Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF et député européen, à Europe 1 le 27 février 2001, sur la nécessité pour la France d'aider les éleveurs alors que l'Europe refuse une compensation financière, le refus de ratifier le traité de Nice, la campagne des élections municipale et la crainte de la banalisation du cannabis.

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Circonstance : Signature du Traité de Nice sur les institutions européennes, Nice le 26 février 2001

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach C'est donc ça votre Europe ?
- "Si vous faites allusion à ce qui s'est passé sur l'agriculture hier soir et cette nuit, c'est exactement le contraire. Mon Europe est une Europe qui marcherait différemment. L'agriculture française aujourd'hui a besoin de solidarité et d'aides. Nul ne soupçonne la profondeur de la crise. On ne voit pas ce que peut donner l'accumulation de la vache folle et de la fièvre aphteuse si, hélas, l'épidémie se propageait. Elle a besoin de solidarité et elle a besoin d'une réflexion au long court, parce qu'on voit bien que cette politique agricole-là, y compris la politique agricole commune, ne peut pas aller. Cela a amené l'agriculture, malgré les efforts considérables qu'elle a faits, dans une impasse."
Vous faites partie des Européens de conviction. Les Quinze viennent de refuser une compensation financière pour les éleveurs. Ils n'entendent apparemment pas leur cri et leur désespoir. Quand ça va mal, il ne faut pas compter sur cette Europe-là ?
- "Il faut donner son véritable nom à ce que vous appelez Europe. Ce que vous appelez Europe, ce sont les gouvernements des Etats-membres, les Quinze comme ont dit. L'Europe, en tant que telle, un lieu où se construirait une décision commune avec le contrôle de peuples, n'existe pas. Ce qu'on a décidé à Nice, à mes yeux en faisant une erreur dramatique, c'est qu'elle n'existerait pas. On fait ce qu'on appelle de l'intergouvernemental. On s'assied autour de la table, comme à l'Onu, et les gouvernements discutent entre eux à perte de vue sans arriver à se mettre d'accord et en ne voyant que des intérêts nationaux."
Le rêve de F. Bayrou, c'est donc une Europe fédérale avec un gouvernement, avec des élus, des responsables ?
- "Avec des responsables élus : vous avez prononcé le mot. Aujourd'hui, pourquoi le Gouvernement français va-t-il être obligé d'entendre les agriculteurs tant bien que mal ? Tout simplement parce qu'il est élu et donc, il a une pression. Les citoyens se font entendre et demandent quelque chose. Tant qu'on aura à Bruxelles une construction comme celle qu'on vient de décider à Nice, dans laquelle les responsables n'auront comme interlocuteurs que des gouvernements qui défendent chacun leurs intérêts nationaux, cela ne marchera pas. Cela ne marche pas, et pourtant on a le plus grand besoin de l'Europe pour faire l'équilibre avec les Etats-Unis par exemple."
Cette nuit, c'est un manque d'Europe selon vous ?
- "C'est la preuve par neuf, ou hélas la preuve par zéro, que cette Europe-là ne marche pas et qu'il faut songer, penser, vouloir, en construire une autre."
C'est pour plus tard : c'est pour la campagne électorale législative ou présidentielle ?
- "Oui."
La Commission de Bruxelles estime avoir déjà donné beaucoup d'argent aux agriculteurs - et elle n'a peut-être pas tort - mais elle refuse de payer sur sa cagnotte.
- "Disons la vérité de façon très simple - tout le monde la connaît - : la Commission européenne n'a pas les fonds nécessaires pour ajouter des politiques nouvelles aux politiques qu'elle conduit déjà. Tant qu'il n'y aura pas les moyens - on revient toujours à cette idée - de construire une véritable Europe, cela ne marchera pas."
Il faut être dans le concret : la Commission autorise les aides nationales. La France va renationaliser une partie de la politique agricole. Est-ce que vous donnez raison à L. Jospin s'il le fait ?
