Extraits de l'intervention de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, dans l'émission "A vous de juger" sur France 2 le 15 mai 2008, sur ses convictions et sa position au sein du gouvernement sur les questions d'immigration et les sujets d'actualité internationale, Birmanie et Chine notamment, et le bilan de sa première année en matière de politique étrangère et de droits de l'homme.

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Média : France 2

Texte intégral

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Q - Concernant l'immigration, quelle est votre attitude au sein du gouvernement ?
R - Sur l'immigration, j'ai changé parce que l'Europe est en train de changer plus que nous. Je pense qu'il y aura un pacte européen de l'immigration qui sera, je l'espère, l'une des priorités de la Présidence française. J'ai pu constater, avant-hier encore au Quai d'Orsay, où j'avais invité des ministres des Affaires étrangères de l'Europe, que dans le domaine de l'immigration, nous passons pour un gouvernement de gauche.
Les mesures proposées par Brice Hortefeux, avec lequel je n'étais pas d'accord, sont considérées comme des mesures très sages. Vous verrez, je pense qu'il y aura un pacte européen, nécessaire, car au sein de l'espace Schengen où il y a maintenant 23 pays, - dont deux qui ne sont pas membres de l'Union européenne d'ailleurs -, nous pouvons voyager comme nous le souhaitons.
Il faut donc que les mesures soient européennes, mais réglementer ce n'est pas suffisant ; il faut que nous ayons une autre vision de l'immigration ; je crois que nous sommes en train de la proposer à l'Union européenne. Voyez l'Espagne, l'Italie, la Grèce aussi, les trois pays qui, tournés vers la Méditerranée, reçoivent des migrants en abondance, ils ont une attitude beaucoup plus dure que la nôtre ; regardez ce qui se passe en Italie.
Q - Deux grands sujets d'actualité qui vous concerne : la Birmanie tout d'abord. On sait à quel point la junte refuse toujours l'aide proposée par le monde entier. Diriez-vous, comme certains, que les responsables, les Généraux birmans sont en train de commettre un crime contre l'Humanité ?
R - Nous sommes en train de passer de non-assistance à personne en danger à crime contre l'humanité. C'est inacceptable.
Nous avons affrété un navire, le Mistral, qui je pense sera samedi devant le delta de l'Irrawaddy, c'est-à-dire, juste à l'endroit où personne n'est allé. Des centaines de milliers de personnes sont sans doute en train de survivre dans des conditions épouvantables. Le navire français achemine 1 500 tonnes d'aide humanitaire, plus qu'il n'en a jamais été apporté. J'espère que cette aide pourra être acheminée jusqu'à ces pauvres gens.
Q - Il n'est effectivement pas certain que l'on puisse décharger cette aide humanitaire ?
R - Ce n'est pas sûr, en effet, et j'espère qu'ils pourront le faire. Je pense qu'il y a là une nécessité de protéger. Il faut qu'au-dessus des souverainetés d'Etats, surtout de ceux qui ne sont pas respectables, il y ait un sens de l'humanitaire ; ce que j'ai appelé le devoir et de droit d'ingérence.
Q - "Il en prend un coup !"
R - Non, ce n'est pas vrai. Il s'impose plus que d'habitude et cela s'appelle la responsabilité de protéger. Nous avons exigé un accès aux victimes, d'abord celles des catastrophes naturelles comme en Birmanie et ensuite, mais c'était beaucoup plus difficile, nous l'avons imposé. C'est la France qui l'a imposé pour venir en aide aux victimes dans les situations de belligérances. Il s'agit de résolutions des Nations unies que personne n'aurait cru possible de voter. Cependant, il y a une responsabilité de protéger qui ne prend pas en compte les victimes des catastrophes naturelles.
Mais il faut aussi aller sauver les gens, ce n'est pas parce qu'ils reçoivent une bombe qu'ils sont "des bons morts" et que, parce qu'ils ont été noyés à la suite d'un cyclone qu'ils sont de "mauvais morts".
Il nous faut donc réfléchir à cela. Beaucoup de gens se déclarent à présent en faveur d'un élargissement de la responsabilité de protéger. Mais pour le moment, cela a été refusé. Nous avons commencé à en parler au Conseil de sécurité des Nations unies et, vous verrez, cela évoluera.
Q - La seconde catastrophe touche la Chine et l'on voit bien que les autorités chinoises ont tout de même une attitude un peu différente et en tout état de cause, elles se mobilisent. Des militaires chinois sont sur le terrain, la France apporte-t-elle son aide à la Chine ?
