Texte intégral
Monsieur le Président, Cher Gilles,
Madame la directrice générale, Chère Véronique,
Chers amis,
Je voudrais vous dire d'abord que je suis ravie d'être parmi vous ici à Cannes, pour cette grande fête annuelle de la diversité cinématographique qui ne déroge pas cette année à sa réputation.
J'ai vu des films dont le regard sur le monde est sans concession; j'ai pris aussi un grand bonheur à fêter- aux côtés de Jose-Manuel Barroso, de Viviane Reding, de Michel Piccoli et de Clint Eastwood, les 100 ans de Manoel de Oliveira. Une vie pour le cinéma, pourrait-on dire, marquée par une grande fidélité du Festival à son oeuvre et de son oeuvre au Festival.
Manoel de Oliveira est pour moi l'exemple de l'artiste européen, qui a su dépasser la frontière des langues et des nationalités, qui nous donne une vision incarnée, dense, poétique, de ce que peut-être une culture européenne, dont il est à la fois l'héritier et le passeur.
C'est un beau prélude à l'ouverture, dans quelques semaines maintenant, d'une série d'évènements culturels qui vont marquer la présidence française de l'Union européenne. Le cinéma aura une large part à ces évènements, dans la continuité des échanges que j'ai eus hier avec 15 de mes collègues ministres européens de la culture réunis à l'initiative de Viviane Reding.
Bravo bien sûr à Gilles Jacob et Thierry Frémaux et toutes leurs équipes mobilisés pour faire de chacune de ces douze journées et nuits du Festival un évènement recommencé et toujours surprenant ; félicitations aussi à la Quinzaine et à ses quarante ans... au cours desquels le festival n'a plus jamais été interrompu ! Sans oublier la Semaine de la critique : si Cannes est un grand Festival c'est à ce bel alignement de sélections complémentaires qu'il le doit.
Le cinéma est un monde qui a ses rituels bien à lui : par exemple de faire de l'épisode Cannois celui des bilans et du départ d'une nouvelle année.
Comme vient de le rappeler Véronique Cayla et comme j'ai eu l'occasion de le dire le jour même de l'ouverture du festival au Conseil des ministres, le cinéma français dispose de tous les atouts pour rester un grand cinéma :
- un film français, que vous allez saluer demain, a attiré près d'un français sur trois dans les salles : au moment où les écrans individuels se multiplient c'est un signe, très fort, que le cinéma en salles garde tout son pouvoir d'attraction !
- la France a remporté récemment un grand nombre de distinctions à l'étranger et trois statuettes à Hollywood : c'est une belle reconnaissance !
- l'investissement dans les films français a aussi atteint un seuil historique cette année, un milliard d'Euros : c'est un signe de vigueur !
Vous êtes tous ensemble les artisans de ces succès, et je vous en félicite.
Néanmoins, le cinéma demeure un secteur structurellement fragile et exposé au risque.
D'abord parce que son économie est sans proportion avec son poids symbolique et son impact culturel, qui sont immenses : ses recettes sont évaluées à 3,5 milliards d'euros.
C'est pourquoi le soutien de l'Etat demeure indispensable à ce secteur.
Il l'est également parce que la France a eu la double ambition, traduite admirablement par la pensée et par les actes d'André Malraux, de se doter d'une véritable industrie capable de rivaliser avec la puissance du cinéma américain. Et en même temps de considérer le cinéma comme un art, une création artistique à part entière.
C'est cette double ambition, qui légitime aujourd'hui à la fois l'exception culturelle et le maintien d'une politique culturelle exigeante en faveur du cinéma. Surtout au moment où des mutations qui dessinent un horizon incertain et inconnu deviennent une réalité.
Nous en somme tous convaincus : l'avenir du cinéma passe aussi par Internet. Et nous devons tout faire pour que l'avènement de ce nouveau support soit synonyme d'un véritable renouveau, et non d'une mort programmée du droit d'auteur, sans lequel il n'y a pas de création possible.
