, je suis un peu véhément, mais quand on a marché dans le sang et dans les têtes d'enfants, on n'admet pas que les journaux disent n'importe quoi. J'y étais, je me souviens très bien de ce qui s'est passé : des appels aux meurtres, de la façon dont se sont d'abord les démocrates qui ont été tués et qui étaient Hutus, et la Première ministre. Je le sais, j'étais avec Roméo Dallaire. Lisez Roméo Dallaire, vous verrez ce que ça veut dire, on ne pourra pas dire n'importe quoi à la fin. Alors, qu'est-ce que je fais ? J'ai envoyé - et je ne l'avais pas caché, tout ça je l'ai dit dès le début, il faut essayer de rétablir les relations avec le Rwanda - j'ai envoyé une mission diplomatique au su et au vu de tout le monde. Le reste est faribole, mensonge ou manipulation. Je n'ai jamais, jamais, influencé qui que ce soit au niveau... (...) ... attendez, permettez, c'est une accusation grave. On dirait que la diplomatie française a accepté qu'un général rwandais soit le numéro 2 de la Force hybride qui va au Darfour.
Q.- Le général Karake, oui.
R.- D'abord, ça n'est pas du tout... Il suffisait de téléphoner. Oui, pourquoi ? Parce que c'est entre l'Union africaine et l'ONU, il suffit de vérifier que les choses se sont passées. Je ne savais pas que ce général était là.
Q.- Ne vous énervez pas, B. Kouchner.
R.- Vous permettez, sur un sujet comme celui-là, je ne veux pas qu'on confonde les assassinés avec les assassins.
Q.- Non mais, la justice enquête, c'est J.-L. Bruguière qui a lancé neuf mandats d'arrêt internationaux. Se réconcilier avec les dirigeants du Rwanda, vu par les gens qui ne connaissent pas le problème aussi bien que vous...
R.- Eh bien, qu'ils connaissent avant de parler.
Q.-... et du Rwanda, est-ce que c'est pas s'asseoir sur la justice ?
R.- Non, monsieur. Nous avons... Un des points qui a été abordés dans cette mission, ce fut de dire que de toute façon la justice inter... - je connais bien J.-L. Bruguière, je lui en ai parlé, et il sait très bien ce que je pense - la justice internationale est souveraine, elle est indépendante, et nous avons dit que nous n'y pouvons rien. Ce n'est pas ça qui compte, ce serait, vous le savez, comme ça s'est passé en Afrique du Sud, qu'une commission justice et réconciliation ait lieu, qu'on parle de ces choses au lieu de les dissimuler. Je le dis clairement, il n'y a pas eu de rôle, il y a eu des erreurs politiques, des analyses politiques fausses. J'en ai parlé avec F. Mitterrand mille fois, je l'appelais du Rwanda, c'est une histoire que je connais. Pardonnez-moi d'être véhément, je n'aime pas qu'on vienne piétiner les morts. Bon, eh bien, je lui en ai parlé, les malentendus existent. Pourquoi n'essayerions-nous pas de les aplanir ? Voilà, c'est le rôle d'un ministre des Affaires étrangères.
Q.- A l'époque, c'était F. Mitterrand, avec E. Balladur, F. Léotard, D. de Villepin, directeur de cabinet d'A. Juppé, A. Juppé. Il y avait eu l'opération Turquoise...
R.- Oui, et qui a vendu l'opération Turquoise ? Moi. J'avais tellement confiance dans mon pays !
Q.- Et qu'est-ce qu'elle devait faire l'opération Turquoise ?
R.- L'opération Turquoise, elle s'est trompée au moins de site. Au lieu d'aller à Kigali comme je le croyais quand j'ai rencontré A. Juppé, et que j'aie été là-bas vendre dans la brousse - vendre, pardon pour le mot - convaincre Paul Kagame, parce que j'étais allé à l'appel de Paul Kagame faire sortir les enfants des orphelinats, et ils ne sont pas morts parce que nous l'avons fait, et l'Hôtel des Milles Collines, ça a fait un fameux film, ça s'est pas passé comme ça, c'est nous qui les avons fait sortir. Bon, tout ça, je l'ai fait à l'appel de Paul Kagame. Donc, il avait confiance en moi, un des rares Français.
Q.- Paul Kagame qui est le président actuel, que vous connaissez.
R.- Qui est le président, le général Paul Kagame.
Q.- Alors, aujourd'hui, il veut que la France reconnaisse son rôle dans la guerre du Rwanda.
R.- Qu'est-ce que vous en savez ? Il n'a jamais dit ça.
Q.- Mais, il y a du texte...
R.- Ah oui ! C'est marqué dans Le Monde ! D'accord !
Q.- Non, non, il y a des textes. Il voudrait, enfin, à moins que vous le...
R.- ... à moins que je conteste. Eh bien, oui, monsieur, je conteste.
Q.-... que vous contredisiez.
R.- Ca n'est pas ça qui a été fait.
Q.- Il ne demande pas la repentance de la France ou que la France demande pardon ?
