Texte intégral
Q - Merci, Monsieur le Ministre de nous accorder cette interview réalisée depuis Abidjan, à l'occasion de votre visite en Côte d'Ivoire. Quel sens donnez-vous précisément à cette visite ?
R - C'est très clair. Nous avions, le président de la République et moi-même, affirmé, que le président Gbagbo fixant la date des élections, les relations avec la Côte d'Ivoire seraient rétablies de façon normale. La date des élections a été fixée. Elles sont, théoriquement, fixées pour le 30 novembre. Je suis, donc, envoyé par le président Sarkozy pour rétablir des relations normales avec ce pays que nous connaissons bien, que nous aimons et qui a traversé une longue crise, en 2002, et en 2004. Nous sommes en 2008 et, je voudrais aussi affirmer aux Français qui sont restés en Côte d'Ivoire, qui ont traversé et affronté des moments difficiles et douloureux, que nous espérons la normalisation de la situation et en particulier, comme un facteur de normalisation, mais pas seulement, la tenue d'élections à la bonne date.
Q - Nous allons revenir sur cette date des élections. C'est effectivement quelque chose de primordial dans ce pays, mais vous disiez que vous êtes venu à la demande du président Sarkozy, êtes-vous porteur d'un message particulier du président de la République ?
R - "Salutations respectueuses et désir", bien entendu, je l'ai dit plusieurs fois au président Gbagbo, mais je l'ai dit également au président Bédié et à M. Ouattara qui se présentent aux élections. Nous espérons, nous voulons, nous souhaitons, nous sommes prêts à faire tout ce que nous pouvons pour que les élections se tiennent à une bonne date, à la date précise, qu'elles soient contrôlées et qu'elles puissent se dérouler dans des conditions de sécurité. J'ai vu le général qui commande les forces Licorne qui sont des forces d'intervention, à côté de l'ONUCI, c'est-à-dire la mission des Nations unies pour la Côte d'Ivoire. Cette force se déploie dans de bonnes conditions pour assurer au moment opportun la sécurité des élections. Mais tout cela est tout de même difficile. La France est prête à y contribuer, mais il y a des obstacles, bien sûr.
Q - Monsieur le Ministre, votre visite à Abidjan est considérée, ici, comme un vrai tournant dans les relations franco-ivoiriennes. Pourquoi êtes-vous venu maintenant ? Etait-ce une question de calendrier ? Pourquoi pas plus tard ?
R - Ah, j'aurais bien voulu venir avant. C'est le président de la République ivoirienne qui avait fixé cette échéance, à savoir la date des élections. Nous avions rencontré le président Gbagbo d'abord aux Nations unies, à New York, puis nous l'avions rencontré, plus récemment, au sommet Union européenne/Afrique à Lisbonne. Nous avions tenu à réaffirmer notre position. Dès que la date a été connue, je me suis rendu disponible, mais vous savez, le calendrier est un peu secoué, ces temps-ci. D'ailleurs, il est secoué tous les jours.
Q - Quelles sont les relations entre Nicolas Sarkozy et Laurent Gbagbo ? Ils se tutoient, nous dit-on, mais encore ?
R - Je ne crois pas que ce soit un tutoiement de proximité. En général, le président Sarkozy tutoie ses homologues, mais pas toujours. Je ne me souviens honnêtement pas si, à Lisbonne, le président Sarkozy a tutoyé le président Gbagbo. Moi, je le tutoie depuis longtemps, mais aujourd'hui, je lui ai dit "vous".
Q - Est-ce qu'une rencontre entre les deux chefs d'Etat est prévue dans un avenir proche ?
R - Elle n'est pas impossible, mais elle n'est pas prévue dans un avenir proche et, très honnêtement, je n'en ai pas parlé avec le président Sarkozy. Je lui rendrai compte au retour. Je ne pense pas que ce soit tellement opportun avant les élections, sauf changement d'avis de ma part, et surtout de sa part.
Q - Vous disiez, la France plaide pour la date du 30 novembre, pour l'élection présidentielle. N'est-ce pas, comment dirais-je, un peu hasardeux si, d'aventure, un nouveau retard venait à se produire ?