- "Oui. Non seulement je lui donne raison mais je l'appelle, comme beaucoup de responsables français, à faire face à ses responsabilités, aux responsabilités qui sont celles de la France face aux éleveurs français. Je n'ai d'ailleurs aucun doute : si la crise se propage, il y aura dans quelques semaines d'autres décisions européennes. Mais il faudra donner à l'Europe les moyens qu'elle n'a pas."
On peut s'attendre après cela à ce qu'il y ait des tensions sur les finances publiques. Où Bercy va trouver l'argent ? Parce qu'il y a des demandes pour la fonction publique, pour les 35 heures ...
- "Vous avez raison, surtout que la réforme de l'Etat n'est pas faite comme elle devrait être faite. Disons qu'en ce moment, par chance, il y a la croissance. Ce n'est pas aujourd'hui un problème de rentrées."
Sur ce plan-là, il n'y a pas de problème. Vous soutiendriez tous les efforts de L. Jospin, J. Glavany et L. Fabius si sans délai ils se mettaient à aider les agriculteurs ?
- "Je vous ai dit "oui.""
Mais est-ce que vous croyez que les Français sont prêts à un nouvel effort pour un secteur agricole frappé par de nouvelles crises, mais qui représentent 3,5 % des actifs en France, de moins en moins ?
- "Ce n'est pas une raison, parce qu'ils sont de moins en moins nombreux, pour leur accorder de moins en moins d'attention. L'agriculture en France est un des piliers de la communauté nationale que nous formons ensemble. D'autre part, vous savez bien que c'est la condition indispensable pour qu'il y ait un certain équilibre dans les paysages et dans l'alimentation. Pitié ! Arrêtons de mettre les agriculteurs en accusation."
Absolument, surtout qu'ils souffrent et qu'ils sont en pleine détresse. Mais il faut faire évoluer l'agriculture. Il y aura par exemple un prochain rendez-vous d'évaluation de la politique agricole commune en 2003. Vous pensez qu'il faut faire évoluer les choses et réformer la Pac ?
- "A mon avis, de fond en comble."
Le traité de Nice a été signé hier. Dans un mois, le Parlement aura ou non à le ratifier. Est-ce que vous demanderez à l'UDF de ratifier le traité de Nice ?
- "Je n'ai pas de doute que le traité de Nice sera ratifié parce que l'alliance du PS et du RPR - les deux pôles de la cohabitation - suffit largement à ratifier le traité de Nice. Mais à mes yeux, c'est un mauvais traité qui ne corrige aucune des difficultés de l'Europe, qui au contraire les aggrave, les pousse dans le sens que l'on disait : une Europe impuissante et opaque. Impuissante parce qu'on vient de le voir cette nuit, elle ne peut pas prendre de décisions. Opaque parce que les citoyens n'y comprennent rien. Ce n'est pas cette Europe que nous voulons et c'est pourquoi j'ai dit que pour ma part, - après nous aurons un débat entre nous - je n'approuverai pas le traité de Nice."
Vous êtes député à Strasbourg.
- "Nous voterons au Parlement européen. Je n'approuverai pas le traité de Nice."
Au passage, on entend aussi le silence du Parlement européen sur la situation agricole en Europe. Vos amis de Strasbourg se taisent !
- "Non, ils ne se taisent pas mais ils n'ont pas le pouvoir."
Les municipales : on prétend que M. Douste-Blazy, UDF, est en difficulté à Toulouse. Il ne vous demande d'aller le soutenir ?
- "J'irai s'il me le demandait."
Il ne l'a pas encore fait. A Paris, P. Séguin n'est pas à la fête. Est-ce que vous lui recommandez, comme M. Alliot-Marie, l'union de toute la droite au deuxième tour, ce qu'il refuse ?
- "Je pense qu'il y a des moments dans la vie où il faut faire preuve de solidarité active. Et je pense qu'il y a des moments où il faut arrêter de se critiquer les uns et les autres. Je suis dans cet état d'esprit. Il y a des chefs de file, je leur fais confiance et j'essaie de les aider du mieux que je peux."
