Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec Europe 1 le 13 juin 2008, sur l'incidence du referendum irlandais de ratification du traité de Lisbonne sur les priorités de la présidence française de l'UE, la conférence de Paris des donateurs pour l'Afghanistan, le sommet Union pour la Méditerranée et le dialogue avec la Syrie et l'Iran.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- B. Kouchner, bonjour.

Bonjour.

L'Irlande est en train de faire vivre toute l'Europe dans le suspense et la peur d'un non. On nous dit que les Irlandais ont peu voté.

C'est vrai, ils ont peu voté, mais l'Irlande nous fait vivre aussi dans l'espoir d'un oui.

Et la prévision c'est que s'il y a une faible participation, c'est avantage au non.

Ecoutez, ne tirons pas des plans sur la comète, on saura les résultats dans quelques heures, mais comme le dépouillement n'a même pas commencé, nous n'en savons rien.

Oui, si c'est oui, c'est la fête dans toute l'Europe, mais vous aurez eu tous très chaud.

Qui c'est « tous » ? Vous et moi, les Européens. Moi, je n'ai pas plus chaud que vous. Le problème c'est qu'il y aura certainement une ratification du Traité de Lisbonne que la France, avec la présidence allemande, avait proposé, probablement 26 pays qui diront oui, et j'espère - mais il faut faire confiance au vote des Irlandais - que le 27e, l'Irlande, le seul à voter par référendum, et non pas à ratifier par la voix parlementaire, le seul à voter par référendum, dira oui.

Mais chaque fois que les peuples s'expriment directement, c'est toute l'Europe et les dirigeants de l'Europe qui tremblent.

Mais qui est-ce... « Tremblement », ce n'est pas un tremblement de terre, c'est dommage, parce que c'est une construction que tout le monde nous envie, c'est une construction nécessaire, c'est probablement la plus belle invention politique depuis la Deuxième guerre mondiale, et nous espérons fortement que les Irlandais vont permettre de poursuivre sans trop de heurts.

Est-ce que vous dites comme F. Fillon, hier, sur France 2, que si les Irlandais disent non, le Traité de Lisbonne est caduc ?

Mais je n'ai pas à le dire, c'est la loi. Il faut ratifier à l'unanimité le Traité de Lisbonne, s'il manque une voix, le Traité n'est pas en application, ne sera pas en application.

Même si dix-huit ont déjà ratifié. Alors, qu'est-ce qui se passerait ?

Nous allons attendre. Si j'étais superstitieux, je n'aurais pas voulu en parler du tout.

Notre entretien, B. Kouchner, est particulier parce qu'il est enregistré ce matin à 7 h à Villacoublay d'où vous prenez l'avion pour Marseille. Vous allez participer à un des grands débats organisés par le Quai d'Orsay et J.-P. Jouyet, à quinze jours de la présidence française de l'Union européenne. Est-ce que le succès des six mois français de l'Europe dépend d'une poignée de oui ou de non venus d'Irlande ?

Puis-me permettre de vous faire remarquer que le Quai d'Orsay c'est moi.

Oui, justement, si je dis...

... C'est gentil de dire J.-P. Jouyet, mais B. Kouchner et J.-P. Jouyet, ça ferait mieux, on ne sait jamais.

D'accord, voilà les susceptibilités...

Pas de « susceptibilités », vérité.

Parce que je pensais quand je disais « le Quai d'Orsay », c'était B. Kouchner, mon interlocuteur.

Le fond c'est que vous m'avez coulé dans la pierre !

Oui, et ça vous n'aimez pas, je comprends, mais vous n'avez pas répondu à la question : est-ce que le succès des six mois de présidence française dépend de ce qui se passe aujourd'hui et des résultats ?

Ce sera évidemment différent si, ce que je ne souhaite pas et que j'attends avec confiance, les Irlandais votent dans un sens ou dans un autre, évidemment ça modifiera mais ça ne modifiera pas la détermination française de faire avancer des sujets assez simples : l'énergie, comment fournira-t-on de l'énergie à l'Europe ? Les changements climatiques, qu'est-ce que ça va modifier dans notre vie quotidienne ; l'immigration, c'est-à-dire la façon dont de façon plus humaine, de façon plus conforme aux droits de l'Homme, nous pourrions, non pas affronter mais vivre avec des problèmes, disons difficiles à régler, mais au niveau européen plus faciles à régler qu'au niveau national. Donc, nous allons probablement avoir un pacte sur l'immigration, un pacte sur l'asile, ce serait mieux encore, nous verrons bien. Et puis, il y aura les problèmes de l'agriculture au moment où des famines se font entendre, si j'ose dire, les gens qui meurent font beaucoup de bruit. On entend les cris. On entend les protestations, et les denrées alimentaires ont connu des prix invraisemblables, et les plus pauvres ne peuvent pas manger. Comment on articule une production européenne, bien administrée...