R - S'il y a un nouveau retard, qu'il est expliqué aux Ivoiriens et que les Ivoiriens comprennent ce retard, nous ne ferons que le déplorer, mais ce n'est pas nous qui avons choisi la date. Nous avons accepté la date du 30 novembre et nous tenons à cette date, comme tout le monde, que ce soit les candidats que j'ai rencontrés, le représentant de M. Ban Ki-moon, M. Choi, que je vais rencontrer dimanche matin, ou encore le général Clément-Bollée qui commande l'opération Licorne. Tout le monde parle de la même date. La France ne va pas imposer sa date. Ce temps est fini. Nous n'imposons rien.
Q - Alors, le problème du financement a été posé par vos interlocuteurs, lors de votre première journée de visite à Abidjan. Entendez le processus du financement électoral. Comment pensez-vous vous y prendre, comment la France peut-elle s'y prendre, pour que cette question n'empoisonne pas l'évolution de ce processus ?
R - Je crois qu'il y a un malentendu entre nous. Il se trouve que Sagem a gagné très légitimement l'appel d'offres. Personne ne le conteste. Ce n'est ni moi, ni le président Sarkozy qui avons choisi Sagem. Il y a eu appel d'offres pour la constitution des listes électorales, pour ce qu'on appelle les "démarches foraines", qui consistent à inscrire les nouveaux électeurs. C'est un processus long et difficile, avec une prise des empreintes des dix doigts, avec les signes du faciès. C'est fait très sérieusement pour qu'il n'y ait pas de doublon et que l'on ne puisse pas s'inscrire dans plusieurs bureaux. Je me suis entretenu longuement avec le Premier ministre, M. Guillaume Soro, c'est lui qui dirige tout le processus électoral. L'Institut national de la statistique ivoirien, l'INSI va par ailleurs contrôler après la Sagem.
Nous avons des soldats français présents en Côte d'Ivoire, une entreprise française qui, sans que nous y soyions pour quoi que ce soit, fait les listes électorales, alors on ne va pas donner de l'argent en plus. Ce temps est terminé. La France n'est plus de ce point de vue le parrain de l'Afrique!
Nous pouvons aider nos amis ivoiriens à trouver un financement, mais cela ne peut pas être un financement français. Par exemple, concernant la commission électorale de contrôle qui comprend tous les partis, la France a fait un effort et l'argent arrivera la semaine prochaine. Mais cette commission électorale comporte tous les partis avec un président et un vice-président qui viennent de partis différents, c'est un contrôle tout à fait indispensable. Nous le finançons, parce que nous ne voulons pas intervenir. La France soutiendra le candidat qui gagnera et personne d'autre. Je le dis très clairement à nos concitoyens, aux Français que je rencontre ce soir. Nous ne sommes plus, de ce point de vue, ceux qui interviennent pour maintenir les gouvernements en place en Afrique. C'est terminé tout cela.
Q - Reste qu'il faut quand même financer ce processus électoral. Alors qui devra le faire ?
R - Les Ivoiriens. Peut-être en faisant un emprunt. Nous pouvons peut-être intervenir pour trouver les conditions à cela, nous l'avons proposé au ministre des Finances qui va travailler avec nous là-dessus. Nous pouvons également penser que d'autres interviendront autour de la Commission de l'Union européenne à Bruxelles. La France peut intervenir dans ce qui constitue une des voies pour désarmer les milices, et qui consiste à faire ce que j'ai fait au Kosovo et dans d'autres missions de paix, un service civique. C'est une proposition pour que les gens ne retournent pas dans leur famille avec une histoire de violence et sans ressources. Tout cela, nous pouvons le faire, mais nous ne donnerons pas, pour le moment, de l'argent. Il manque apparemment beaucoup d'argent, pour que le processus d'inscription puisse aller à son terme, et ce n'est pas à nous de le faire. Mais nous pouvons y participer à notre mesure. Libre et indépendante est la Côte d'Ivoire, et nous tenons à ce qu'elle le reste.
