Texte intégral
Chère Taslima Nasreen,
Au nom du président de la République,
Au nom des membres du jury du prix Simone de Beauvoir,
Au nom de tous vos amis,
Au nom du ministre des Affaires étrangères et européennes, Bernard Kouchner, de l'ensemble du gouvernement, de Culturesfrance et des éditions Gallimard,
Au nom des citoyens français qui considèrent que la liberté d'expression ne peut avoir de limites que celles imposées par la loi, et que l'appel au meurtre est un crime,
Au nom de la liberté,
Au nom de tous ceux, innombrables, glorieux ou anonymes, qui, sur cette terre de France, par la plume ou l'action, ont consacré leur vie à combattre pour la liberté de l'esprit et l'égale dignité des hommes,
En souvenir de Simone de Beauvoir qui écrivait : "La fin suprême que l'homme doit viser, c'est la liberté, seule capable de fonder la valeur de toute fin. La liberté ne sera jamais donnée, mais toujours à conquérir",
Au nom de tous les Français qui considèrent simplement que le sort qui est le vôtre est profondément injuste, et que l'injuste est injustifiable, et qu'expliquer n'est pas admettre,
Au nom de ceux dont la foi ou les convictions réprouvent la violence, et qui abhorrent la censure,
Au nom des femmes et des défenseurs des Droits de l'Homme qui, partout dans le monde, se battent pour leur liberté,
En mon nom propre et comme secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères et aux Droits de l'Homme,
Je vous souhaite, chère Taslima Nasreen, la bienvenue en France, la bienvenue à Paris.
J'ai envie de dire "Enfin !". Cela fait si longtemps que j'attendais ce moment. Ce moment, je l'avais cru voir arriver lors de mon dernier voyage en Inde, avec le président. Je vous ai demandé, attendu, cherché. Vainement. Je vous fais alors parvenir un message personnel, manuscrit, m'accrochant à l'idée folle de vous voir un jour à Paris pour vous remettre ce merveilleux Prix Simone de Beauvoir. Le président de la République aussi avait cet espoir, cet engagement. Et la parole présidentielle est celle de tout un peuple qui s'est promis de porter, par delà les océans, ces mots qui tonnent : "liberté, égalité, fraternité".La Liberté, que vous symbolisez, s'est fait attendre, s'est fait désirer. Mais nous avons eu raison de vous attendre. Vous êtes bel et bien là, parmi nous, avec nous. Merci de cet honneur inestimable.
Je viens de lire votre dernier livre, "De ma prison". Malgré son titre, c'est un récit de liberté indomptable. La solitude qui est la vôtre est un véritable déchirement. Mais votre livre est une évasion. Vous vous interrogez constamment, et nous avec vous : "pourquoi ?". Vous vous demandez: "Oser dire sa vérité est-il un péché si épouvantable dans cette époque de mensonge et de tromperie ?". Et coup de grâce, vous interpellez le monde : "faut-il que je paie le crime d'être née femme ?".
Vous payez si cher, Taslima, obligée de quitter votre pays en 1994 ; contrainte à une longue errance qui vous a conduite en Inde, où, en 2007, votre tête a été mise à prix pour 500 000 roupies par un groupe contre lequel les autorités indiennes mettent tout en oeuvre pour vous protéger. Votre protection est devenue votre isolement. L'Inde vous a accueillie, et vous avez vécu dans votre Bengale tant aimé, votre Inde tant aimée, où vous avez écrit sur l'humanisme laïque, les Droits de l'Homme et l'émancipation des femmes. Vous élevez le fragile et mince, mais pourtant si puissant, rempart des mots.
Et c'est la France qui vous accueille aujourd'hui, celle de Voltaire, de Hugo, de Zola, de de Gaulle, de Simone de Beauvoir, de Césaire, cette France des écrivains engagés dans le combat toujours renouvelé pour la dignité et la liberté.
Pourquoi ? Pour des mots. Comme vous l'écrivez : "je me sers des mots, et non de la violence, pour exprimer mes idées".