R - Bien sûr, notre aide vient d'être acceptée. Un avion gros-porteur partira dimanche je pense, avec du matériel spécifique demandé par la Chine.
Avez-vous vu cette réaction formidable ? Celle du Premier ministre, aussitôt sur le terrain, avec 100.000 personnes qui assistent les victimes.
Q - Cela vous choque-t-il par exemple le fait que les Chinois acceptent, en effet les Japonais et l'aide internationale mais pas les hommes qui pourraient apporter leur concours, comme les pompiers ou les secouristes. Cela vous semble-t-il normal pour un grand pays comme la Chine ?
R - Non, cela ne me choque pas. Je pense cependant qu'il y a une ouverture de la Chine. Comparée à ce qu'elle était il y a deux ans, à savoir le temple du communisme, il y a une évolution. Je pense que les autorités chinoises comprendront. Certains experts japonais sont partis, ce n'est pas suffisant mais ils ont des moyens de secours qu'ils ont immédiatement mis en place.
Il existe encore un grand danger, notamment en ce qui concerne les barrages de la région, qui ont peut-être été ébranlés lors du tremblement de terre et des répliques.
Q - Cette catastrophe ne peut-elle pas rendre l'Occident un peu plus indulgent à l'égard du régime chinois ? Nous étions sur la polémique des JO dont nous parlerons mais il y a une telle catastrophe d'une telle importance...
R - Le régime chinois n'est ni responsable du tremblement de terre, ni responsable du nombre des victimes. Il est, en revanche, responsable des secours et, pour l'heure, je trouve qu'il s'en sort bien.
Cet immense malheur de la Birmanie et cette tragédie en Chine, dans ce continent d'avenir qui nous intéresse pour des raisons économiques précises, sont impressionnants.
Q - Le président de Médecins du Monde a déclaré qu'avec ces deux catastrophes, et les réactions de la communauté internationale, nous assistons à la fin d'un certain humanitaire flamboyant occidental. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense qu'il n'a pas compris grand chose, mais c'est une étape dans sa compréhension. C'est la preuve que ces phénomènes, même s'ils sont naturels, méritent un traitement à la fois humanitaire, c'est-à-dire proche des hommes et des femmes en les soignant, mais aussi un traitement politique.
Si ce n'est pas de la politique que d'exiger d'assister les gens en Birmanie, alors c'est quoi ? A cet égard, il convient de noter, une fois encore, l'évolution de la Chine.
Q - On connaît le style de Bernard Kouchner, ce style chaleureux, vous embrassez les gens, vous êtes proche d'eux, vous les connaissez depuis très longtemps. Lorsque l'on est ministre des Affaires étrangères, cette expérience que vous avez vous aide-t-elle ?
R - Je ne sais pas pour les résultats, mais pour les contacts, certainement.
Q - Et concernant les résultats ?
R - C'est à vous de juger.
Q - Non, cela vous a-t-il permis, par exemple, de débloquer une situation ?
R- Oui, cela dépend des pays. Au Moyen-Orient, cela aide. Dans les pays un peu plus froids, ce n'est pas sûr. Il faudrait faire le bilan mais je crois que cela ne dessert pas. Que voulez-vous que je vous dise ? J'aime les gens. Vous me dites chaleureux, oui, c'est mieux.
Q - Plus généralement, les diplomates sont plutôt effacés n'est-ce pas ?
R - Pas tous.
Q - Beaucoup malgré tout, ce n'est pas le style. Je vois que nous n'aurons pas de commentaire. De quoi êtes-vous le plus fier depuis un an ?
R - Ce dont je suis le plus fier c'est d'avoir commencé dans cet endroit difficile qu'est le Quai d'Orsay. Je le connaissais pour y avoir été secrétaire d'Etat sous le gouvernement de Roland Dumas.
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Ce dont je suis le plus fier, c'est d'avoir réussi - je le crois - à sensibiliser le ministre chinois des Affaires étrangères à la question du Darfour , alors que l'on pensait que c'était un obstacle, allié du Soudan, donc responsable des massacres d'une certaine façon. Il a assisté à la réunion sur le Darfour, avec Mme Condoleezza Rice, M. Ban Ki-moon. A la suite de quoi, il y a eu une résolution du Conseil de sécurité qui a décidé d'envoyer au Darfour une force de sécurité qui s'appelle la Force hybride avec l'Union africaine et l'ONU pour empêcher les massacres.