Q - Vous parliez du désarmement des milices. Le moins qu'on puisse dire sur place, c'est que le calendrier, le chronogramme prend du temps. Les milices désarment peu ou mal. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense que c'est toujours très difficile. J'ai beaucoup l'expérience de ces missions. Il faut des mois, en effet. J'ai été très impressionné par les activités que l'on dit "civilo-militaires", que déploient nos soldats ici, que je veux vraiment remercier. Le général de l'opération Licorne est très expérimenté. Il a travaillé dans de nombreux endroits dont Madagascar. Alors évidemment c'est long, novembre se rapproche, mais je pense que la sécurisation pourra être assurée à temps, en tous cas, je l'espère. Mais pour cela aussi, il faut une participation et une volonté des Ivoiriens. Ce sont eux qui assureront leur propre sécurité.
L'ambassadeur de France a organisé un déjeuner avec la société civile, avec aussi bien le Medef local qu'avec des ONG, qu'avec des personnes qui travaillent sur le terrain, qu'avec des organisations de femmes, des Droits de l'Homme. C'était passionnant. Une médecin franco-ivoirienne disait : "Les femmes en ont assez des discours, elles veulent de la réalité, du travail pour leurs enfants". Je comprends très bien cela. Bien sûr, il faut le faire. Mais en même temps, j'ai l'expérience que n'avait pas cette dame. J'ai l'expérience du premier vote en Afrique du Sud, au Salvador, au Kosovo, au Guatemala, et je sais que donner de la dignité aux personnes, comme une étape vers la paix, c'est aussi proposer des élections. Je me souviens de ces files d'attente interminables en Afrique du Sud, où on disait, ils ne savent pas pour qui voter, mais c'est les mépriser, ce n'est pas vrai, tout le monde sait pour qui voter. Je crois que ce vote du 30 novembre va être une étape importante.
Q - Vous avez rendu hommage au bataillon Licorne basé à Port-Boué, près d'Abidjan. Le général Bruno Clément-Bollée vous a longuement expliqué ce qu'il faisait sur le terrain, ses actions civilo-militaires, mais en Côte d'Ivoire certaines voix s'élèvent, des dirigeants, et dans l'entourage immédiat du président Gbagbo pour réclamer le départ de Licorne. Licorne doit-elle rester en Côte d'Ivoire ?
R - D'abord, je rends hommage au général Clément-Bollée, je l'ai dit trois fois et je le répète, je trouve leur travail admirable et j'ai entendu pourtant le contraire. Le président Gbagbo m'a demandé qu'on maintienne le général Clément-Bollée. Je vais le demander, mais je ne suis pas sûr que ce soit possible, parce que dans la tradition militaire et dans les règles de l'armée, il est difficile de maintenir un général plus d'un an. A Lisbonne, le président Sarkozy a demandé à M. Gbagbo : "Souhaitez-vous qu'on maintienne Licorne ?". M. Gbagbo a dit et il l'a encore répété aujourd'hui : "Nous souhaitons qu'on maintienne Licorne, au moins jusqu'aux élections".
Q - Lesquelles, Monsieur le ministre ?
R - Celles du 30 novembre !
Q - Parce qu'après, il y aura des législatives, des municipales, il y aura toujours des élections.
R - Je ne peux pas me prononcer. Je n'ai pas posé la question au président Gbagbo pour les législatives, ni pour autre chose, mais je sais ce qu'il a répondu aujourd'hui et je sais ce qu'il avait demandé au président Sarkozy, à Lisbonne.
Q - Oui, mais de toute façon, la question de la présence militaire française en Côte d'Ivoire est tout de même posée pour une autre raison, à savoir la réflexion sur le maintien des forces pré-positionnées dans le monde en général, et en Afrique en particulier. Où en est-on de cette réflexion globale ?
R - Vous avez tout à fait raison de poser cette question. D'abord, il y a eu deux missions qui sont venues ici et qui ont commencé à discuter les accords de défense avec la Côte d'Ivoire. La situation est pourtant extraordinaire par rapport au reste de l'Afrique. Nous discutons non seulement des accords de défense qu'il nous faut réviser, car nous ne serons plus ceux qui défendent les gouvernements en place en Afrique, nous allons avoir une position complètement neutre par rapport à tout cela, même si les Africains demeurent nos amis, mais nous discuterons aussi de la disposition des bases françaises en Afrique. Dans son discours du Cap, le président Nicolas Sarkozy l'a dit très clairement et c'est toujours notre ligne. Nous avons commencé, avec tous les pays, les contacts pour que cette discussion, qui ne doit pas être brutale, qui doit être évidemment un échange de positions communes, je l'espère, nous permette de connaître les opinions dans chacun des pays, mais je pense que nous réduirons considérablement, je le sais, notre présence en Afrique et que nous la distribuerons peut-être différemment.