Et une production locale, et souvent aidée...

A une production locale, oui.

Ça veut dire que l'Union européenne progressera de toute façon mais avec des coopérations renforcées.

Mais nous ne pourrons pas voir des coopérations renforcées très importantes si nous n'avons pas le Traité de Lisbonne.

Qu'est-ce que l'Europe dirait aux Américains aujourd'hui, si elle était unie ?

Mais elle est assez unie sur ce point. Je crois que les Américains vont connaître une période de passage politique, de passage du flambeau de Monsieur Bush à l'un des deux candidats, Monsieur Obama ou Monsieur McCain, et je crois que c'est le moment pour l'Europe de proposer une démarche commune transatlantique entre l'Europe et les Etats Unis pour qu'un certain nombre de problèmes du monde, et en particulier le problème de la crise alimentaire, et en particulier le problème de la violence, et en particulier le problème du terrorisme, mais pas seulement ça, n'est-ce pas, en Asie, en Amérique Latine, en Afrique, il y a à construire ensemble. Il faut que l'Europe ait une voie politique plus importante, je crois que c'est le moment de proposer une feuille de route, chacun son tour, à nos amis américains, je dis « nos amis américains », pas en s'opposant systématiquement, mais en disant notre mot à chaque problème et fortement, évidemment dans une Europe qui serait le plus unie possible dans ce propos.

Alors, l'Afghanistan, B. Kouchner, la conférence de Paris, il y avait 67 pays, 17 organisations internationales. Est-ce qu'elle a correspondu aux attentes de la France qui l'organisait et aux espoirs d'H. Karzaï ?

Ah, je crois que, oui...

... puisque vous les avez vus hier soir.

... et la France et surtout les Afghans étaient très heureux puisque l'argent recueilli, c'est-à-dire plus proche de 21 milliards de dollars que de 20, je crois vous savez il y a toujours des... il faut refaire les calculs, il faut vérifier si les sommes sont versées. Qui a donné ? Tout le monde a donné, même des petits pays, c'est ça qui était tout à fait intéressant, ce n'est pas seulement les Etats-Unis qui ont donné évidemment beaucoup d'argent, mais nous nous étions dit, si on peut dépasser la somme recueilli à la Conférence de Londres en 2006, nous serons très heureux. Nous l'avons doublée. Alors, évidemment, ce n'est pas suffisant pour que...

... d'autant plus que l'Afghanistan avait proposé un plan de développement de cinq ans et 50 milliards. Vous lui donnez un peu moins de la moitié...

... oui, d'accord, nous en trois ans, donc je pense que ça peut suffire. Et puis, c'est aussi aux Afghans, n'est-ce pas, et pas seulement à l'aide internationale, de prendre leur destin en main. Ce qui était intéressant dans cette conférence qui, évidemment, puisque c'était un succès, n'a pas été beaucoup saluée, sauf par la presse étrangère, je vous le dis très clairement, regardez la place que ça occupe, alors que l'intervention et l'augmentation de nos troupes nécessaires pour que la sécurité s'élargisse en Afghanistan avaient suscité beaucoup de discussions, maintenant lorsque les Afghans sont à Paris, lorsque tout le monde se met avec les Français, à l'occasion de la Conférence de Paris, à changer la politique en disant « il n'y a pas seulement une solution militaire », d'ailleurs il n'y a pas de solution militaire, il y a une solution qui passe par les Afghans, nous sommes aux côtés des Afghans et non contre eux, nous ne faisons pas la guerre aux Afghans, il n'y a pas grand monde pour le remarquer. Ca c'est dommage, c'est très français.

Ah ! La déception de ce matin de B. Kouchner, mais peu importe...

Ce n'est pas déçu !

Oui, mais enfin c'est une constatation objective.

Moi, je ne suis pas déçu, je connais l'Afghanistan, je sais qu'il faut faire ça, mais qu'à un moment donné, c'est aux Afghans de prendre leurs affaires en main, c'est clair.

La France a promis de doubler l'aide française à Kaboul pour les trois prochaines années avec en priorité l'agriculture et la santé.

Oui, les Emirats et nos amis Espagnols ont proposé un formidable programme d'agriculture, ils ont appelé ça le "Plan Marshall en agriculture". Vous savez qu'en Afghanistan, 2 à 3 % de l'aide étaient consacrés à l'agriculture dans un pays qui devrait être un grand pays agricole et les gens mangent mal.

Et qui développe surtout les drogues.

Et nous avons également décidé de consacrer beaucoup d'argent pour la sécurité alimentaire. Il n'est pas normal que dans un pays comme celui-là, un des plus pauvres du monde, un pays agricole, les gens s'interrogent et souvent soient en situation de famine.

