Déclaration de MM. Alain Juppé, Premier ministre, et Charles Millon, ministre de la défense, sur l'avenir de la politique de défense sur le plan stratégique, technologique et financier, à l'Assemblée nationale le 20 mars 1996.

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Circonstance : Déclaration du gouvernement sur la politique de défense à l'Assemblée nationale le 20 mars 1996

Texte intégral

Déclaration de M. Alain Juppé.
"La Défense est la raison d'être de l'État, il n'y peut manquer sans se détruire lui-même". Je souhaite que cette phrase du général De Gaulle prononcée en juin 1952 à Bayeux serve d'exergue à notre débat, comme elle a inspiré l'action du président de la République et du Gouvernement depuis son entrée en fonctions.
La réforme de notre politique de Défense et l'organisation d'une large consultation sur l'avenir du service national figuraient parmi les priorités que je vous ai présentées, et que vous avez approuvées, dans mon discours de politique générale du 23 mai 1995. La décision prise le 13 juin suivant par le président de la République d'assurer la pérennité de notre force de dissuasion grâce à une ultime campagne d'essais nucléaires, en dépit d'un contexte international difficile, fut une autre indication de notre détermination à préparer la Défense de demain. Les orientations proposées aujourd'hui portent la marque de la même volonté.
Je me réjouis de ce débat en profondeur sur l'avenir de notre politique de Défense. Je m'y étais engagé, ce sujet essentiel étant resté trop longtemps réservé à quelques spécialistes. Le livre blanc de 1994 et la loi de programmation ont ouvert la voie. Il faut maintenant aller plus loin.
La réforme, dont les grandes lignes ont été exposées à la nation par le président de la République, après huit mois de préparation intense, aura une portée historique. C'est pourquoi il est indispensable que la représentation nationale en débatte dans toutes ses dimensions.
Au moment où, avec l'appui d'une large majorité dépassant les clivages de parti, nous engageons nos armées dans la voie d'une professionnalisation complète, il est en effet essentiel de garantir à ce nouveau système de Défense une légitimité nationale et un soutien populaire durables.
Votre assemblée jouera à cet égard un rôle essentiel. L'information communiquée à vos commissions et le débat budgétaire vous ont permis de suivre le cheminement de la réforme. Le débat d'aujourd'hui, l'organisation, dès les prochaines semaines, d'une consultation nationale sur l'avenir du service, puis la discussion des projets de loi sur la programmation militaire et sur la révision du service national, tels sont les rendez-vous que le Gouvernement propose au Parlement.
Les enjeux sont considérables pour la nation. Parce qu'il s'agit d'assurer sa protection contre toute menace d'agression extérieure et tout péril intérieur. Parce que ses armées doivent être adaptées aux conflits qu'il faudra prévenir et maîtriser dans un environnement international profondément différent de celui pour lequel elles ont été façonnées il y a plus de trente ans. Parce que la Défense nouvelle sera toujours assurée par des hommes et des femmes de France qui accepteront d'y consacrer une part de leur vie, si nécessaire jusqu'au sacrifice suprême, et qu'elle doit rester l'affaire de tous les Français.
C'est en adaptant nos forces armées aux réalités de demain que la reconnaissance de leur utilité et le lien avec la nation seront les mieux garantis.
Sur le plan stratégique, l'analyse développée dans le livre blanc de 1994 reste, pour l'essentiel, valable. Les menaces d'agression extérieure se sont considérablement éloignées de nos frontières et la première ligne de notre Défense se trouve à une distance du territoire national sans précédent dans notre histoire. L'image de la nation en armes pour la Défense de son sol ne correspond plus aux besoins actuels. Sur le territoire lui-même, le premier enjeu est celui de la sécurité publique face aux fléaux du terrorisme ou des trafics à grande échelle comme celui des stupéfiants. Sécurité intérieure et Défense militaire doivent donc y trouver un nouvel équilibre, étant entendu que les moyens de Défense seront toujours à la disposition des pouvoirs publics pour les secours aux populations ou en cas de crise grave.
