Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur la nécessité d'une nouvelle diplomatie dans un contexte international de globalisation, Paris le 11 mars 2008.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conférence de Bernard Kouchner à l'Académie diplomatique internationale le 11 mars 2008 à Paris

Texte intégral

Je suis très heureux d'être devant vous, non pas pour répondre au nom d'une nouvelle diplomatie, mais pour considérer le nouveau monde.
Je vous dirais très simplement que si j'ai pu participer d'un mouvement de ce nouveau monde, c'était avant d'être ministre.
Devenant ministre des Affaires étrangères de la France, on devient beaucoup plus conforme et même parfois conformiste. Je suis très heureux que vous vous aperceviez, maintenant, de la nécessité d'une nouvelle diplomatie. Nous allons en parler, ce n'est pas une affaire facile.
D'abord, je voudrais dire très généralement que nous avons l'habitude de nous lamenter sur l'état du monde. J'ai vu que Madeleine Albright disait : "je suis une spécialiste de l'observation de la vie internationale et je n'avais jamais vu tant de difficultés". Ce n'est pas vrai : il n'y a pas plus de difficultés maintenant, il y a plus de communication.
Il y a beaucoup plus d'intérêt pour les problèmes et il y a un mouvement du monde qui s'appelle la globalisation. Mais il n'y a pas plus de problèmes, il y a peu de mémoire.
Il y a vingt ans, l'Amérique latine était un continent de dictatures. Ce n'est plus tout à fait vrai maintenant. Je sais qu'il y a un certain nombre de contestations autour de M. Chavez, on peut en parler.
Il y a presque 35 ans, puisque c'était l'époque où nous avons fondé "Médecins Sans Frontières" - c'était en 1971 - dans les années 1970 et 1980, il y avait beaucoup plus de conflits et de guerres qu'il n'y en a à présent. Personne ne s'y intéressait, personne n'en tenait compte, ou très peu de gens.
Il était normal de se considérer dans un monde difficile, dangereux, en guerre. Maintenant, il y en a beaucoup moins. Je ne dis pas que ces conflits n'ont pas d'importance ; ils sont peut-être même beaucoup plus difficiles à comprendre ; ils sont plus difficiles à apaiser peut-être. Il y a le retour du nationalisme, un retour de la violence. Mais il y en a d'autres qui avancent. Madeleine Albright devrait considérer qu'il y a sans doute aussi une attention plus grande pour un monde en développement qui n'existait pas. On ne parlait sans doute pas autant de bonne gouvernance s'agissant des pays en développement. C'est difficile de parler de bonne gouvernance en général. Bien sûr, il y a des tas de problèmes de mauvaise gouvernance, chez nous aussi. Peut-être moins, certes, pas les mêmes peut-être, mais il y a des problèmes partout parce qu'il y a un monde nouveau.
Ce qui le caractérise, c'est la concurrence. C'est le fait que l'économie de marché, comme l'on dit, qui était censée régler tous les problèmes, ne les règlent pas tous. Elle les accentue, elle les exacerbe. Mais finalement, une direction est donnée, une direction très importante qui fait que nous sommes en concurrence avec des personnes qui sont payées moins cher, qui ont autant d'invention, autant d'énergie, autant de force de travail et qui sont concurrents avec les pays développés.
Cela, c'est la globalisation. Et la grande difficulté, c'est d'accepter cela nous-mêmes. La grande difficulté, c'est d'accepter ce nouveau monde alors que pour les pays en mouvement, pour les pays en marche, pour ceux qui font des efforts terribles pour parvenir à élever ce fameux niveau de vie dont nous nous plaignons ici et qui, c'est vrai, n'est plus le même qu'avant, qui en effet accentue les difficultés des uns et des autres dans les pays développés, le monde en développement qui ne se plaint pas, il est tout au contraire extrêmement dynamique.
Le vrai problème est d'expliquer cela aux gens riches. Allez leur expliquer que la richesse est très mal répartie dans nos pays, entre ceux qui gagnent beaucoup d'argent, de plus en plus d'argent et les personnes qui sont dans une difficulté quotidienne et qui pensaient vivre dans des pays où l'avenir était assuré, ce qui n'est plus très vrai. Il faut leur faire comprendre que nous avons encore beaucoup d'avenir et finalement, beaucoup de chance lorsque nous considérons notre façon de vivre par rapport à ceux qui aspirent au minimum, qui aspirent à cette manière de vivre.
Cela, c'est très difficile. Je prendrais un exemple avant de m'arrêter car je souhaite dialoguer et je pense que c'est ce que vous souhaitez également.
Prenons le vrai marqueur, ou l'un des vrais marqueurs, du changement du monde : la santé publique.
Nous qui considérions que dans ce pays béni qui s'appelle la France, il était normal, avec une petite carte verte, de rentrer dans n'importe quel hôpital, sur tout le territoire français, pour être accepté aux urgences, pour y être soigné sans rien payer. Dans la presque totalité du monde, il n'était même pas question d'avoir un hôpital. Cela a changé, c'est en train de changer. Evidemment, lorsque nous demandons aux Français de payer un peu plus pour leur santé, ils ne sont pas contents et ils disent que c'est une régression, je les comprends.
La difficulté est d'expliquer le changement du monde. Je sais que ce n'est plus tout à fait "rond", que c'est "plat". Je sais, c'est très difficile mais c'est cela qu'il faut faire. Nous avons fait des progrès immenses, globalisés. Nous devons une compréhension plus globale mais pas parfaite de la santé publique du monde. Ce sont des progrès considérables. Mais bien sûr, ils ont nécessité des sacrifices de notre part, de la part des pays riches évidemment. Et ce sont des progrès imparfaits. Nos sacrifices furent également imparfaits. Mais quand même, quelle différence !