B. Kouchner, tous les leaders et futurs donateurs ont mis en avant le fléau n° 1 de l'Afghanistan, avec l'insécurité, le commerce de la drogue, la corruption. Qui sait dans quelles poches les milliards attribués depuis six ans et ceux que vous avez annoncés, les 21 milliards, vont finir par tomber ?

Eh bien, là, il y a un contrôle comme celui que nous avions installé pour la Conférence sur la Palestine avec la Banque mondiale, avec le FMI. L'argent n'est pas donné comme ça, il est contrôlé, il y a une partie qui est donnée au budget afghan, certes, mais jamais plus d'un tiers je crois, enfin en tout cas on va en discuter avec ces grands mentors, avec les organisations internationales. Et puis le reste sera contrôlé et donné à des projets précis, et les projets ont été proposés. A chaque fois qu'un donateur exprimait le chiffre du montant qu'il avait choisi de donner, il y avait des projets à côté et il disait : « je veux consacrer mon argent à l'irrigation, à l'école, à la santé, etc. ».

Vous avez dit il y a un instant, « nous savons bien que nous gagnerons pas seulement la guerre par l'action militaire ».

C'est juste !

Un, pourquoi la France envoie des renforts au moins au sort incertain, d'abord, premièrement ?

En général, les guerres sont incertaines, c'est risqué une guerre en général. Nous n'avons pas choisi ça au hasard. Fallait-il laisser s'installer la pire des barbaries, le terrorisme le plus effrayant, prononcé au nom de l'Islam alors que l'Islam ce n'est pas ça ? Je réponds à votre question, il faut vraiment considérer que si on n'a pas une sécurité minimum, alors c'est très difficile d'être aux côtés des Afghans dans les villages et dans les villes et d'installer avec eux des projets de développement. Il faut une sécurité minimum, il fallait dans certains endroits, pas partout, pas au nord, pas à l'ouest de l'Afghanistan, mais certainement au sud, il faut donner la possibilité, par exemple, à l'armée afghane - 75 000 hommes quand même déjà, et ils vont prendre en main complètement la région de Kaboul - leur donner le moyens de décider eux-mêmes et de diriger eux-mêmes. Et puis après, ils feront la démocratie qu'ils souhaitent, et s'ils ne souhaitent pas la démocratie... bon.

Oui, mais si la victoire doit être politique, par où elle passe ?

Elle passe par l'implication des Afghans dans leurs propres affaires, et ce n'est pas une solution militaire, encore une fois, mais une solution de sécurisation, donc militaire dans un premier temps. Et ce qui était formidable dans cette Conférence de Paris, c'est celle qui a précédé, la Conférence de la société civile des militants des droits de l'Homme afghans qui ont rapporté d'ailleurs, hier, et ça c'était formidable, parce qu'ils ont accepté pour la première fois l'évidence d'ailleurs, c'est qu'il faut une certaine sécurité pour qu'on comprenne qu'il est mieux de travailler avec ses amis qu'avec les gens qui sont des tueurs aveugles.

Donc, les droits de l'Homme malmenés n'ont pas été oubliés à la Conférence de Paris.

Pas du tout, du tout, tout le monde en a parlé. Il ne suffit pas d'en parler, d'ailleurs.

Alors, vous serez à Marseille dans deux heures. On entend de temps en temps des avions qui décollent ou qui se posent derrière nous. Je rappelle que nous sommes à Villacoublay. Le Sommet de Paris commence à passionner autour de l'Union pour la Méditerranée, il y a les chefs d'Etat qui promettent de venir, d'autres qui hésitent, et d'autres enfin qui refusent pour le moment. Kadhafi, c'est un refus définitif ?

J'en sais rien, c'est son affaire.

Oui, vous êtes soulagé qu'il ne vienne pas, lui.

Non, pas du tout.

Non ?

Mais s'il ne veut pas venir parce que... il n'allait pas non plus au processus de Barcelone. Comme c'est la suite mieux fondée et très directement branchée sur des projets, c'est la suite du processus de Barcelone, ce n'est pas une découverte.

Le Président algérien Bouteflika ?

J'espère qu'il viendra.

Oui, est-ce que c'est F. Fillon qui va être à Alger la semaine prochaine...

... mais, vous savez, s'il y a quarante-cinq chefs d'Etat, qu'il y en ait quarante-trois ou quarante-cinq, ça va quand même être quelque chose d'important. C'est la première fois que l'Europe va se prolonger sentimentalement, fraternellement, économiquement sur des projets à géométrie variable, privés et publics ensemble, va se prolonger vers une autre civilisation musulmane, arabe, africaine.

Oui, et on voit bien que les deux rives de la Méditerranée peuvent être complémentaires, si elles s'entendent.