Sur le plan technologique, la complexité croissante des systèmes d'armes modernes requiert des personnels de plus en plus expérimentés, capables d'en exploiter toutes les possibilités.
Sur le plan financier, un équilibre doit être trouvé entre la nécessité de ne pas baisser la garde et la maîtrise de nos finances publiques. Le mot d'ordre lancé par le président de la République est clair : une Défense plus efficace, mais moins coûteuse. Pour reprendre l'expression employée par le chef de l'État, le 23 février, devant les représentants des armées, "les crédits consacrés à la Défense doivent être limités à un niveau raisonnable pour lui permettre de porter son effort sur les secteurs où l'urgence l'impose".
Les études réalisées montrent qu'une armée professionnelle, avec un format sensiblement réduit, sera finalement plus économique et plus efficace que l'actuel système mixte fondé sur la conscription.
Pour autant, nul ne doit sous-estimer l'importance de l'effort financier que le pays continuera à consacrer à sa Défense. Avec 185 milliards de francs, la France se maintiendra dans le peloton de tête des puissances européennes. La diminution relative des crédits du titre V impose une rationalisation de notre politique d'équipement. Mais, avec 86 milliards de francs pour un format en diminution, ces ressources assureront à nos armées et à notre industrie les moyens de leur modernisation.
Un tel effort répond également à un souci de cohérence avec les grands enjeux internationaux.
La Défense de la France ne saurait être conçue comme un repli sur soi, aujourd'hui moins que jamais. Elle s'inscrit dans une perspective européenne et internationale. La France est une puissance à la fois continentale et maritime, tournée historiquement vers le centre et l'est de notre continent, mais aussi vers la Méditerranée et l'Afrique.
Membre de l'Alliance atlantique et de l'Union de l'Europe occidentale, engagée à la pointe de la construction européenne, la France ne cesse de développer des relations bilatérales fortes avec la plupart de ses voisins, au premier rang desquels l'Allemagne, avec laquelle, dans le respect des choix de chacun, nous entendons ouvrir de nouvelles perspectives.
Membre permanent du conseil de sécurité et puissance nucléaire, la France a des responsabilités à assumer dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale, ainsi que des engagements de solidarité, en Afrique et au Moyen-Orient.
Depuis le début de la Ve République, ces données ont inspiré une politique alliant la préservation de l'autonomie stratégique et le respect des solidarités. Le défi à venir sera de donner à notre politique de Défense sa pleine dimension européenne.
La planification à long terme qui vous sera exposée par le ministre de la Défense s'attache, bien sûr, à préserver ou à développer les atouts propres à la France.
Il s'agit d'abord de notre force de dissuasion, dont le niveau de posture sera certes réduit, car nous devons tirer parti du répit observé dans les menaces, mais dont deux composantes seront renouvelées.
Une priorité est ensuite accordée au renseignement, car il constitue un instrument essentiel d'efficacité de notre stratégie.
Enfin, la constitution de forces capables d'être projetées rapidement, avec un commandement rompu à la coopération interalliée, représente l'axe majeur de la réforme de nos armées. Nous avons là des lacunes à combler, les années passées l'ont montré, mais aussi une tradition et une expérience particulières.
Toutes les grandes fonctions autour desquelles s'ordonneront à l'avenir nos forces armées - la prévention, la projection, la protection, la dissuasion - revêtiront, à un titre ou à un autre, une dimension européenne.
Notre force de dissuasion, par exemple, constitue ainsi un atout essentiel, non seulement pour notre pays, mais également pour nos partenaires européens, car nos intérêts vitaux seront de moins en moins dissociables. Nous l'avons affirmé récemment avec la Grande-Bretagne. La décision de retirer le Hadès montre que ce principe s'applique également à la relation franco-allemande et elle a bien été perçue comme telle.
Quant au développement des moyens de renseignement, on connaît l'importance de notre coopération avec l'Italie, l'Espagne et maintenant l'Allemagne.
