Texte intégral
Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Elus,
Monsieur le Représentant du préfet,
Chers Amis,
En ce 10 mai, s'il y a un endroit où il faut être, c'est bien ici. Ici, au coeur du massif du Jura, dans le Haut-Doubs. Je veux saluer ce pays de montagnes, de verdures et d'eaux vives, évoluant entre Montbenoit et Mouthe, tant de fois occupé, tant de fois redressé grâce à la pugnacité de ses habitants. Au gré de l'implantation des abbayes et des prieurés comme Mont Sainte-Marie et des possessions comme celle de Romainmôtier, des seigneuries ecclésiastiques et des châteaux comme ceux de Belvoir, Cléron, Moncley ou Montbéliard, s'est construite ici une histoire à marches forcées. Ici plus qu'ailleurs la géographie a commandé l'histoire, dans un savant équilibre entre le savoir-faire et l'art de vivre de ses habitants ; avec Pontarlier comme tête de pont, zone de contacts et d'échanges entre la France, la Suisse et l'Italie. Et en saluant le Haut-Doubs, c'est le Doubs et toute la Franche-Comté que je veux chaleureusement saluer.
Et, parmi ces châteaux que j'évoquais à l'instant, il y a celui de Joux. L'importance de la seule route à déboucher droit sur l'axe rhodanien et à se brancher directement sur la gouttière valaisane au pied du Grand Saint-Bernard a naturellement conduit les hommes à fortifier le passage privilégié qu'elle emprunte au pied du château de Joux. Cette forteresse édifiée à l'entrée de la "Cluse de Pontarlier", passage obligé de toutes les armées qui ont assailli le pays, surplombant la route du sel et du monarchisme, verrou naturel maintes fois fortifié, capital dans la défense du pré carré de Louis XIV. Et construit à l'extrémité d'un promontoire, le château de Joux est là. Dominé qu'il est au Nord par la montagne du Larmont et au sud-ouest par la chaîne de La Fauconnière. Imprenable vous dit-on, au point que tant de sires s'y succédèrent. La forteresse ci-devant fut la maison féodale de Joux, de Blonay, de Vienne, de Hochberg avant d'être rattaché au royaume de France, après que Louis XIV ait ordonné aux 20.000 hommes de Condé d'envahir la province. De là, des compagnies y surveillaient les frontières et fournirent des gardiens de prisonniers illustres comme Mirabeau, arrivé à Joux le 25 mai 1775, et qui décrit la place comme "un véritable nid de hiboux égayé par quelques invalides", perdu "au milieu des neiges et des ours du Mont-Jura". Le château était devenu prison d'état au même titre que la Bastille et le château d'If. Grandiose. Tragique.
Car, l'histoire retiendra son plus illustre prisonnier en la personne de Toussaint Louverture, qui nous réunit aujourd'hui. En lui, ce fort de Joux aurait pu trouver son maître, son seigneur. Mais c'est ici que Toussaint Louverture, l'ancien esclave venu du Dahomey, le libérateur de Saint-Domingue contre les armées de Napoléon, acheva son épopée, après une nuit glaciale passée, endormi, près de la cheminée de sa cellule. Au petit matin, on retrouva le corps de Toussaint à moitié gelé, à moitié brûlé. Nous sommes alors en avril 1803. A quelques semaines de l'indépendance d'Haïti que proclamera l'autre grand d'Haïti, Jean-Jacques Dessalines, le 1er janvier 1804. Cette indépendance fut celle du premier peuple noir. Ce jour-là, dira le poète martiniquais Aimé Césaire, "notre dignité, notre existence n'a longtemps tenu qu'à cet événement fondateur : j'ai trouvé en Haïti plus qu'un apport majeur à la pensée que j'essayais de construire." Haïti : Césaire y a passé 6 mois en 1944. Il en tirera une admiration sans borne pour "le nègre fondateur", lui, le "nègre fondamental". Toussaint Louverture n'aura pas vu l'issue de son oeuvre gigantesque.
Je voulais saisir l'occasion formidable de ce 10 mai pour associer Césaire à Toussaint, pour lier le Martiniquais au Haïtien, pour établir ce fil historique exceptionnel entre le nègre fondateur et le nègre fondamental.