C'est l'objectif.

B. El-Assad est invité au Sommet et aux défilés du 14 juillet sur les Champs-Élysées. D'abord, est-ce qu'il a répondu oui ?

Enfin, il a répondu positivement... il a répondu que ça l'intéressait au président de la République qui l'a appelé la semaine dernière ou il y a dix jours après avoir constaté que le président de la République libanaise avait été élu, comme nous l'avions promis.

Vous avez entendu F. Hollande : B. El-Assad, ici, sur les ChampsÉlysées...

... oui, j'ai aussi entendu J. Lang...

... c'est un symbole « fâcheux ».

Oui, j'ai aussi entendu J. Lang qui était avant nous en train de parler à B. El-Assad la semaine dernière. Alors, ça doit être un tout petit peu compliqué que les cris habituels de l'opposition et de la majorité réunies.

Bon, B. Kouchner dit non à Kadhafi, mais à ASSAD oui ?

Non, moi ça ne m'amuse pas spécialement. Je ne dis pas, mais je pense que si on fait l'Union de la Méditerranée et si les Israéliens parlent avec les Syriens en ce moment, ne faisons pas trop les malins. Je crois qu'il est important de parler avec les gens qui s'opposent. Et encore une fois, ça ne me remplit pas d'aise, mais c'est comme ça qu'il faut faire, ou alors on va maintenir et un état de tension et des difficultés et probablement des affrontements.

Et en quoi le contexte, comme on dit, a changé dans la région grâce à la Syrie qui reste maître du Liban ?

Je ne dis pas que la Syrie reste maître du Liban, je dis qu'au contraire la Syrie a accepté, après l'attaque et le coup de force du Hezbollah, je le souligne - j'aurais bien aimé que ça se passe plus démocratiquement - la Syrie a accepté l'élection du candidat de consensus devenu maintenant Président du Liban, Monsieur Michel Sleimane, ce que nous souhaitions. Et nous avions dit, et je l'ai dit trois fois haut et fort, en particulier dans votre micro, sur votre...

... antenne, Europe 1.

... antenne, oui, j'ai dit que si l'élection du Président pouvait se faire donnant donc enfin un Président, après des mois de vacuité, des mois de vide, un président au Liban, eh bien la France rétablirait des relations normales avec la Syrie. Nous sommes en train de le faire.

Oui, il y a même deux émissaires du Président de la République qui ont volé vers Damas, J.-D. Levitte et C. Guéant. Vous, vous n'êtes pas interdit de Damas ?

Je ne crois pas être très souhaité.

Bon ! Et à Téhéran, qui ira à Téhéran ? Puisqu'on commence avec la Syrie, pourquoi ne pas renouer le dialogue avec Téhéran ?

Il y a un problème avec Téhéran, c'est le Président, Monsieur Ahmadinejad, qui n'est pas très fréquentable. On ne peut pas accepter qu'un Président iranien, fut-il iranien, décide, enfin en tout cas propose de rayer de la carte un pays voisin. Ca, ça n'est pas acceptable. Mais à Téhéran, nous parlons. J'ai encore parlé hier à la Conférence sur l'Afghanistan au ministre des Affaires étrangères iranien, ils étaient tous là, et bien sûr je lui ai parlé et nous avons parlé du Liban. Nous nous voyons souvent. Vous savez, nous avons tendu la main aux Iraniens plusieurs fois. Nous ne sommes pas partisans de la force, nous sommes partisans du dialogue et dans quelques jours, je crois demain, J. Solana, le Haut représentant de la politique extérieure européenne, va porter cette lettre de dialogue à Téhéran.

Dernière question, B. Kouchner, avant votre départ pour Marseille, et puis après la Côte d'Ivoire ce soir - tiens ! Ce sera le premier voyage que vous ferez en Côte d'Ivoire - le bruit courait hier que pour des raisons internes à la politique israélienne, le président de la République reporterait son voyage en Israël. Est-ce que vous confirmez que la date prévue est maintenue ?

Oui, pour l'heure, oui, mais je ne sais pas comment la situation israélienne peut évoluer. Je pense que dans l'état actuel des choses, le Président maintient son voyage. S'il y avait, ce que je ne souhaite pas du tout, des troubles à la tête du Gouvernement israélien, ce serait possible de déplacer la date, mais pour l'heure, non. Ça va ? Ça va, ce n'est pas...

Vous, vous, ça va avec tout ce que vous êtes en train de faire, vous gardez vos...

Vous voulez savoir si je sais où je suis en ce moment par rapport à hier et à demain ?

Oui, c'est ça.

Parfois, il m'arrive de confondre.

Et les nerfs ?

Les nerfs vont bien, je vous remercie.

Bonne journée.
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 13 juin 2008