Vous savez, je me souviens, c'était en 1997 - ce n'est pas loin, onze années -, lorsque à Abidjan, avec le président Jacques Chirac, nous avons décidé, nous les Français - j'en suis très fier, je fus ministre de la Santé à l'époque -, que nous allions prendre en charge les malades qui n'étaient pas nos malades mais qui étaient malgré tout des malades.
Nous en étions finalement comptables, aussi. Bien sûr, c'était le sida. Bien sûr c'est contagieux, bien sûr c'était l'un des dangers publics, si j'ose dire, en termes, de santé publique. C'était un problème majeur et c'était un problème pour la sécurité nationale de tous mais d'abord des pauvres.
Et maintenant, voyez-vous, il est devenu presque normal, non pas de consacrer assez d'argent, mais il est devenu presque évident, que nous, les riches, malgré nos difficultés, malgré le chômage, mais en tenant compte de ce que l'on appelle la vie chère, nous assurions, l'ensemble de la santé globale du monde.
Nous avons pris le sida en charge, c'est vrai. Pouvons-nous prendre en charge tout le reste des maladies qui sont au moins aussi importantes, je ne le sais pas, je ne crois pas ?
Voilà un exemple de la globalisation. Il est très mauvais, on peut en trouver d'autres. On peut penser que le terrorisme est un exemple de globalisation, qu'il présente des dangers. C'est exact, c'est complètement vrai !
Aujourd'hui, je viens de passer sept heures avec Sergueï Lavrov. Je l'aime beaucoup mais c'est un autre monde.
Nous avons parlé de drogue, mais il n'y a pas que cela. Il y a 15 ans, à peine un peu plus, que la représentation-même du communisme international s'est effondrée. 15 ans, ce n'est rien !
Alors, d'accord, ce n'est pas assez, c'est imparfait, c'est vrai. Mais, quand même, quelle rapidité, quel progrès, quel changement !
Il y a à peine 20 ans, il y avait en Afrique, un grand continent à l'abandon. Maintenant, ce n'est plus vrai, ils ont 6 % de croissance et nous, combien en avons-nous ? 1,5, 1,6 % en France.
Un dernier exemple, c'est l'exemple magique car tout le monde demande plus d'Europe. Tout le monde, le monde entier. Bien sûr, les pays en développement. Et encore, ce sont eux qui en demandent le moins. Mais le modèle est là. L'Union africaine, déjà, se manifeste entre l'Afrique du Sud et la Libye, par deux modèles complètement différents, centralisés ou non. Le modèle quel est-il ? C'est l'Europe.
Nos amis américains, que demandent-ils ? Ils disent que c'est l'Europe qui doit proposer un nouveau plan dans un nouveau monde.
C'est très bien, merci beaucoup, ils sont très demandeurs mais ce n'est pas si facile car nous nous heurtons aux même obstacles. La globalisation des espérances, c'est bien. Mais accepter de faire des sacrifices pour les autres, considérer que cela ne va pas se poursuivre de la même façon, accepter l'idée, très répandue, très dangereuse que nous sommes les perdants, nous les pays riches, particulièrement les pays européens, et la France également, apporte un regard pessimiste sur la globalisation. Nous portons un regard extrêmement sombre sur la globalisation et c'est cela qui les choque.
Il nous faut leur prouver que ce n'est pas facile en ce moment. Cela prendra encore cinq ou dix ans, on ne sait pas, pour que les réformes réussissent pour que nous puissions dégager une énergie suffisante pour agir. Il nous faut reprendre notre marche en avant !
En attendant, le reste du monde marche mieux qu'avant. Bien sûr que nous parlerons des crises. Bien sûr que le terrorisme existe et qu'il progresse, d'une certaine manière. Bien sûr que pour l'Afghanistan rien n'est réglé.
C'est vrai qu'avoir vu M. Ahmadinejad à Bagdad, entouré de 145.000 soldats américains, c'est quand même assez surprenant, n'est-ce pas ?
Il y a là quelque chose qui fonctionne mal dans les visions du monde.
En tout cas, et je voudrais en terminer, la démocratie d'il y a 20 ou 30 ans était un rêve. Un rêve difficile à caresser, à concevoir même. C'est devenu la règle imparfaite, la démocratie, une règle imparfaite mais une règle quand même ! Il n'y a plus d'autres modèles et au contraire, l'on se demande si un peu de rigueur, un peu de brutalité, un peu moins de considération pour les opinions publiques, pour la société civile, pour les ONG, ce ne serait pas plus facile. Eh bien, non, il faut tenir compte de l'opinion de chacun. C'était inimaginable il y a 20 ou 30 ans. Je ne suis donc pas vraiment pessimiste.
Comme vous, je pense qu'il faut établir une nouvelle diplomatie. Mais pour cela, le grand obstacle, c'est soi-même, le grand obstacle, la difficulté, c'est d'accepter que les autres existent, pas comme nous certes, différemment de nous. Et je vous assure que sept heures passées avec M. Lavrov m'ont fait réaliser que nous ne sommes en effet pas complètement pareils, c'est certain Mais, nous ne sommes pas non plus identiques aux pays arabes, nous sommes différents de l'Afrique, nous sommes différents de l'Asie, nous ne sommes pas pareils.
Accepter l'autre, ce serait cela la nouvelle discipline qui formerait une nouvelle diplomatie et nous ne serions pas toujours certains d'avoir raison. Vous savez, la nouvelle diplomatie - je l'expérimente tous les jours, pour moi aussi contre moi-même - c'est de considérer que l'on n'a pas toujours raison. C'est se demander si, après tout, les autres n'auraient pas, de temps en temps, un peu raison aussi, au moins avec nous.
Je vous remercie.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 mars 2008