Tous deux n'eurent qu'un seul ennemi, qu'un seul trauma, l'esclavage dont nous commémorons aujourd'hui le 160ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage en France. Tout est symboles aujourd'hui. Ce 10 mai correspond aussi au 7ème anniversaire de l'adoption par le Parlement de la loi Taubira reconnaissant la traite et l'esclavage comme un crime contre l'Humanité. L'histoire bégaie, concentre tant de figures, tant de pays. Comment Boileau avait-il dit, déjà ? "Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli". C'est bien cela. La règle des trois unités au théâtre vaudrait-elle donc pour l'histoire aussi ? Classique. Tragique.
Il fallait donc être ici dans le Haut-Doubs pour dire et redire que l'esclavage fut une abomination, une meurtrissure au coeur de l'histoire des hommes ; la traite, ce commerce atroce, dans l'établissement duquel les puissances européennes un rôle si terrible, qui transforme l'homme en marchandise, est une blessure sanglante.
Ce 10 mai donc, dans toute la France, nous honorons la mémoire des esclaves. Nous commémorons l'abolition par la République de l'esclavage et la reconnaissance par le législateur d'un crime contre l'humanité.
Il n'y a pas de leçon d'histoire sans pédagogie de la mémoire. Celle de l'esclavage et de ceux qui luttèrent contre son abolition doit s'incarner dans des lieux symboliques. Aussi symbolique que ce fort de Joux juché sur son rugueux aplomb. Aussi symbolique que cette cellule étroite et froide où fut enfermé un général noir de Saint-Domingue et de la République. Dans cette terre du Jura, si loin des luxuriances caraïbes. Toussaint Louverture fut l'âme de cette liberté et de cette égalité que les idéaux de la Révolution française et des Lumières proclamaient à la face du monde. Ces idéaux ne seraient pas accomplis sans liberté pour les Noirs. Pas d'égalité dans les fers de l'esclavage. La déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen vaut pour tous les hommes, sans distinction de couleur et de race. Toussaint Louverture a compris que la République n'était pas compatible avec l'esclavage. C'est ce pacte que nous honorons aujourd'hui. Pacte par lequel les hommes de Saint-Domingue se sont alors emparés du discours des maîtres. Ils les ont pris au mot. Ils ont exigé pour eux-mêmes cette liberté et ces droits. Comme le dirait Brière "Cinq siècles vous ont vu les armes à la main et vous avez appris aux races exploitantes la passion de la liberté". L'universalité seulement verbale était mise à l'épreuve des faits à Haïti d'où, "la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait à son humanité", comme l'a écrit Aimé Césaire. Oh, bien sûr, ceux qui allaient bientôt s'appeler Haïtiens n'avaient pas attendu la déclaration des Droits de l'Homme pour fuir les chaînes, marronner, encore et toujours, le plus loin possible, à n'importe quel prix. Mais, quand même, la déclaration de 1789 tonnait ces mots révolutionnaires : "Tous les hommes naissent égaux..." et pas seulement sur les rives de la Seine ou de la Tamise, à Berlin ou à Madrid, mais aussi, et tout autant, sous les Tropiques.
L'indépendance d'Haïti viendra le 1er janvier 1804. La veille, le 31 décembre, les généraux s'étaient réunis aux Gonaïves, pour entendre lire l'Acte de cette indépendance. Dessalines l'écrivit la nuit, à sa table de travail, avec fièvre. Le lendemain, de grand matin, toujours aux Gonaïves, clairons et tambours résonnèrent de tous côtés. Soldats et civils, enthousiastes, bruyants, remplirent les rues en un clin d'oeil. Le peuple afflua des campagnes. Une foule immense, où femmes et jeunes filles richement parées coudoyaient les soldats, se pressa sur la place d'armes. A sept heures, tandis qu'un soleil radieux illuminait la Cité, Jean-Jacques Dessalines, frère d'armes de Toussaint Louverture, entouré du brillant cortège des généraux, fendit la foule, gravit les marches de l'autel de la patrie et rappela, dans un véhément discours en créole, tous les tourments que les indigènes avaient endurés sous la domination française. En terminant, il s'écria le bras tendu : "Jurons de combattre jusqu'au dernier soupir pour l'indépendance de notre pays". Ce jour-là, de toutes les poitrines, jaillit, formidable, accentué par la voix sèche et rageuse des canons, le serment, mille fois répété, de "vivre libre ou de mourir". Un nouvel Etat était né.