Voilà maintenant six mois, l'ensemble des professionnels du Cinéma, de la Musique, de la Communication et de l'Internet ont exprimé, de concert avec le Gouvernement, leur volonté commune de créer le cadre juridique indispensable au développement d'une offre abondante de films sur Internet, qui soit à la fois respectueuse du droit des artistes et attractive pour le public.
Ces « accords de l'Elysée » ont été transcrits fidèlement dans le projet de loi « Création et Internet » - qui sera examiné par le Conseil d'Etat dans quelques jours, puis présenté en Conseil des ministres durant la première quinzaine de juin et examiné en première lecture au Sénat.
C'est un enjeu majeur pour la création, pour le cinéma, et j'invite tous les artistes, tous les créateurs à affirmer que leurs droits ne sont pas solubles dans l'Internet, en défendant ce texte.
Les débats autour de la révolution Internet sont vifs, mais naturels et nécessaires. Ils sont à la mesure du bouleversement qu'elle induit dans nos comportements, dans notre façon de nous cultiver. Deux choses, cependant, me gênent profondément dans ce que je peux entendre ici ou là.
La première, c'est lorsque l'on présente la défense des droits d'auteur comme un combat d'arrière-garde. Comme un refus obstiné d'évoluer, une crispation de certains, les nantis de la culture bien évidemment, sur leurs privilèges. La modernité, ce n'est pas le mépris de la juste rémunération des artistes. Ce n'est pas non plus le mépris de leur intention artistique, de l'intégrité de leurs oeuvres. Ces oeuvres ne sont pas de simples marchandises, modifiables, reproductibles, copiables à merci. Dans toutes les révolutions technologiques que le cinéma a traversées, l'apparition de la télévision, de la cassette vidéo, du DVD, la France a toujours défendu le droit d'auteur comme le garant même de la création. Internet ne sera pas le fossoyeur de cette spécificité française qui n'a rien d'un anachronisme. C'est l'abandon des droits d'auteur qui représenterait une régression dramatique pour la diversité culturelle.
L'autre chose qui me gêne profondément, c'est le terme « liberticide ». J'entends que la loi « Création et Internet » serait « liberticide ». Mais à quelles libertés porte-t-elle atteinte ? A la liberté de se servir sur Internet comme dans les rayons d'un vaste supermarché de la culture enfin débarrassé des caisses ? Comme le dit avec sa merveilleuse simplicité l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen : « l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ». Je crois que tout est dit. Notre combat s'inscrit tout entier dans la perspective ainsi tracée par les philosophes des Lumières et par les principes constitutionnels de notre République.
Il ne s'agit de rien d'autre que de rétablir l'équilibre, aujourd'hui rompu, entre deux séries de droits fondamentaux : d'une part, le droit de propriété et le droit moral des créateurs, aujourd'hui bafoués, et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée des internautes, aujourd'hui absolu.
J'entends parfaitement les demandes des consommateurs, qui sont légitimes. Ces demandes, quelles sont-elles ? D'abord la possibilité d'écouter et de voir des oeuvres acquises légalement sur tous les supports : la télévision, Internet, l'auto-radio, pour la musique. Le projet de loi propose de supprimer les DRM. Ensuite, les internautes veulent accéder plus rapidement au oeuvres. L'engagement a été pris de revoir les délais de la chronologie des médias. Véronique Cayla l'a dit le chantier est ouvert. Enfin, les consommateurs veulent bénéficier d'une offre plus attractive, moins coûteuse. La concurrence des plates-formes de téléchargement se chargera de rendre les tarifs attractifs.
Encore faut-il laisser cette concurrence se développer. On nous dit que c'est parce que l'offre légale n'est pas assez riche, que le consommateur devient pirate. L'offre légale - j'insiste sur ce point - s'est pourtant considérablement enrichie au cours des dernières années. Plusieurs milliers de films sont désormais disponibles, et le coût pour le consommateur a fortement diminué. Mais comment cette offre peut-elle se développer quand le piratage dissuade l'investissement dans la distribution en ligne, en faussant les termes de la concurrence ?