Q - Et les accords de défense ?
R - Les accords de défense seront discutés avec chacun des pays, bien entendu. Mais ils le sont déjà. Encore une fois, ce n'est pas une dictature, ni d'un côté, ni de l'autre. On ne va pas dire, voilà ce que nous vous imposons. On discute, mais notre position est connue. Nous défendrons une position très simple et très claire par rapport à l'indépendance des pays africains, nous ne sommes pas chargés de la police en Afrique.
Q - J'ai lu ce matin dans un journal parisien que le président Gbagbo estimait que Nicolas Sarkozy avait signé l'acte de décès de la Françafrique, au sujet de la révision de ces accords de défense. Or, il me semble que votre secrétaire d'Etat à la Coopération n'avait pas dit autre chose ?
R - Vous vous trompez complètement. Ce n'est pas pour cela qu'il a changé de poste. D'abord, je vous signale qu'il n'a pas été rétrogradé, mais on peut dire promu, parce qu'il s'occupe aussi de la défense.
Q - Il semblerait "qu'il lui en a cuit", d'avoir dit cela.
R - Il m'a semblé le contraire et je connais à peu près la vérité de ce point de vue. Je ne le crois pas. En tout cas, nous n'avons pas attendu pour réviser notre jugement sur les positions africaines qui d'ailleurs n'étaient pas toujours fausses. Il y a une histoire qui se déroule. Les temps sont différents, nous changeons d'attitude. Les pays africains changent d'attitude, changent de demandes et le fait que Jean-Marie Bockel ait exprimé son opinion, laquelle d'ailleurs n'est pas loin de celle exprimée par le président de la République dans le discours du Cap, n'est pour rien dans ce changement.
Q - Vous avez commencé à adresser un message à la communauté française vivant en Côte d'Ivoire. Le lycée Blaise-Pascal que vous allez visiter ce dimanche matin, va rouvrir le 2 septembre. L'école Jacques-Prévert pourrait, dit-on, ouvrir à la rentrée 2009. Avez-vous le sentiment, Monsieur le ministre que ce sont autant de signes d'un retour de la France en Côte d'Ivoire ?
R - Oui, très nettement. Le lycée Blaise-Pascal réouvrira en septembre ainsi que le centre culturel. Nous souhaitons que tout cela s'apaise, que ces mauvais et douloureux souvenirs pour beaucoup de Français qui ont quitté la Côte d'Ivoire, en particulier Abidjan, s'estompent et que nous puissions ouvrir une page plus efficace, plus dynamisante, plus séduisante, avec la Côte d'Ivoire, pays avec lequel, vraiment, nous sommes redevables de bien des développements, de bien des surprises heureuses et d'une relation qui a été exceptionnelle. La Côte d'Ivoire est tout de même le pays que nous avons proposé comme modèle pendant bien longtemps.
Q - On peut parler de la fin du désamour entre la France et la Côte d'Ivoire ?
R - Laissez l'amour se faire tout seul, il faut être deux pour cela. En tout cas, c'est une jolie formule que je vous emprunte volontiers, je vous citerai. Ecoutez, s'il y a des élections, ce que vraiment je crois et que je souhaite, la page sera tournée, il y aura d'autres pages, oui.
Q - Où en est-on de l'indemnisation des Français, dont les biens ont été spoliés, lors des événements de 2004 ? En avez-vous parlé avec vos interlocuteurs ?
R - Oui, nous ne sommes pas très avancés et je crois que sur ce point très important, il nous faudra, bien entendu, faire des efforts de part et d'autre, il n'y a aucun doute.
Q - Mais encore, Monsieur le ministre, ils attendent beaucoup ?
R - Laissez-moi donner à la négociation des chances. Nous n'exigeons rien, nous sommes très conscients que c'est très légitime et que, bien sûr, nous nous emploierons à ce que ce soit fait au mieux, pour ceux qui sont partis, pour ceux qui ne sont pas partis et qui veulent revenir.