L'esclavage ne résistera pas à cette secousse. Il a chancelé sur sa base. Exilien Heurtelou, le rédacteur en chef d'un fameux journal de Port-au-Prince, écrira plus tard : "Nous, tous fils de l'Afrique, répandus dans cette vaste Amérique, nous avons l'oreille tendue, le coeur ouvert, attendant le premier bruit de la chute de l'esclavage pour pousser vers le ciel le plus vaste cri de joie qui, de la vallée terrestre n'y soit jamais monté".
L'irruption sur la scène de l'Histoire mondiale de ces esclaves vainqueurs des troupes napoléoniennes, le triomphe de cette révolte devaient valoir à Haïti une renommée et un prestige qui demeurent aujourd'hui encore d'une exceptionnelle vivacité à travers les Amériques.
Comment ne pas percevoir aussi ici, en ce lieu où mourut captif Toussaint Louverture, quelques mois avant la proclamation d'indépendance de son peuple et de sa terre la tension qui est au coeur d'un colonialisme qui porte et contredit à la fois les valeurs universelles dont la "Patrie des Droits de l'Homme" se réclame depuis le 26 août 1789 ?
Les esclaves d'Haïti ont chèrement payé le fait d'avoir été le premier peuple de la terre à nous avoir pris aux mots de notre propre Révolution. Car, il nous faut déplorer d'avoir tant tardé à les concrétiser. L'abbé Grégoire l'avait dit. Ecoutons-le : "vous insistez pour la conservation de la traite et de la servitude des nègres, parce que des superfluidités destinées à satisfaire vos besoins factices sont le prix de leur liberté. Ils sont conduits chargés de fer dans les champs de l'Amérique, pour y partager le sort des animaux domestiques, parce qu'il vous faut du sucre, du café, du tafia. Indignes mortels, mangez plutôt de l'herbe, et soyez justes !".
Seul le retour de la République en 1848 permettra l'abolition définitive de l'esclavage dans notre pays, grâce à Victor Schoelcher. Celui-ci naît d'ailleurs en cette année 1804 où est proclamée l'indépendance d'Haïti.
Dès lors se justifie l'intitulé de votre projet, celui de la "route des abolitions de l'esclavage et des Droits de l'Homme", qui fut un combat marqué de reculs et d'avancées. Dans un court texte consacré à Machiavel, le philosophe Maurice Merleau-Ponty prend précisément l'exemple de l'abolition chaotique de l'esclavage et de la figure de Toussaint Louverture pour souligner à quel point l'Histoire montre que les principes sont ployables à toutes les fins : "ici, comme souvent, tout le monde se bat au nom des mêmes valeurs : la liberté, la justice. Ce qui départage, c'est la sorte d'hommes pour lesquels l'on demande liberté ou justice, avec qui l'on entend faire société : les esclaves ou les maîtres... Il faut avoir des valeurs, mais cela ne suffit pas, et il est même dangereux de s'en tenir là ; tant qu'on n'a pas choisi ceux qui ont mission de les porter dans la lutte historique, on n'a rien fait".
Ces hommes et ces femmes qui ont porté le combat abolitionniste, nous les saluons : les humbles, avec ce surprenant cahier de doléances des villageois de Champagney en Haute-Saône qui, en mars 1789, affirment qu'"ils ne peuvent penser aux maux dont souffrent les nègres dans les colonies sans avoir le coeur pénétré de la plus vive douleur" ; les humbles toujours, avec le combat séculaire et obstiné des petits paysans noirs d'Haïti contre tout retour au système des plantations tel que n'ont pas manqué de l'imaginer les nouvelles élites d'après l'indépendance.
Et ses "grands hommes" : l'Abbé Henri Grégoire, l'homme de tous les combats de la Révolution, de l'émancipation des Juifs à l'affranchissement des esclaves, en passant par l'abolition de la peine de mort ; le député de la Martinique et de la Guadeloupe Victor Schoelcher, qui reprit le flambeau un demi-siècle plus tard.
Oui, vous avez raison de former avec la plus belle des sincérités le voeu de voir Toussaint Louverture, dont la dépouille gît quelque part dans les fossés de ce château, les rejoindre au Panthéon de la République. Cette proposition a été formulée en faveur du grand biographe de Toussaint Louverture, je veux parler d'Aimé Césaire ; elle a fait débat, parce que les Martiniquais peuvent souhaiter honorer la mémoire du Maître dans leur île, son plus beau Panthéon.