Il fallait s'occuper des réfugiés également. Etre réfugié veut dire que l'on a franchi une frontière, que l'on vient d'un autre pays et que l'on peut, que l'on doit être assisté par la communauté internationale, c'est le rôle du HCR, le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations unies.
Cependant, lorsque l'on se trouve dans son propre pays, c'était le cas des Tchadiens, on est une personne déplacée et dans la pratique, personne ne vous vient en aide. Nous avons donc conçu une force européenne, il nous a fallu du temps à Eric Chevallier, à Jean-David Levitte et à moi-même en particulier, pour la mettre sur pied car on nous accusait de soutenir le président Déby. Désormais, elle est déployée. Nous avons gagné cette course entre les vingt-sept pays de l'Union européenne. Cette force s'appelle l'Eufor, elle fonctionne et elle s'impose malheureusement puisque nous avons déjà eu deux morts, un soldat français et un humanitaire. Je pense qu'elle sera très utile pour aider à reconstruire les villages des personnes déplacées qui sont au nombre de 500.000. Si cela fonctionne, je serais assez fier.
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Q - Il semble que du côté de la "realpolitik", il y ait une inflexion très forte du président. Peut-être y est-il contraint, vous nous direz pourquoi. Par ailleurs, on se dit que la "realpolitik" que dénonçait Bernard Kouchner autrefois, lorsqu'il n'était pas au Quai d'Orsay, il est obligé d'en tenir compte ou de la faire.
R - Eh bien, vous avez tout dit. C'est plus facile d'être dans l'imprécation, dans l'agitation et dans la protestation que d'être à la tête d'un pays. Vous l'avez très bien exprimé dans votre dernière phrase. Rama Yade le sait elle aussi. Il faut diriger un pays, pas seulement en fonction des Droits de l'Homme. Je pense qu'il faut s'en inspirer en permanence, avoir cela au coeur, je suis un militant des Droits de l'Homme. Ceci est inscrit génétiquement et politiquement chez moi.
Q - Seriez-vous devenu schizophrène ?
R - Non, je suis en colère de temps en temps mais pas schizophrène. Vous savez, il y a une très jolie phrase : "gouverner, c'est toujours trahir un peu". Savez-vous qui a dit cela ? C'est Manuel Valls qui représente à mes yeux, un socialisme de l'avenir.
C'est toujours ainsi. Il est très facile de signer des pétitions, j'en ai écrit moi-même 2.000, et j'ai même fait un chapitre d'un livre qui s'appelle "Les pétitionnaires".
Je trouve cela très bien, c'est une spécialité française et surtout, il faut toujours écouter les protestations des militants des Droits de l'Homme et en tenir compte le plus possible.
Mais la réalité est un peu différente, dans un pays qui est en pleine crise de mondialisation et où il faut faire comprendre aux Français que partager c'est perdre un peu pour les plus riches par rapport aux plus pauvres. C'est ce qui se produit.
Il faut essayer d'être au plus près des Droits de l'Homme. Je ne suis pas comme certains qui attaquaient les "droits de l'hommismes". Je ne suis pas comme certains qui pensaient et qui en ont fait souffrir d'autres parce que, pour eux, les Droits de l'Homme étaient un repli, une régression.
Q - Vous parlez de M. Védrine lorsqu'il était ministre des Affaires étrangères n'est-ce pas ?
R - Oui, vous avez raison. Vous voyez, je ne condamne rien, au contraire, je les écoute. Mais il est vrai qu'il y a deux tâches. Il est exact que la responsabilité de la France, c'est autre chose que de proclamer les Droits de l'Homme, de n'être pas toujours suivi d'ailleurs, mais en même temps, ceux-là doivent être présents dans votre coeur, dans votre esprit et dans vos démarches. Seulement pour cela, il faut gagner.
Cela ne veut pas dire que je ne m'en occupe pas, Rama Yade et moi nous en occupons, je vous l'assure.
Q - On revoit les images des manifestations en France concernant la Chine et le Tibet.
R - Oui, mais la question du Darfour, du Tchad, c'était aussi les Droits de l'Homme. C'est autrement important.
Q - Le Tibet, une manifestation en France et une confusion générale, il faut bien le dire, le jour de la traversée ratée de la Flamme. Qu'est-ce qui vous a choqué ce jour-là ?
R - Ce que j'ai admiré, c'est David Douillet qui est resté calme car franchement, il y avait de quoi bousculer un peu ces jeunes gens.
Q - Chinois plutôt voulez-vous dire ?
R - Pas forcément, je n'attaquerai pas les Chinois.