Même pour la Défense du continent européen, nous devrons être capables, plus que par le passé, de porter rapidement nos forces à distance. C'est pourquoi je tiens à rassurer ceux qui redouteraient je ne sais quelle dérive "expéditionnaire".
Européen également, l'avenir de notre industrie de Défense. L'offre aussi bien que la demande d'équipements doivent être de plus en plus organisées à une échelle européenne. Cela prendra certes du temps, mais il s'agit d'une question centrale pour le statut de l'Europe. L'action du Gouvernement vise à donner à des groupes français restructurés et renforcés les moyens de contribuer efficacement à ce volet de l'Europe de la Défense.
Européenne enfin, notre vision de l'Alliance atlantique. Il n'y a là aucune contradiction. Depuis la conclusion du traité sur l'Union européenne, depuis la déclaration des chefs d'État et de Gouvernement de l'Alliance atlantique en janvier 1994, depuis les orientations énoncées par le président de la République en 1995, nous ne cessons de l'affirmer : le développement des capacités politiques et militaires des Européens et le renforcement du pilier européen de l'OTAN sont les deux faces d'une même politique. La déclaration des pays de l'UEO, annexée au traité de Maastricht, le proclame d'ailleurs clairement, la Défense européenne ne se construira pas en dehors de l'Alliance, ni à plus forte raison contre elle. Dans le même temps, bien entendu, nous souhaitons que les Européens commencent à se concerter au sein de l'Union sur ce que devrait être une approche commune d'une politique de Défense européenne.
La politique définie par le président de la République s'inscrit dans le droit fil de ces principes. Les gestes accomplis par la France le 5 décembre dernier au Conseil atlantique ont pour but de nous permettre de participer à une véritable rénovation de l'Alliance. La configuration nouvelle qui résultera de la réforme des organes politiques et militaires de l'Alliance fixera pour de longues années l'équation de la sécurité européenne. Nous n'assignons aucune limite a priori à notre engagement futur dans l'Alliance rénovée ; tout dépendra de la réalité des adaptations qui seront décidées et du degré de responsabilité que les Européens pourront y exercer, dans l'esprit du nouveau partenariat transatlantique que le président de la République appelle de ses voeux.
Nos alliés comprennent de mieux en mieux notre démarche et chacun reconnaît aujourd'hui que l'OTAN doit s'adapter à la nouvelle donne stratégique, en particulier à l'affirmation de l'identité européenne.
Caricaturer nos projets en agitant le spectre d'une armée de mercenaires aux ordres d'une Amérique lointaine et cynique, c'est faire injure aux officiers, sous-officiers et soldats français engagés aujourd'hui en France et sur de nombreux théâtres pour la Défense du pays et de la paix. C'est faire peu de cas de l'attachement et de la reconnaissance de nos partenaires européens à l'égard d'une alliance transatlantique qui a assuré la sécurité collective pendant des décennies et dont notre pays est lui-même membre fondateur. C'est méconnaître l'inspiration de la réforme voulue par le président de la République.
Celle-ci est d'une grande ampleur. Comme l'indique le rapport d'orientation déposé par le ministre de la Défense, le Gouvernement a retenu une approche globale, qui harmonise doctrine, effectifs, équipements et démarche industrielle. Trois principes nous guideront. Premièrement, priorité sera donnée aux hommes et aux problèmes que pose la gestion des personnels de la Défense, particulièrement dans les six ans à venir ; deuxièmement, la mise en oeuvre de la réforme sera progressive et il y aura un important dispositif d'accompagnement économique et social ; troisièmement, le débat sur l'avenir du service national devra toucher chaque citoyen et sera éclairé par des consultations organisées au niveau national.
Donner la priorité aux hommes, cela signifie que la réforme se joue avant tout dans notre capacité à mobiliser les hommes et les femmes qui choisissent de se consacrer à notre Défense. Le recrutement, la formation, la gestion des carrières, l'amélioration des conditions de vie des engagés seront à l'évidence les clefs de la réussite. Il en sera de même de notre aptitude à gérer, avec le souci des hommes et de leur compétence, les réductions d'effectifs qui toucheront les cadres de la Défense et qui s'effectueront, conformément à l'engagement du chef de l'État, sans loi de dégagement.