R.- Mais il n'en a jamais été question, ce n'est pas ça qui compte. Ce qui compte c'est qu'on commence à en parler et que dans un pays qui a subi ce massacre effrayant, on considère que ceux qui ont été massacrés ne sont pas responsables de leur massacre. C'est assez simplet, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est comme ça que ça se passe. On nous dit « mais dites donc, il y a eu un complot, il y a un avion qui est tombé ». Mais est-ce qu'on sait ce que c'était la radio Milles Collines, la honte du journalisme ? Moi, j'y suis allé parler, et croyez-moi, je risquais ma vie.
Q.- Ils poussaient au crime.
R.- Pas "poussaient", qui donnaient des listes, tout ça était préparé. Est-ce que vous savez ce qu'a fait l'évêque de Kigali ?
Q.- Et les assassinats se sont faits individuellement...
R.- ... lisez le livre du prêtre rwandais...
Q.- Je les ai lus.
R.- ...Sivoma (phon)...
Q.- J'en ai lus, et Hatzfeld. Les crimes étaient faits à la machette, ils ont été faits presque... et individuellement.
R.- Vous savez quand on a vu les enfants... Excusez-moi, vous me parlez de Rwanda, alors je vous en parle. Quand on a vu une fois dans sa vie des enfants de 12 ans, Hutus, couper en rondelles à la machette leurs voisins de classe parce qu'ils sont Tutsis, l'envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec le journalise, en particulier. D'accord ?
Q.- De quoi la France est coupable, là, au Rwanda ?
R.- Mais la France est coupable d'erreurs politiques mais elle n'est pas coupable de génocide, et sûrement pas l'armée française. Je l'ai dit mille fois, je le répète mille et une fois. Mais simplement, il faut qu'on voie les choses. Il faut voir ce qui s'est passé sous nos yeux. Lisez le livre de Clinton, qui va paraître ces temps-ci, où il dit : « mon grand regret c'est que je n'ai pas voulu envoyer un contingent aux côtés des Français en 94 pour essayer d'arrêter le génocide, parce que je n'y ai pas cru, parce que je n'ai pas cru qu'il y avait ce complot contre les Tutsis ». Et après, il n'y a pas eu une seule réunion pour dire « qu'est-ce qu'on peut faire ? ». L'ONU voulait envoyer des choses, il y avait des formidables généraux, Roméo Dallaire, en particulier... enfin, un contingent de l'ONU, mais il s'est réduit à... Nous, nous avons été sauver nos Blancs, nos Blancs - les Belges et les Français ont été sauver les Blancs - et puis après, ils se sont retirés. Ce n'était pas terrible.
Q.- Vous tiendrez votre promesse, B. Kouchner, d'aller bientôt à Kigali ?
R.- Mais quand ça viendra, quand ça sera temps, quand ça servira à quelque chose. Je ne suis pas un fou, d'abord ni du voyage, ni de la poussée diplomatique.
Q.- Vous en avez parlé avec...
R.- ... si on ne se réconcilie pas avec un pays massacré, alors qu'on a compté dans cette histoire et que nous n'avons pas été les responsables du massacre, alors qu'est-ce qu'on fait en politique ?
Q.- Vous en aviez parlé avec le président de la République ?
R.- Mais lequel ?
Q.- De Sarkozy. Il est d'accord ?
R.- Mais bien sûr !
Q.- Il est d'accord avec ce que vous dites ?
R.- J'en ai parlé par le président F. Mitterrand, c'était beaucoup plus important à l'époque, parce que c'est lui qui avait fait cette erreur. Il disait : « c'est la guerre des serfs contre les seigneurs ». Je ne crois pas que ce soit une bonne analyse. C'était la guerre de la France contre la Belgique, la guerre contre l'Angleterre, la guerre contre l'influence au Congo, enfin République Démocratique du Congo, la guerre contre les Américains, tout ça était mélangé, extraordinairement confondu. En réalité, un génocide s'est déroulé sous nos yeux, télévisés, nous n'avons rien fait. Voilà ce qui me fait encore hurler de rage.
Q.- Et la blessure demeure.
R.- La blessure des 800.000. Lisez les livres des survivants !
Q.- Oui, oui.
R.- Vous verrez qu'ils n'ont pas le sentiment qu'on a tort d'aller à Kigali.
Q.- B. Kouchner, l'Iran. N. Sarkozy estime, et il l'a dit aux Nations Unies, qu'il y a une solution entre la soumission et la guerre. Est-ce que vous vous êtes de ceux qui comme M. Albright, messieurs Scowcroft, H. Védrine en France, recommandent entre les Etats- Unis et l'Iran un dialogue complet direct et sans condition ?
R.- Oui, mais je crois qu'il faudrait commencer, nous les Européens, par le faire. C'est-à-dire que pendant que nous travaillons des sanctions, je vous rappelle qu'à l'initiative de la France qui n'est pas alignée sur les Etats-Unis, contrairement à ce que racontent un certain nombre de gens emportés par leur foi politique, c'est à l'appel de la France que les Six ont maintenu leur unité, c'est-à-dire non seulement l'Angleterre, l'Allemagne, la France, mais les Etats-Unis, la Chine et la Russie et qu'un comité commun, c'est-à-dire que nous continuons à essayer d'empêcher l'armement atomique, en tout cas d'être au plus près du problème iranien.