Le Britannique Salman Rushdie, la Néerlandaise Ayaan Hirsi Ali, l'Américaine Wafa Sultan, la Canadienne Irshad Manji, comme vous, vivent dans l'isolement, menacés dans leur vie, protégés, mis à l'abri, escortés. Il y a, dans cette situation, quelque chose de barbare dont nous avions cru, en Europe, être débarrassés pour toujours.
Chère Taslima Nasreen, sachez que vous êtes aussi chez vous en France. Et je ne crois pas trop m'avancer pour vous dire que vous êtes chez vous dans toute l'Union européenne, dans ces vingt-sept pays qui ont décidé librement de s'unir et de partager des valeurs communes de progrès. Car, comme je l'ai déjà dit et écrit, nous ne devons pas trembler, quand il s'agit d'affirmer nos valeurs de liberté, de justice et de solidarité, alors que la main des fanatiques, elle, ne tremble pas lorsqu'il s'agit de tuer.
La France, qui assumera dans quelques semaines la responsabilité de présider l'Union européenne, agira pour soutenir les droits des femmes et de ceux qui sont victimes, en raison de leurs convictions.
Je voudrais saluer les jurés du prix Simone de Beauvoir qui, le 9 janvier dernier, ont choisi Taslima Nasreen et Ayaan Hirsi Ali comme premières lauréates. Permettez-moi de citer le les mots de votre jury : "En reconnaissant et en récompensant l'audace et l'originalité de pensée dont témoignent l'oeuvre et l'action d'Ayaan Hirsi Ali et de Taslima Nasreen, dans le combat pour la liberté de conscience et d'expression, le jury du Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes entend contribuer à mobiliser la solidarité internationale, pour réaffirmer le droit des femmes, garantir la protection de celles qui luttent aujourd'hui au risque de leurs vies, et défendre à leurs côtés les idéaux d'égalité et de paix."
Ayaan, Taslima, vos noms résonnent comme des claques à l'intolérance, des flambeaux de la liberté. Que vous soyez du Bangladesh ou de la Somalie, vous, les combattantes de la liberté, vous vous ressemblez toutes : chez Ayaan comme chez Taslima, la douceur cohabite avec la hardiesse. Vous, avez, Taslima, ces mots froids quand vous dites : "Femmes, libérez-vous des morsures de la peur pour vous tenir debout, droites et fières! Une femme seule peut grandir, se déployer et faire croître toute une forêt". Ayaan, elle, votre consoeur d'infortune, a l'audace de celles qui jouent leur va tout, quand elle dit : "Vous pouvez exprimer votre opinion, mais votre tête sera coupée. Vivre dans une démocratie ne change rien à l'affaire, alors que c'est rien de moins que la liberté d'expression qui se joue !".
Ces femmes-là, elles vous enchantent autant qu'elles vous glacent. On peut les trouver dérangeantes, excessives, sulfureuses. On n'est pas obligé d'être en accord avec leurs propos, mais elles ne doivent pas mourir pour cela. Toutes les fureurs qu'elles portent en elles doivent être entendues par le pays des Droits de l'Homme. Le long sanglot de ces Voltaire des temps modernes est celui de femmes qui ne veulent pas vivre à genoux. Leur détresse est notre humiliation. Leur désarroi, notre remords. Elles nous rappellent qui nous sommes. Des êtres humains épris de justice.
En choisissant comme lauréates, ces deux femmes courageuses, ces combattantes de la liberté, vous avez été, Mesdames les Jurées, fidèles à une certaine idée de la France.
Je veux vous remercier, car les Droits de l'Homme, les droits des femmes, c'est vous qui les défendez en choisissant de telles lauréates, et je ne peux que me sentir confortée dans la mission de secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères et aux Droits de l'Homme qui m'a été confiée, par des initiatives telles que la vôtre. Des assemblées comme celles-là seront toujours mon oasis, ma famille, celle des Droits de l'Homme.
Chère Taslima Nasreen, le général de Gaulle disait qu'il y a "un pacte multiséculaire entre la grandeur de la France et la Liberté du monde". Ce soir, c'est la France éternelle qui vous dit que le moment est venu que l'on vous remette enfin ce prix "Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes".
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 mai 2008