La réforme doit s'appliquer progressivement : le président de la République l'a affirmé avec force et le Gouvernement s'y attachera. Les restructurations nécessaires seront conduites avec fermeté, sous l'autorité du ministre de la Défense, mais elles seront étalées dans le temps et surtout feront l'objet d'une concertation sans précédent à tous les niveaux. La nomination auprès du ministre de la Défense d'un délégué interministériel aux restructurations vise à garantir la cohérence de ces actions. J' assurerai personnellement la présidence du comité interministériel qui se réunira sur ces sujets et j'en rendrai compte régulièrement au chef de l'État.
Troisième principe : un débat national pour une question d'intérêt national. La professionnalisation de nos armées recueille l'adhésion d'une large partie de l'opinion et des formations politiques. La planification du nouveau modèle d'armée et le projet de loi de programmation qui sera déposé sur le bureau des Assemblées en mai prochain en tirent les conclusions et organisent la transition d'un modèle à un autre. Mais le débat sur l'avenir du service national lui-même reste ouvert. Le service militaire sous sa forme actuel étant appelé à disparaître progressivement, y a-t-il encore place pour un service obligatoire ou faut-il évoluer vers un service volontaire ? Sur cette question, qui touche à l'idée même que la nation se fait de la citoyenneté, le président de la République a souhaité que s'engage un débat associant l'ensemble des forces vives du pays. La commune étant le premier lieu d'expression de notre démocratie locale en même temps que le cadre naturel du recensement des conscrits, j'ai écrit à chacun des maires de notre pays pour leur demander d'en organiser un. Chaque maire, comme chaque parlementaire, disposera d'un dossier préparé par le ministre de la Défense, lequel recueillera les résultats de ces discussions, avec le concours actif des préfets, dans le courant du mois de mai.
Parallèlement, j'ai saisi les Présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat pour que le Parlement prenne en charge les consultations indispensables au niveau national. La représentation nationale sera le lieu du débat en même temps qu'elle facilitera l'audition des responsables civils, militaires, religieux ou associatifs susceptibles d'éclairer nos décisions.
Si le Gouvernement pouvait disposer d'un rapport du Parlement avant la fin mai, il serait en mesure de préparer un projet de loi sur l'avenir du service national en même temps que serait débattue la future loi de programmation militaire. La représentation nationale disposerait alors d'une vision d'ensemble de la réforme. Mais comme le Gouvernement a pris soin que le contenu de la loi de programmation ne dépende pas de la formule qui sera retenue pour l'avenir du service national, il est ouvert au souhait de la Conférence des présidents de disposer d'un délai plus important pour mener à bien cette consultation. Dans ce cas, le projet de loi sur l'avenir du service national vous serait soumis à l'automne.
En tirant toutes les conclusions des profonds changements survenus ces dernières années dans notre environnement international comme dans notre société, le président de la République a entrepris une véritable refonte de notre politique de Défense et de nos forces armées. C'est une tâche à la mesure des défis de l'avenir, des responsabilités du pays et des attentes de nos concitoyens. Le débat qui s'ouvre aujourd'hui au sein de votre assemblée sera, j'en suis sûr, à la hauteur de l'enjeu. Il éclairera le Gouvernement dans les choix importants qui ne sont pas encore arrêtés, qu'il s'agisse de l'avenir du service national ou du contenu final du projet de loi de programmation. Vos débats donneront le ton des discussions qui vont s'engager partout dans le pays. Ils seront suivis également avec intérêt hors de France, tant il est vrai qu'aujourd'hui encore, on attend beaucoup de la France et des Français, ce peuple que le général De Gaulle disait "fait pour l'exemple, l'entreprise et le combat", et dont il rappelait que "le génie se reflète fidèlement au miroir de son armée".
(source http://www.archives.premier-ministre.gouv.fr, le 15 mai 2002)