Q.- Il serait intéressant...
R.- ... attendez, il faudrait donc que maintenant, ce que nous travaillons, ce qui doit être fait, pendant que le dialogue continue, continue, continue, et je m'acharne à le dire, et il faut continuer le dialogue européen, nous travaillions sur des sanctions pour être pris au sérieux. Est-ce la bonne solution ? C'est une partie de la solution. Est-ce qu'un jour il faudra aller plus loin, comme ceux que vous venez de citer le disent ? C'est possible.
Q.- Est-ce que le choix c'est toujours ou la bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran ?
R.- Mais non, ça c'est un mot pour dire que c'est très dangereux. Rien n'est plus dangereux que la situation en Iran. Rien n'est plus dangereux dans ce... au milieu, alors que l'Irak est à côté, où les Iraniens règnent en maîtres.
Q.- Il y a la Syrie, le Liban, il y a tout, et le Proche-Orient qu'il ne faut pas oublier.
R.- Tout ça fait un endroit terriblement, terriblement dangereux, le plus dangereux du monde. Si en plus s'y ajoute le problème de la bombe iranienne, je crois que c'est très difficile. Alors, voilà, il faut absolument que la paix s'installe. Moi, je n'ai pas appelé à la guerre, j'ai appelé à la paix. J'ai dit : « le pire ce serait la guerre », comme souvent, n'est-ce pas, le pire ce serait la guerre. On vient d'en parler, il y a deux guerres dont on vient de parler. Bon, voilà, donc il faut absolument qu'on se ressaisisse. Et puis il faut aussi que les Iraniens veuillent bien parler, il faut aussi que les Iraniens considèrent qu'après tout, respecter le droit international ce serait pas mal. Il faut aussi que les Iraniens arrêtent, comme on l'a demandé, d'enrichir l'uranium, car tout ce qu'ils font incite les experts à penser qu'ils se dirigent, possiblement, vers la bombe atomique et pas le nucléaire civil auquel ils ont absolument droit. Et on leur a fait des propositions en 2006 - l'Europe, car c'est l'Europe qui a amené les Américains dans cette affaire, c'est pas le contraire - on leur a fait des propositions formidables qui allaient de l'agriculture au commerce, qui étaient des propositions d'entente commerciale amicale et ils ont refusé.
Q.- Allez, ma dernière question parce qu'on pourrait parler longtemps de tous les problème en cours, et je ne veux pas vous...
R.- ... pardonnez-moi de m'être un tout petit peu, comment dirais-je, passionné, mais cette histoire du Rwanda me reste dans la gorge. Je n'en n'ai pas parlé pendant huit ans, tellement je ne pouvais pas en parler parce que je recueillais soit l'indifférence, soit les sarcasmes, n'est-ce pas. Alors, ça m'émeut, voilà.
Q.- Mais j'ai compris ! Dans Le Monde d'aujourd'hui, qu'est-ce qu'on lit ? Une descente en flamme par S. Royal d'une diplomatique qu'elle juge « incohérente, faible, pas écoutée, d'ailleurs inaudible ». Et elle écrit : « la succession de revirements, de bourdes de N. Sarkozy inspire de l'inquiétude et fait douter de la crédibilité de la parole de la France ». Vous, vous êtes partout, vous n'êtes même pas cité, ou à peine.
R.- Ah ben, ça c'est pas gentil...
Q.-... comme si vous n'existiez pas. Alors, il n'y a pas de diplomatie ?
R.- C'est à peu près ce qu'elle voulait dire. Je crois qu'elle se trompe, il y a une diplomatie française et si elle fait un peu le tour des places, comme on dit, européennes - mais ça c'est boursier - non, de l'ensemble des diplomaties, je pense qu'elle ne recueillera pas le même son de cloche. Enfin, ne nous laissons pas emporter par notre foi politique.
Q.- Vous dites ça à qui ? A elle ?
R.- Je le dis très amicalement à elle, je crois qu'elle se trompe. Il y a au contraire un retour de la France, un retour de la France en Europe. Je crois comprendre que depuis que le Traité simplifié a été accepté grâce à la France, l'Europe est repartie, par exemple, n'est-ce pas. Je crois comprendre qu'au Darfour, ce que souhaitait la gauche, à juste titre, nous sommes en train - enfin la communauté internationale - d'intervenir. Je crois comprendre qu'au Liban et au Moyen-Orient, il y a des choses qui se passent dans lesquels la France se trouve en bonne position.
Q.- Merci. Cet après-midi, une première pour vous, ministre des Affaires étrangères, à l'Assemblée nationale, les « Questions d'actualité ».Vous êtes blindé, là ?
R.- Assez, oui ! Enfin, on n'est pas à l'abri des surprises, vous savez.
Q.- Bonne journée.
Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 2 octobre 2007