Q - Non, mais on voit tout de même un service d'ordre chinois qui arrache la flamme.
R - Sur les images que vous diffusez, on voit un Chinois qui donne des ordres à la police française et cela, ce n'est pas dans le jeu.
Q - Si vous n'aviez pas été ministre, auriez-vous été aux côtés des Tibétains ?
R - Pourquoi pas, bien sûr. Je travaille régulièrement avec "Reporters sans Frontières" parce qu'il y a beaucoup de journalistes qui sont arrêtés, voire assassinés. Au Quai d'Orsay, il existe une cellule en permanence qui s'attelle à essayer de libérer les otages. La diplomatie et "Reporters sans Frontières", nous sommes mêlés pour travailler ensemble, et avec Robert Ménard en particulier.
Lorsque l'on est libre et militant, ce n'est pas pareil que lorsque l'on est ambassadeur ou ministre.
(...)
Q - Le président a-t-il décidé de sa présence aux Jeux Olympiques ?
R - Pas que je sache.
Q - Que lui avez-vous conseillé ?
R - Je me garderai bien de vous le dire. Je crois que ce qu'il a fait était assez sage. Nous étions fortement déterminés à convaincre les autorités chinoises que le dialogue avec le Dalaï-Lama était nécessaire ; c'est bien parti. Vous savez, je parle très souvent au Dalaï-Lama, je l'ai reçu, je le connais très bien.
Q - Le recevrez-vous lorsqu'il viendra au mois d'août en France ?
R - Peut-être oui, mais cela ne sera pas une nouveauté.
Q - On voit qu'en Allemagne aujourd'hui où il arrive, il y a une sorte de confusion dans les rôles ?
R - Angela Merkel l'a déjà reçu et M. Gordon Brown a proposé de le recevoir. Beaucoup de personnes l'ont reçu.
Il faut être clair. Le Dalaï-Lama n'est pas un chef d'Etat. Il ne demande pas l'indépendance du Tibet et il ne demande pas le boycott des Jeux Olympiques. C'est un chef religieux respectable, pacifiste et délicieux. Comme tel, je crois que l'on doit pouvoir le recevoir sans offenser les Chinois, mais il n'en est pas question pour le moment.
Q - Et le président le recevrait-il ?
R - Il le décidera lui-même. En tout cas, j'ai parlé au Dalaï-Lama, il y a trois jours, et ce dialogue renoué - un peu, quand même grâce à la France -, est la première étape. Il disait lui aussi que c'était un premier pas dans la bonne direction.
Q - Il y a une question que tout le monde se pose, vous citiez Angela Merckel qui l'a reçu, qui tient d'ailleurs des propos pas toujours complaisants, ni avec la Chine, ni avec la Russie, ce qui ne l'empêche pas de faire des affaires, nous parlons d'intérêts économiques...
R - Je dis que jamais le respect des Droits de l'Homme n'a empêché les affaires. Dans l'Histoire, je ne connais pas d'exemple, bien que les Chinois nous disent qu'il y a eu un gel très ferme, durant trois mois entre les autorités chinoises et l'Allemagne. Fondamentalement, je pense que cela n'empêche pas le commerce, au contraire, je pense qu'exprimer une idée forte, amicalement avec des personnes avec lesquelles nous entretenons une stratégie précise n'est donc pas une offense. Nous avons des accords stratégiques avec les Chinois et il faut parler vrai.
Q - Il faut juste maintenir la pression sur eux en fait ?
R - Maintenir la pression, c'était aller dans le sens du dialogue et cette pression-là, on nous l'a reprochée, il y a eu des manifestations. Nous rencontrons les Chinois, Jean-David Levitte était en Chine, j'ai vu le nouvel ambassadeur il y a quelques jours. Je crois que les choses s'arrangent, je l'espère.
Q - Il y a eu un moment très fort sur lequel il nous faut revenir, c'est la visite du président Kadhafi. On se demande toujours ce que vous auriez dit hors du gouvernement, peut-être auriez-vous dit ce qu'a dit Rama Yade, celle qui a eu le courage de dire : "c'est le baiser de la mort". Auriez-vous pu écrire cela si vous n'aviez pas été au gouvernement ?
R - Oui mais j'étais ministre des Affaires étrangères et Rama Yade chargée des Droits de l'Homme. J'ai défendu ce qu'elle a dit, je pense qu'elle a eu raison de le dire. Peut-être aurions-nous pu imaginer un autre scénario mais elle était dans son rôle.