C'est bien évidemment le sentiment de la famille qui doit prévaloir. Concernant Toussaint Louverture, l'affaire est encore un peu plus complexe : la mémoire du héros haïtien est déjà honorée par une inscription à proximité du caveau abritant la dépouille de Victor Schoelcher. Mais comment faire entrer au Panthéon de la République française un homme qui, certes, était encore Français au moment de son décès en captivité, mais a connu cette fin tragique parce qu'il se battait pour la liberté et l'indépendance de son peuple, acquise peu après ? Il me semble qu'un tel geste est envisageable, car il ne faut pas oublier la dimension universelle de la Révolution française dont se réclamait Toussaint Louverture, mais qu'il ne pourrait s'accomplir que dans l'hypothèse où il serait compris et accepté par le peuple haïtien.
Nous ne pouvons en effet pas faire comme si cette histoire était seulement la nôtre : c'est une histoire croisée, qui faisait que les hommes du corps expéditionnaire du général Leclerc, beau-frère de Napoléon, se demandaient s'ils étaient encore les soldats de la France républicaine lorsqu'ils entendaient s'élever dans la nuit la "Marseillaise" chantée par les Noirs insurgés.
C'est dans cet esprit, celui de la réciprocité, dans le respect du peuple haïtien et de son opinion, que je ferai examiner par mon département ministériel les diverses propositions d'action dont avez bien voulu me saisir. Car, c'est bien d'action qu'il il s'agit et non pas de repentance. Certes, la portée symbolique est forte : Haïti fut l'un de mes premiers déplacements, après ma nomination au gouvernement, et très certainement le plus chargé d'émotion, le plus fort. Une expérience unique.
Il faut dire et répéter qu'Haïti est aujourd'hui à un moment crucial de son Histoire. Parce qu'Haïti s'est émancipée beaucoup plus tôt que d'autres, parce qu'elle a connu plus tôt que d'autres ce que j'appellerai les "indépendances orphelines", elle en a payé le prix fort. Dans son histoire, la gloire le dispute au tragique. Voici Haïti martyr... Ce pays a souffert pendant deux siècles de régimes autoritaires, de dictatures sanglantes et d'une longue liste de coups d'Etat dont la série précipitée contraste avec l'immuable et désespérante misère du peuple... comme si un destin jaloux de cet éclat trop vif s'était acharné contre lui. Aujourd'hui, sous l'autorité d'un président élu, René Préval, et avec le soutien de la communauté internationale de la MINUSTAH, la société haïtienne peut envisager un avenir meilleur. Je l'espérais quand je me suis rendue en Haïti en septembre dernier. Et voilà que Haïti est déchirée à nouveau, cette fois, par les émeutes de la faim. Haïti martyr, vous disais-je. Et cela m'attriste. Et me renforce en même temps dans ma détermination à être aux côtés de Haïti.
C'est le bon moment pour accroître notre engagement, qu'il soit celui de l'Etat, des collectivités locales ou des associations. Aujourd'hui, le défi pour Haïti est d'avancer, de se donner les moyens d'inventer un avenir, de s'approprier la démocratie et la justice, après la liberté. Car, Haïti avait commencé si fort, en 1804, qu'on attendait d'elle le meilleur. Qu'elle soit à la hauteur de son glorieux commencement. Victor Hugo l'avait prédit : "l'enfant a secoué ce qui l'enserrait et il est actuellement en vol. Il finira par arriver et, en attendant, revendique sa place au milieu d'une civilisation qui ne le répudiera point". L'immense effort qu'Haïti a déployé pour naître et renaître du trans-bord, comme dirait un écrivain antillais, cet immense effort, Haïti peut le refaire. Elle en a vu d'autres.
J'ai personnellement envie d'y croire. Je me réjouis ainsi que ma visite de septembre 2007 ait été suivie, le 1er janvier 2008, jour anniversaire de l'indépendance haïtienne, de celle de Jean-Marie Bockel, alors secrétaire d'Etat à la Coopération et à la Francophonie. Les bases d'une relance stratégique de notre coopération bilatérale y ont été posées, et la présence parmi nous aujourd'hui de son successeur, Alain Joyandet, est un gage de continuité. Il revient d'ailleurs d'un voyage en Haïti. Le mouvement qui a ainsi été initié est suivi au plus niveau de l'Etat, notamment par un ancien préfet du Jura, l'actuel Secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant. Le président de la République lui-même m'a donné l'assurance qu'il se rendrait en Haïti avant la fin de son mandat, une promesse qu'il tiendra comme les autres. Aidez-moi à lui paver la voie.