On ne peut donc encourager le développement de l'offre légale sans lutter en même temps contre le piratage. Le projet de loi « Création et internet », propose une approche fondamentalement préventive et pédagogique pour sortir de l'ornière juridique dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Comme vous le savez, en téléchargeant illégalement une oeuvre sur Internet, on risque aujourd'hui, sur le fondement du délit de contrefaçon, jusqu'à 300 000 euros d'amende et jusqu'à trois ans de prison. Ces sanctions apparaissent totalement disproportionnée, de même que la procédure judiciaire, au cas du pirate dit ordinaire, qui peut ainsi se trouver traduit devant le tribunal correctionnel !
La base juridique sur laquelle se fonde la réponse graduée que nous souhaitons mettre en place existe déjà dans notre droit : il s'agit de l'obligation de surveillance de son accès Internet, d'ores et déjà mise à la charge de l'abonné. Le projet du Gouvernement ne vise en fait qu'à préciser le contenu de cette obligation, et à mettre en place un mécanisme de réponse en cas de manquement de la part de l'abonné.
Cette réponse prendra une forme qui, dans un premier temps, sera purement pédagogique puis, dans un second temps, transactionnelle Enfin, elle pourra éventuellement déboucher sur une sanction de nature administrative et non plus pénale, prononcée par une autorité indépendante. En cas de manquement répété de l'abonné, l'autorité pourra prendre une sanction administrative : une suspension de l'accès Internet de quelques mois.
Le projet n'institue donc en aucune manière, contrairement aux arguments qui sont parfois avancés, à tort, jusque dans l'enceinte du Parlement européen, de « filtrage généralisé des réseaux ».
L'objectif du Gouvernement est que l'efficacité du mécanisme pédagogique et gradué géré par l'autorité administrative dissuade de recourir à la voie pénale.
C'est donc tout le contraire d'une « criminalisation des internautes » - pour reprendre la surprenante expression de l'auteur d'un rapport du Parlement européen - que nous recherchons. Une récente étude réalisée en Grande-Bretagne et publiée en mars 2008, montre que 70% des internautes cesseraient de télécharger à réception d'un premier message d'avertissement et 90% à réception du second.
Ces estimations sont cohérentes avec les taux relevés aux Etats-Unis, sur les réseaux numériques où une solution du même ordre a déjà été mise en oeuvre. On y constate que 70 % d'internautes renoncent au téléchargement dès réception du premier message d'avertissement et 85 à 90 % à réception du second.
Enfin, je tiens à insister tout particulièrement sur un dernier point : l'utilisation, par l'autorité indépendante, des données personnelles relatives aux abonnés sera entourée de multiples garanties afin de protéger le secret de la vie privée.
Mesdames et messieurs, aucun motif de fond ne s'oppose à ce que l'entrée du cinéma dans l'ère numérique soit régulée comme l'ont été, en France, tous les défis technologiques traversés par l'industrie du film, au profit de la diversité de la création. Mais parce que le projet de loi « Création et Internet » s'oppose à des nouveaux comportements que l'on cherche à maquiller en libertés fondamentales, parce qu'il défend des droits que l'on cherche à faire passer pour des anachronismes à visées uniquement corporatistes, parce qu'il ne cède pas au discours démagogique qui consiste à dire que « puisque tout le monde le fait, c'est que ce n'est pas un crime », j'ai besoin de votre soutien, j'ai besoin de votre mobilisation à tous.
Par ailleurs, nous devons penser de manière globale et cohérente l'entrée du cinéma dans le monde numérique. J'ai bien noté, et c'est fort visible à Cannes cette année, que de nouveaux acteurs issus de l'univers des télécommunications s'intéressent au cinéma.
Je rappelle que la France a joué un rôle moteur pour que la nouvelle directive européenne «Services de médias audiovisuels», qui remplace la directive «Télévisions sans frontières», prenne en compte les nouveaux acteurs du numérique dans son champ d'application. La transposition de cette directive dans notre droit s'impose maintenant de manière rapide. Elle permettra d'adopter des mesures concrètes en faveur de la production européenne et française, pour tous ces nouveaux médias et supports qui prennent aujourd'hui le relais de la télévision comme mode de diffusion des oeuvres.