Q - C'était "too much" comme visite, n'est-ce pas ?
R - Le chemin accompli par la Libye, par rapport, par exemple, au temps où François Mitterrand a rencontré M. Kadhafi, en Crète, avec Roland Dumas, est considérable. A l'époque, je n'ai pas vu de manifestation et j'étais indigné lorsque François Mitterrand - je lui en ai parlé souvent - a rencontré le colonel Kadhafi. L'évolution de la Libye est importante : le pays a cessé de s'armer de façon ostensible et il est désormais contrôlé. Les autorités libyennes ont accepté l'AIEA, elles ont cessé de menacer, elles ont renoncé au terrorisme. La Libye a regagné la communauté internationale. Surtout, le colonel Kadhafi a libéré les infirmières bulgares et le médecin palestinien innocents, odieusement arrêtés et torturés
Q - Ce n'est pas agréable, n'est-ce pas ?
R - En effet. Non, ce n'est pas agréable et il y a d'autres griefs que je vous épargnerai.
Q - Pourquoi ?
R - De vieilles histoires avec la disparition d'un imam que j'aimais beaucoup, l'imam Moussa Sadr, un imam chiite libanais d'origine iranienne. Il a disparu en Libye et j'en ai toujours gardé un souvenir aigu. Il aurait bien compté dans ce qui s'est passé au Liban, je vous l'assure, cela n'aurait pas été le Hezbollah.
Q - Vous avez dit qu'il "faut savoir parfois avaler son chapeau".
R - Je l'ai fait.
Q - Le faites-vous souvent ?
R- Pas trop. Mais là, je l'ai fait. Mais j'ai eu de la chance, contrairement à Rama Yade, car j'étais réellement à Bruxelles et je n'ai pas eu à inventer un prétexte. Personne ne m'a cru bien entendu, et j'ai vu des articles merveilleux, personne n'a pensé qu'en téléphonant à Bruxelles, ils auraient su qu'il y avait une réunion entre les ministres.
Q - Vous avez dit, le jour où je trouverai cela insupportable, il faudra que je m'en aille. Qu'est-ce qui serait insupportable ?
R - Des violations délibérées des Droits de l'Homme par la France, cela serait certainement insupportable. Que sciemment, nous soyons des oppresseurs, ce serait insupportable mais il n'en est pas question ! De temps en temps et pour des raisons beaucoup plus futiles, j'ai pensé qu'en effet, ma place n'était pas là.
Q - C'est-à-dire ? Sur quel sujet ?
R - J'avais, par rapport aux migrations et à l'émigration choisie, une attitude de rejet. Je connais assez bien l'Afrique et je pense que ce n'était pas la bonne méthode. Je vous ai dit combien, finalement, j'ai compris que l'attitude de M. Hortefeux, mon collègue, n'était pas délibérément méchante ou raciste et que nous avions une façon beaucoup plus humaine que les autres de prendre en charge un problème qui sera et qui est déjà un problème européen. La façon, par exemple, dont nous venons de signer un accord avec le Sénégal - je le dis en présence de Jean-Christophe Rufin, notre ambassadeur au Sénégal - nous satisfait pleinement.
Q - Et les expulsions, par exemple lorsque l'on dit qu'il faut expulser 25.000 sans papiers ?
R - Je n'aime pas que l'on fasse du chiffre, bien sûr. J'y ai surtout pensé au moment de la polémique sur les tests ADN, du contrôle de l'acide désoxyribonucléique, c'est-à-dire du contrôle génétique. Et puis, il y a eu des manifestations, des amendements. En ce qui nous concerne, la démarche se fera sur la base du volontariat ; cela m'a rassuré.
Q - Donc il serait faux de dire que Bernard Kouchner met ses convictions entre parenthèses, les met dans sa poche en attendant de quitter le gouvernement un jour ?
R - Vous parler de Bernard Kouchner comme si c'était un personnage, parlez un peu du ministre des Affaires étrangères de la France.
Q - Oui, mais vous êtes quelqu'un de particulier quand même.
R - Il n'empêche qu'il est aussi ministre des Affaires étrangères et, par conséquent, il ne peut pas dire n'importe quoi, bien que l'on m'accuse souvent de le faire. Il a une responsabilité, une solidarité avec les gens qui travaillent dans ce ministère. Ils sont très nombreux.