Je vous remercie.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mai 2008
Mesdames et Messieurs les Elus,
Monsieur le Représentant du préfet,
Chers Amis,
En ce 10 mai, s'il y a un endroit où il faut être, c'est bien ici. Ici, au coeur du massif du Jura, dans le Haut-Doubs. Je veux saluer ce pays de montagnes, de verdures et d'eaux vives, évoluant entre Montbenoit et Mouthe, tant de fois occupé, tant de fois redressé grâce à la pugnacité de ses habitants. Au gré de l'implantation des abbayes et des prieurés comme Mont Sainte-Marie et des possessions comme celle de Romainmôtier, des seigneuries ecclésiastiques et des châteaux comme ceux de Belvoir, Cléron, Moncley ou Montbéliard, s'est construite ici une histoire à marches forcées. Ici plus qu'ailleurs la géographie a commandé l'histoire, dans un savant équilibre entre le savoir-faire et l'art de vivre de ses habitants ; avec Pontarlier comme tête de pont, zone de contacts et d'échanges entre la France, la Suisse et l'Italie. Et en saluant le Haut-Doubs, c'est le Doubs et toute la Franche-Comté que je veux chaleureusement saluer.
Et, parmi ces châteaux que j'évoquais à l'instant, il y a celui de Joux. L'importance de la seule route à déboucher droit sur l'axe rhodanien et à se brancher directement sur la gouttière valaisane au pied du Grand Saint-Bernard a naturellement conduit les hommes à fortifier le passage privilégié qu'elle emprunte au pied du château de Joux. Cette forteresse édifiée à l'entrée de la "Cluse de Pontarlier", passage obligé de toutes les armées qui ont assailli le pays, surplombant la route du sel et du monarchisme, verrou naturel maintes fois fortifié, capital dans la défense du pré carré de Louis XIV. Et construit à l'extrémité d'un promontoire, le château de Joux est là. Dominé qu'il est au Nord par la montagne du Larmont et au sud-ouest par la chaîne de La Fauconnière. Imprenable vous dit-on, au point que tant de sires s'y succédèrent. La forteresse ci-devant fut la maison féodale de Joux, de Blonay, de Vienne, de Hochberg avant d'être rattaché au royaume de France, après que Louis XIV ait ordonné aux 20.000 hommes de Condé d'envahir la province. De là, des compagnies y surveillaient les frontières et fournirent des gardiens de prisonniers illustres comme Mirabeau, arrivé à Joux le 25 mai 1775, et qui décrit la place comme "un véritable nid de hiboux égayé par quelques invalides", perdu "au milieu des neiges et des ours du Mont-Jura". Le château était devenu prison d'état au même titre que la Bastille et le château d'If. Grandiose. Tragique.
Car, l'histoire retiendra son plus illustre prisonnier en la personne de Toussaint Louverture, qui nous réunit aujourd'hui. En lui, ce fort de Joux aurait pu trouver son maître, son seigneur. Mais c'est ici que Toussaint Louverture, l'ancien esclave venu du Dahomey, le libérateur de Saint-Domingue contre les armées de Napoléon, acheva son épopée, après une nuit glaciale passée, endormi, près de la cheminée de sa cellule. Au petit matin, on retrouva le corps de Toussaint à moitié gelé, à moitié brûlé. Nous sommes alors en avril 1803. A quelques semaines de l'indépendance d'Haïti que proclamera l'autre grand d'Haïti, Jean-Jacques Dessalines, le 1er janvier 1804. Cette indépendance fut celle du premier peuple noir. Ce jour-là, dira le poète martiniquais Aimé Césaire, "notre dignité, notre existence n'a longtemps tenu qu'à cet événement fondateur : j'ai trouvé en Haïti plus qu'un apport majeur à la pensée que j'essayais de construire." Haïti : Césaire y a passé 6 mois en 1944. Il en tirera une admiration sans borne pour "le nègre fondateur", lui, le "nègre fondamental". Toussaint Louverture n'aura pas vu l'issue de son oeuvre gigantesque.
Je voulais saisir l'occasion formidable de ce 10 mai pour associer Césaire à Toussaint, pour lier le Martiniquais au Haïtien, pour établir ce fil historique exceptionnel entre le nègre fondateur et le nègre fondamental.
