Texte intégral
Q - Certains s'étonnent de la réaction timide de la France au sujet du Tibet. D'autres pays ont réagi plus vigoureusement...
R - C'est vrai. Le terme "retenue" employé à propos des événements n'était pas très heureux et nous l'avons modifié. Militant des Droits de l'Homme et ministre des Affaires étrangères, ce n'est pas exactement le même rôle. Mais je ne suis pas complètement incompétent. Je ne vais pas dresser ici la liste des prix des Droits de l'Homme que j'ai reçus dans ma vie. Quand on est au gouvernement, on ne dit pas n'importe quoi. Dans cette affaire, il faut être efficace.
Q - Jack Lang vous appelle à sortir de votre réserve ?
R - En 1988, j'étais secrétaire d'Etat à l'Insertion sociale. J'ai fait un papier dans "Le Monde" qui m'a valu une volée de bois vert de mon Premier ministre Michel Rocard, du ministre des Affaires étrangères Roland Dumas et du président Mitterrand parce que je parlais des Tibétains et que je disais : "Ces gens ont des droits culturels qu'il faut respecter". Ca a été terrible ce que j'ai pris. La même année j'ai reçu clandestinement le Dalaï-Lama, seul. Je l'ai vu plusieurs fois, on se connaît bien. Comment peut-on croire une seconde que j'aie basculée de l'autre côté ? Je n'accepte pas ces leçons. Mais je dis que pour faire accepter certaines avancées aux Chinois mieux vaut ne pas les braquer. On doit tenir compte de la réalité. J'ai reçu hier matin une pétition de 220 intellectuels en faveur du Tibet. Je me suis posé la question : faut-il la signer ? Non, je pense être plus utile là où je suis. Lorsque j'aurai quitté le Quai d'Orsay, alors oui, je recommencerai à signer ce genre de texte.
Q - Que peut faire la France ?
R - Pour la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques, nous verrons en fonction de l'évolution de la situation. Nous allons en parler à Vingt-sept, vendredi, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne. Ce serait formidable si nous pouvions dégager une position commune. Mais boycotter les Jeux n'aurait aucune efficacité, on a bien vu ce qui s'est passé à Moscou en 1980, cela n'a rien changé. Par ailleurs, le Dalaï-Lama ne réclame pas le boycott. Ne soyons pas plus tibétains que les Tibétains. Souvenez-vous du poing levé des athlètes noir au Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Une image qui a fait le tour du monde. J'observe avec intérêt toutes les initiatives avant et pendant les Jeux.
Q - La situation va-t-elle durer au Tibet ?
R - Oui. Le mouvement repose sur quelques chose de profond. Les Chinois ne s'en rendent pas compte. Parler de clique à propos du Dalaï-Lama, cela n'est pas très supportable. Cet homme a été Prix Nobel de la paix, on ne peut pas l'accuser de mensonges, de calculs, d'arrière-pensées. Il est ouvert au dialogue et ne réclame pas l'indépendance. C'est l'interlocuteur tout désigné. Les Chinois doivent l'admettre.
Q - Quelle est la bonne manière pour parler aux Chinois ?
R - Ne pas les offenser. Avoir de la patience, de la patience, de la patience. Ils finiront par comprendre que quelques millions de Tibétains ne menacent pas un milliard trois cent millions de Chinois. Les Tibétains sont très cultivés, profondément humanistes. J'espère que la répression va cesser ; si les arrestations se poursuivent, il faudra se montrer encore plus ferme.
Q - La politique étrangère française n'oublie-t-elle pas les Droits de l'Homme ?
R - Les Droits de l'Homme ne peuvent pas résumer une politique étrangère. C'est une exigence, une nécessité, une aspiration constante. Je reste un vrai militant des Droits de l'Homme.
Q - Vous être blessé par les critiques ?
R - Oui, parce que je suis un sentimental. Mais politiquement ça ne me touche pas. Je connais les jeux de rôle auxquels on se livre en permanence. Ceux qui me critiquent, je ne les ai pas vus beaucoup sur les terrains des Droits de l'Homme depuis quarante ans. On demande : pourquoi a-t-il changé ? Mais je n'ai pas changé.
Q - Si le Dalaï-Lama venait en France et voulait rencontrer Sarkozy, que conseilleriez-vous au président ?
R - Je lui conseillerais de le rencontrer. Pour les gens, c'est un chef religieux, c'est le guide du peuple tibétain. Selon moi, il faudrait donc le rencontrer... mais ce n'est pas moi qui décide.
Q - Même si ça nous fâche avec la Chine ?
R - Oui, il faut peser les enjeux. C'est ça la "realpolitik", c'est ça qui est difficile, la différence entre signer une pétition ou être responsable de la politique étrangère sous les ordres du président de la République. Cela étant les Allemands ont reçu le Dalaï-Lama et font du commerce avec le Chine.
Q - Vous avez des états d'âme au gouvernement ?
R - Bien sûr mais, pour le moment, la barque de l'amour ne s'est pas heurtée à la vie quotidienne.
Q - Vous vous attendiez à cela ?
R - Oui, et même à pire. Jamais le président, à deux exceptions près, ne m'a dit non. Quand je lui ai proposé quelque chose, il ne m'a jamais interdit de le faire. Je ne suis pas obligé d'être toujours d'accord, le président existe, avec sa politique, avec ce qu'il a promis dans sa campagne et qu'il essaie de tenir, sur les infirmières et sur Ingrid Betancourt. On a fait l'Union pour la Méditerranée, on a fait la Conférence de Paris sur la Palestine qui a permis de mobiliser 7,7 milliards d'euros, on a agi pour le Darfour avec l'Eufor au Tchad, on prépare la conférence sur l'Afghanistan... Dire qu'il n'y a pas de politique extérieure de la France, c'est gonflé. Lisez les journaux étrangers : ils n'arrêtent pas de dire que la France bouge à nouveau ! C'est ce qu'a dit Obama, il trouve que Sarkozy est un type formidable.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 mars 2008