Je vous cite deux phrases de P. Séguin, vous me dites si vous les comprenez. Il a dit hier : "Si nous devons perdre, nous perdrons dans des conditions qui permettent de rebondir à Paris et non pas de souffrir un opprobre qui pourrait durer des décennies." Vous le comprenez ?
- "Pour moi, l'heure n'est pas à préparer les défaites, elle est à se battre. Je n'ai pas d'autres lignes de conduite et je n'aurai pas d'autres commentaires que ceux-là."
Est-ce qu'on peut se battre quand on entend - vous me direz si vous comprenez et si les électeurs peuvent comprendre à Paris - : "Je suis comme je suis, je plais ou je déplais, j'ai un bilan politique et même si demain ma vie politique devait s'interrompre, je laisse un certain nombre de lois."
- "Ce n'était pas la préférence qu'il exprimait."
C'est-à-dire qu'il reste ou qu'il part ?
- "Je suis dans un état d'esprit où j'appelle au rassemblement et à la combativité et non à aucune autre attitude."
Même quand vous n'y croyez pas ?
- "A aucune autre attitude."
Je pourrais même vous demander comment vous pouvez soutenir pour Paris, une ville à 60 % pro-européenne dans toutes les consultations électorales, l'homme qui a combattu l'Europe et Maastricht.
- "P. Séguin s'est exprimé sur ce sujet avec souvent beaucoup d'arguments. Je ne vous suivrai pas sur ce terrain-là"
Est-ce que le nouveau ministre de la santé B. Kouchner a bien commencé ?
- "Vous faites allusion à ses déclarations sur la drogue ? Ce sont des déclarations qui me mettent en colère. Ce ne sont pas les siennes, ce sont celles du Gouvernement dans son ensemble. Dire devant tous les micros et dans tous les médias que la drogue c'est moins dangereux que la cigarette, c'est vraiment une présentation..."
Il n'a pas dit cela.
- "Il a dit que le cannabis était moins dangereux que le tabac."
Il a dit qu'une partie de jeunes en consomment en France et que d'autres en consomment à l'étranger sans qu'il y ait des mesures répressives. Le cannabis est moins dangereux que l'alcool et que le tabac . Il tue moins.
- "Je voudrai dire des choses simples : est-ce qu'il est moins dangereux pour les poumons ou pour la tête - je veux dire pour l'affectivité et l'équilibre des enfants ? Je ne mets pas sur le même plan le danger pour les poumons et le danger pour l'équilibre des jeunes. Il y a des millions de parents et des millions d'éducateurs, d'enseignants, qui se battent tous les jours en ayant le sentiment d'être de plus en plus seuls pour faire reculer la drogue. Je voudrais que le Gouvernement soit avec eux et non pas contre eux. Et lorsqu'un enfant ou un jeune qui est dans cette période d'hésitation entend le ministre dire que c'est moins dangereux que la cigarette, c'est quelque chose qui pousse à tomber du côté de la consommation. Il faudrait qu'un Gouvernement soit dans le camp de ceux qui se battent contre la drogue."
Il ne faut pas déformer ce qu'il a dit. Dans Libération, il a bien expliqué que l'opinion n'est pas prête pour une dépénalisation du cannabis.
- "Quand on dit l'opinion n'est pas prête, à votre avis, on prépare quoi ?"
Vous pensez que c'est une manière lente de préparer la banalisation du cannabis ?
- "Et vous ? La banalisation et le caractère anodin des choses. Pour moi, la drogue n'est pas anodin. Je rêve d'une société dans laquelle tous les responsables transformateurs se battraient ensemble contre ce qui à mes yeux est un fléau qui ne sert pas l'équilibre de jeunes et des adultes plus tard."
Ce matin, on ne vous offre ni cannabis, ni cigarette, ni verre de vin ou de cognac ?
- "Cigarette ? Ce serait un défaut."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 27 février 2001)