Tous deux n'eurent qu'un seul ennemi, qu'un seul trauma, l'esclavage dont nous commémorons aujourd'hui le 160ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage en France. Tout est symboles aujourd'hui. Ce 10 mai correspond aussi au 7ème anniversaire de l'adoption par le Parlement de la loi Taubira reconnaissant la traite et l'esclavage comme un crime contre l'Humanité. L'histoire bégaie, concentre tant de figures, tant de pays. Comment Boileau avait-il dit, déjà ? "Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli". C'est bien cela. La règle des trois unités au théâtre vaudrait-elle donc pour l'histoire aussi ? Classique. Tragique.
Il fallait donc être ici dans le Haut-Doubs pour dire et redire que l'esclavage fut une abomination, une meurtrissure au coeur de l'histoire des hommes ; la traite, ce commerce atroce, dans l'établissement duquel les puissances européennes un rôle si terrible, qui transforme l'homme en marchandise, est une blessure sanglante.
Ce 10 mai donc, dans toute la France, nous honorons la mémoire des esclaves. Nous commémorons l'abolition par la République de l'esclavage et la reconnaissance par le législateur d'un crime contre l'humanité.
Il n'y a pas de leçon d'histoire sans pédagogie de la mémoire. Celle de l'esclavage et de ceux qui luttèrent contre son abolition doit s'incarner dans des lieux symboliques. Aussi symbolique que ce fort de Joux juché sur son rugueux aplomb. Aussi symbolique que cette cellule étroite et froide où fut enfermé un général noir de Saint-Domingue et de la République. Dans cette terre du Jura, si loin des luxuriances caraïbes. Toussaint Louverture fut l'âme de cette liberté et de cette égalité que les idéaux de la Révolution française et des Lumières proclamaient à la face du monde. Ces idéaux ne seraient pas accomplis sans liberté pour les Noirs. Pas d'égalité dans les fers de l'esclavage. La déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen vaut pour tous les hommes, sans distinction de couleur et de race. Toussaint Louverture a compris que la République n'était pas compatible avec l'esclavage. C'est ce pacte que nous honorons aujourd'hui. Pacte par lequel les hommes de Saint-Domingue se sont alors emparés du discours des maîtres. Ils les ont pris au mot. Ils ont exigé pour eux-mêmes cette liberté et ces droits. Comme le dirait Brière "Cinq siècles vous ont vu les armes à la main et vous avez appris aux races exploitantes la passion de la liberté". L'universalité seulement verbale était mise à l'épreuve des faits à Haïti d'où, "la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait à son humanité", comme l'a écrit Aimé Césaire. Oh, bien sûr, ceux qui allaient bientôt s'appeler Haïtiens n'avaient pas attendu la déclaration des Droits de l'Homme pour fuir les chaînes, marronner, encore et toujours, le plus loin possible, à n'importe quel prix. Mais, quand même, la déclaration de 1789 tonnait ces mots révolutionnaires : "Tous les hommes naissent égaux..." et pas seulement sur les rives de la Seine ou de la Tamise, à Berlin ou à Madrid, mais aussi, et tout autant, sous les Tropiques.
L'indépendance d'Haïti viendra le 1er janvier 1804. La veille, le 31 décembre, les généraux s'étaient réunis aux Gonaïves, pour entendre lire l'Acte de cette indépendance. Dessalines l'écrivit la nuit, à sa table de travail, avec fièvre. Le lendemain, de grand matin, toujours aux Gonaïves, clairons et tambours résonnèrent de tous côtés. Soldats et civils, enthousiastes, bruyants, remplirent les rues en un clin d'oeil. Le peuple afflua des campagnes. Une foule immense, où femmes et jeunes filles richement parées coudoyaient les soldats, se pressa sur la place d'armes. A sept heures, tandis qu'un soleil radieux illuminait la Cité, Jean-Jacques Dessalines, frère d'armes de Toussaint Louverture, entouré du brillant cortège des généraux, fendit la foule, gravit les marches de l'autel de la patrie et rappela, dans un véhément discours en créole, tous les tourments que les indigènes avaient endurés sous la domination française. En terminant, il s'écria le bras tendu : "Jurons de combattre jusqu'au dernier soupir pour l'indépendance de notre pays". Ce jour-là, de toutes les poitrines, jaillit, formidable, accentué par la voix sèche et rageuse des canons, le serment, mille fois répété, de "vivre libre ou de mourir". Un nouvel Etat était né.