Au-delà de ces étapes encore une fois décisives à mon sens pour assurer l'avenir du cinéma et l'inscrire dans le futur, Véronique Cayla a bien souligné toutes les tâches qui nous attendent pour rénover, améliorer les formes du soutien qu'apporte l'Etat à la création et la diffusion du cinéma, qui s'est fortifié en 2008.
La période est propice à la réflexion et à un débat que j'espère fructueux. Nous disposons de rapports de qualité : « Club des 13 », rapport d'Anne Perrot et Jean-Pierre Leclerc sur « Cinéma et concurrence », missions conduites par le CNC sur la numérisation des salles, sur les SOFICA... Profitons de ces travaux afin qu'un dialogue élargi soit conduit pour rénover notre système d'aide.
J'ai désigné mes priorités : renforcer nos aides en amont de la production, aux auteurs et à l'écriture. Soutenir de la manière la plus appropriée les entreprises indépendantes pour qu'elles soient un vivier de diversité et d'exigence artistique, et éviter à tout prix - c'est le message essentiel du rapport du Club des 13 auquel je souscris, une bipolarisation de la production, qui serait dangereuse pour le diversité et la qualité de notre cinéma. Le débat lancé par ce rapport devra nous amener à prendre les mesures les plus appropriées pour éviter cet écueil.
Les sorties de films, la politique tarifaire des exploitants, les relations entre multiplexes et salles municipales, les pouvoirs du médiateur du cinéma : tous sujets traités avec intelligence, de l'avis général, par le rapport Perrot/Leclerc, vont pouvoir nous permettre de poser de nouvelles règles du jeu, à la suite de la consultation publique engagée sur ce rapport.
Je suis soucieuse également du rayonnement international de notre cinéma, et d'encourager le travail de nos exportateurs. Les aides à l'export doivent être plus efficaces et permettre au cinéma français non seulement d'être vu dans le monde entier, mais aussi de puiser des ressources nouvelles sur les marchés étrangers.
Je tiens évidemment à la solidité de nos industries techniques, parmi les meilleures du monde. Je souhaite qu'un nouveau crédit d'impôt ouvert aux films étrangers qui n'ont pas accès à nos aides soit mis en place dès 2009 et que les industries techniques puissent profiter à plein des dispositions de la loi mécénat pour le soutien qu'elles apportent au court métrage.
Un de nos grands paris doit être aussi de renouveler le public du cinéma, d'y attirer les jeunes, ce qui est un enjeu majeur pour l'entretien de la cinéphilie. Avec tous les partenaires concernés : éducation nationale, collectivités territoriales, associations, je veux doubler à l'horizon 2009-2010 le nombre d'élèves concernés par les programmes « Ecole , Collège, Lycée au cinéma ». Ils seront ainsi deux millions et demi à apprendre le plaisir de la découverte des films en salles. Le rapport commandé à Alain Auclaire, qui concerne aussi la diffusion culturelle, nous permettra de mieux atteindre cet objectif.
Enfin il est maintenant indispensable de rénover le Code du cinéma. La France s'est dotée d'un instrument juridique précieux, souvent complété mais jamais toiletté. Certaines dispositions du code, qui datent de plus de cinquante ans, ne sont plus conformes à notre ordonnancement juridique : sa mise à jour doit être entreprise.
Ce travail de grande ampleur, que j'ai confié au CNC, fera l'objet d'une large concertation.
La modernisation du CNC, qui vise à conforter cet établissement public, à lui donner une plus grande autonomie financière et à le doter d'organes de gouvernance adaptés sera une des mesures phares de cette mise à jour.
Je souhaite que l'ensemble des mesures et réformes que j'ai évoquées qui appellent des modifications législatives soient regroupées dans un projet de loi sur le cinéma.
Chers amis, voilà notre programme de travail et de réformes. Il est vaste, mais se veut à la hauteur des ambitions que nous avons pour notre cinéma.
Soyons unis pour le réaliser.
Je compte sur vous tous. Vous pouvez compter sur moi pour défendre le 7e art sur tous les fronts en France comme en Europe, avec la même passion que celle qui vous anime pour faire de beaux films. Bon Festival ! Source http://www.culture.gouv.fr, le 22 mai 2008