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Sur l'immigration, je m'en suis expliqué tout à l'heure, nous sommes quasiment d'accord avec l'Italie, avec l'Espagne, avec la Grèce, à partir de nos positions respectives et il y aura, c'est nécessaire, je l'ai dit, une politique commune de l'immigration. Il faut une attitude commune de l'Europe puisqu'il y a l'espace Schengen et que l'on peut circuler d'un pays de l'Union européenne à l'autre, que l'on soit résident légal ou pas. Nous allons construire cette position commune avec les pays socialistes comme avec les pays dits libéraux.
Je suis contre l'immigration choisie, je l'ai dit. Je ne veux pas que l'on prenne les médecins en Afrique pour les sous-payer chez nous. Il faut donc favoriser le développement de leur pays respectif ; c'est le sens des accords qui sont en train d'être passés avec l'Afrique. Nous ne pouvons qu'être d'accord.
Quand tu me parles des Etats-Unis, je veux d'abord te dire que ce n'est pas de ma faute si Bush est au pouvoir. Cela va d'ailleurs changer ; le président Bush va céder la place et il y aura un espace européen formidable de six mois, durant lesquels nous allons proposer un agenda, une feuille de route aux Américains. Au moins durant ces six mois, je crois qu'ils seront attentifs à ce que fait l'Europe. Sur tous les points que tu as cités, il y a une demande d'Europe en politique extérieure.
Sur l'Irak, ce que je voulais, c'est que cesse le massacre des Irakiens. Il a cessé de mauvaise manière. Il n'a pas cessé, d'ailleurs, même si M. Saddam Hussein a cessé de nuire. Ce que je souhaitais, c'est qu'il y ait un Irak libre associant les trois communautés. Cela a été horriblement mal fait, sans notre soutien, au contraire, le président Sarkozy a répété ce qu'avait dit le président Chirac ; nous avons été en désaccord, nous le sommes toujours. Pour le moment, je suis le seul à avoir visité l'Irak ; j'y retourne dans quelques jours. Nous avons ouvert des consulats et nous allons disposer, pour les populations, de dispensaires, etc. Nous sommes auprès de la population irakienne.
Nous sommes dans l'OTAN. Il y a deux opérations de l'OTAN : en Afghanistan et au Kosovo. L'opération au Kosovo est commandée par un Français. Nous sommes partout, dans tous les compartiments de l'OTAN, sauf dans le Conseil stratégique qui est celui qui élabore les plans. Nous y serons, comme cela il y aura des officiers français dans tous les organes de commandement de l'OTAN. Nous ne sommes pas pour autant alignés sur les Américains, au contraire, nous avons voté à Bucarest contre les Américains et, manifestement, ils ne nous prennent pas pour des béni-oui-oui. Nous avons voté contre les Américains, avec les six pays d'Europe - mais c'était d'abord l'Allemagne et la France -, pour ne pas donner tout de suite l'accès à l'OTAN à la Géorgie et à l'Ukraine. Au Kosovo, nous étions contre les Américains, nous avons maintenu nos positions et nous avons eu six mois de négociations supplémentaires.
N'oublions pas que nous n'intégrerons l'OTAN que si nous pouvons construire une défense européenne. Cette condition a été acceptée par le président Bush à Bucarest. Cela pourra peut-être se faire au moment du sommet franco-allemand Kehl-Strasbourg dans un an, et, jusque là, nous nous consacrons à la défense européenne.
Au Liban, nous avons tenté ce que l'on a appelé l'initiative française. L'idée a été reprise par la Ligue arabe pour mettre un terme à la crise actuelle au Liban ; j'espère que cela marchera.
Sur l'Iran, nous avons toujours dit qu'il fallait des sanctions sans cesser le dialogue. Nous avons dialogué, nous avons reçu les émissaires. Il y a quelques jours encore, j'ai rencontré M. Mottaki, le ministre des Affaires étrangères iranien. Nous essayons à chaque fois de ne pas avoir une attitude fermée. Nous parlons aux Iraniens, c'est quand même la moindre des choses en diplomatie.
Mon choix, c'est de voir la négociation accomplie. Le président de la République a dit que nous n'allons pas attendre qu'il y ait soit une bombe sur l'Iran ou que l'Iran nous envoie une bombe. Il faut dialoguer et c'est ce que nous avons fait. Nous avons essayé, je ne dirai pas avec un grand succès. Et il y a quelques jours, avec les Russes, les Chinois, les Américains, les Allemands et les Britanniques, nous avons adressé la Lettre du dialogue à Téhéran. Voilà ce que nous proposons et, en même temps, nous n'avons jamais refusé le nucléaire civil aux Iraniens.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 mai 2008