L'esclavage ne résistera pas à cette secousse. Il a chancelé sur sa base. Exilien Heurtelou, le rédacteur en chef d'un fameux journal de Port-au-Prince, écrira plus tard : "Nous, tous fils de l'Afrique, répandus dans cette vaste Amérique, nous avons l'oreille tendue, le coeur ouvert, attendant le premier bruit de la chute de l'esclavage pour pousser vers le ciel le plus vaste cri de joie qui, de la vallée terrestre n'y soit jamais monté".
L'irruption sur la scène de l'Histoire mondiale de ces esclaves vainqueurs des troupes napoléoniennes, le triomphe de cette révolte devaient valoir à Haïti une renommée et un prestige qui demeurent aujourd'hui encore d'une exceptionnelle vivacité à travers les Amériques.
Comment ne pas percevoir aussi ici, en ce lieu où mourut captif Toussaint Louverture, quelques mois avant la proclamation d'indépendance de son peuple et de sa terre la tension qui est au coeur d'un colonialisme qui porte et contredit à la fois les valeurs universelles dont la "Patrie des Droits de l'Homme" se réclame depuis le 26 août 1789 ?
Les esclaves d'Haïti ont chèrement payé le fait d'avoir été le premier peuple de la terre à nous avoir pris aux mots de notre propre Révolution. Car, il nous faut déplorer d'avoir tant tardé à les concrétiser. L'abbé Grégoire l'avait dit. Ecoutons-le : "vous insistez pour la conservation de la traite et de la servitude des nègres, parce que des superfluidités destinées à satisfaire vos besoins factices sont le prix de leur liberté. Ils sont conduits chargés de fer dans les champs de l'Amérique, pour y partager le sort des animaux domestiques, parce qu'il vous faut du sucre, du café, du tafia. Indignes mortels, mangez plutôt de l'herbe, et soyez justes !".
Seul le retour de la République en 1848 permettra l'abolition définitive de l'esclavage dans notre pays, grâce à Victor Schoelcher. Celui-ci naît d'ailleurs en cette année 1804 où est proclamée l'indépendance d'Haïti.
Dès lors se justifie l'intitulé de votre projet, celui de la "route des abolitions de l'esclavage et des Droits de l'Homme", qui fut un combat marqué de reculs et d'avancées. Dans un court texte consacré à Machiavel, le philosophe Maurice Merleau-Ponty prend précisément l'exemple de l'abolition chaotique de l'esclavage et de la figure de Toussaint Louverture pour souligner à quel point l'Histoire montre que les principes sont ployables à toutes les fins : "ici, comme souvent, tout le monde se bat au nom des mêmes valeurs : la liberté, la justice. Ce qui départage, c'est la sorte d'hommes pour lesquels l'on demande liberté ou justice, avec qui l'on entend faire société : les esclaves ou les maîtres... Il faut avoir des valeurs, mais cela ne suffit pas, et il est même dangereux de s'en tenir là ; tant qu'on n'a pas choisi ceux qui ont mission de les porter dans la lutte historique, on n'a rien fait".
Ces hommes et ces femmes qui ont porté le combat abolitionniste, nous les saluons : les humbles, avec ce surprenant cahier de doléances des villageois de Champagney en Haute-Saône qui, en mars 1789, affirment qu'"ils ne peuvent penser aux maux dont souffrent les nègres dans les colonies sans avoir le coeur pénétré de la plus vive douleur" ; les humbles toujours, avec le combat séculaire et obstiné des petits paysans noirs d'Haïti contre tout retour au système des plantations tel que n'ont pas manqué de l'imaginer les nouvelles élites d'après l'indépendance.
Et ses "grands hommes" : l'Abbé Henri Grégoire, l'homme de tous les combats de la Révolution, de l'émancipation des Juifs à l'affranchissement des esclaves, en passant par l'abolition de la peine de mort ; le député de la Martinique et de la Guadeloupe Victor Schoelcher, qui reprit le flambeau un demi-siècle plus tard.
Oui, vous avez raison de former avec la plus belle des sincérités le voeu de voir Toussaint Louverture, dont la dépouille gît quelque part dans les fossés de ce château, les rejoindre au Panthéon de la République. Cette proposition a été formulée en faveur du grand biographe de Toussaint Louverture, je veux parler d'Aimé Césaire ; elle a fait débat, parce que les Martiniquais peuvent souhaiter honorer la mémoire du Maître dans leur île, son plus beau Panthéon.
C'est bien évidemment le sentiment de la famille qui doit prévaloir. Concernant Toussaint Louverture, l'affaire est encore un peu plus complexe : la mémoire du héros haïtien est déjà honorée par une inscription à proximité du caveau abritant la dépouille de Victor Schoelcher. Mais comment faire entrer au Panthéon de la République française un homme qui, certes, était encore Français au moment de son décès en captivité, mais a connu cette fin tragique parce qu'il se battait pour la liberté et l'indépendance de son peuple, acquise peu après ? Il me semble qu'un tel geste est envisageable, car il ne faut pas oublier la dimension universelle de la Révolution française dont se réclamait Toussaint Louverture, mais qu'il ne pourrait s'accomplir que dans l'hypothèse où il serait compris et accepté par le peuple haïtien.
Nous ne pouvons en effet pas faire comme si cette histoire était seulement la nôtre : c'est une histoire croisée, qui faisait que les hommes du corps expéditionnaire du général Leclerc, beau-frère de Napoléon, se demandaient s'ils étaient encore les soldats de la France républicaine lorsqu'ils entendaient s'élever dans la nuit la "Marseillaise" chantée par les Noirs insurgés.
C'est dans cet esprit, celui de la réciprocité, dans le respect du peuple haïtien et de son opinion, que je ferai examiner par mon département ministériel les diverses propositions d'action dont avez bien voulu me saisir. Car, c'est bien d'action qu'il il s'agit et non pas de repentance. Certes, la portée symbolique est forte : Haïti fut l'un de mes premiers déplacements, après ma nomination au gouvernement, et très certainement le plus chargé d'émotion, le plus fort. Une expérience unique.
Il faut dire et répéter qu'Haïti est aujourd'hui à un moment crucial de son Histoire. Parce qu'Haïti s'est émancipée beaucoup plus tôt que d'autres, parce qu'elle a connu plus tôt que d'autres ce que j'appellerai les "indépendances orphelines", elle en a payé le prix fort. Dans son histoire, la gloire le dispute au tragique. Voici Haïti martyr... Ce pays a souffert pendant deux siècles de régimes autoritaires, de dictatures sanglantes et d'une longue liste de coups d'Etat dont la série précipitée contraste avec l'immuable et désespérante misère du peuple... comme si un destin jaloux de cet éclat trop vif s'était acharné contre lui. Aujourd'hui, sous l'autorité d'un président élu, René Préval, et avec le soutien de la communauté internationale de la MINUSTAH, la société haïtienne peut envisager un avenir meilleur. Je l'espérais quand je me suis rendue en Haïti en septembre dernier. Et voilà que Haïti est déchirée à nouveau, cette fois, par les émeutes de la faim. Haïti martyr, vous disais-je. Et cela m'attriste. Et me renforce en même temps dans ma détermination à être aux côtés de Haïti.
C'est le bon moment pour accroître notre engagement, qu'il soit celui de l'Etat, des collectivités locales ou des associations. Aujourd'hui, le défi pour Haïti est d'avancer, de se donner les moyens d'inventer un avenir, de s'approprier la démocratie et la justice, après la liberté. Car, Haïti avait commencé si fort, en 1804, qu'on attendait d'elle le meilleur. Qu'elle soit à la hauteur de son glorieux commencement. Victor Hugo l'avait prédit : "l'enfant a secoué ce qui l'enserrait et il est actuellement en vol. Il finira par arriver et, en attendant, revendique sa place au milieu d'une civilisation qui ne le répudiera point". L'immense effort qu'Haïti a déployé pour naître et renaître du trans-bord, comme dirait un écrivain antillais, cet immense effort, Haïti peut le refaire. Elle en a vu d'autres.
J'ai personnellement envie d'y croire. Je me réjouis ainsi que ma visite de septembre 2007 ait été suivie, le 1er janvier 2008, jour anniversaire de l'indépendance haïtienne, de celle de Jean-Marie Bockel, alors secrétaire d'Etat à la Coopération et à la Francophonie. Les bases d'une relance stratégique de notre coopération bilatérale y ont été posées, et la présence parmi nous aujourd'hui de son successeur, Alain Joyandet, est un gage de continuité. Il revient d'ailleurs d'un voyage en Haïti. Le mouvement qui a ainsi été initié est suivi au plus niveau de l'Etat, notamment par un ancien préfet du Jura, l'actuel Secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant. Le président de la République lui-même m'a donné l'assurance qu'il se rendrait en Haïti avant la fin de son mandat, une promesse qu'il tiendra comme les autres. Aidez-moi à lui paver la voie.
Je vous remercie.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mai 2008