Q - Au sujet de notre confrère disparu, Guy-André Kieffer, le président Nicolas Sarkozy a reçu la famille. A ce sujet, la recherche de la vérité demeure une priorité. Comment peut-on éviter aujourd'hui que la procédure judiciaire qui est en cours d'instruction ne soit entravée ?
R - Partiellement, en faisant ce que j'ai fait, c'est-à-dire en parlant très directement à mes interlocuteurs, plus particulièrement au président Gbagbo, avec qui nous en avons parlé au moins cinq minutes, sinon dix, et en demandant que les commissions rogatoires, comme vous le savez, la présence du juge français, ici, qui a été acceptée, soit plus efficace et que les interlocuteurs, en tous cas les gens qu'il veut rencontrer, il puisse les rencontrer et que l'enquête et la commission rogatoire se poursuivent. Le président Gbagbo a accepté tout cela, en disant qu'il le faisait de la meilleure façon. Vous savez, nous avons parlé de M. Hélène (ndlr : Jean Hélène, correspondant de RFI à Abidjan, assassiné en 2003), nous avons parlé de tous ces problèmes et des droits de l'homme, bien sûr. Et je sais, nous l'avons dit également, que Mme Kieffer a été reçue par le président Sarkozy. Mais ça nous oblige, bien sûr, mais ça nous obligeait avant. Il s'agit d'une disparition qui nous a fait beaucoup de peine, et nous continuons à nous y intéresser. D'ailleurs, le président Gbagbo nous a raconté comment il avait reçu Mme Kieffer et comment ça s'était passé et qu'il ne voyait pas ce qu'il pouvait faire de plus que d'accepter que le juge français continue son travail.
Q - Et le vif réchauffement entre la France et la Côte d'Ivoire ne va pas altérer la recherche de la vérité ?
R - J'espère que non, il n'en est pas question.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 2008
R - C'est très clair. Nous avions, le président de la République et moi-même, affirmé, que le président Gbagbo fixant la date des élections, les relations avec la Côte d'Ivoire seraient rétablies de façon normale. La date des élections a été fixée. Elles sont, théoriquement, fixées pour le 30 novembre. Je suis, donc, envoyé par le président Sarkozy pour rétablir des relations normales avec ce pays que nous connaissons bien, que nous aimons et qui a traversé une longue crise, en 2002, et en 2004. Nous sommes en 2008 et, je voudrais aussi affirmer aux Français qui sont restés en Côte d'Ivoire, qui ont traversé et affronté des moments difficiles et douloureux, que nous espérons la normalisation de la situation et en particulier, comme un facteur de normalisation, mais pas seulement, la tenue d'élections à la bonne date.
Q - Nous allons revenir sur cette date des élections. C'est effectivement quelque chose de primordial dans ce pays, mais vous disiez que vous êtes venu à la demande du président Sarkozy, êtes-vous porteur d'un message particulier du président de la République ?
R - "Salutations respectueuses et désir", bien entendu, je l'ai dit plusieurs fois au président Gbagbo, mais je l'ai dit également au président Bédié et à M. Ouattara qui se présentent aux élections. Nous espérons, nous voulons, nous souhaitons, nous sommes prêts à faire tout ce que nous pouvons pour que les élections se tiennent à une bonne date, à la date précise, qu'elles soient contrôlées et qu'elles puissent se dérouler dans des conditions de sécurité. J'ai vu le général qui commande les forces Licorne qui sont des forces d'intervention, à côté de l'ONUCI, c'est-à-dire la mission des Nations unies pour la Côte d'Ivoire. Cette force se déploie dans de bonnes conditions pour assurer au moment opportun la sécurité des élections. Mais tout cela est tout de même difficile. La France est prête à y contribuer, mais il y a des obstacles, bien sûr.
Q - Monsieur le Ministre, votre visite à Abidjan est considérée, ici, comme un vrai tournant dans les relations franco-ivoiriennes. Pourquoi êtes-vous venu maintenant ? Etait-ce une question de calendrier ? Pourquoi pas plus tard ?
R - Ah, j'aurais bien voulu venir avant. C'est le président de la République ivoirienne qui avait fixé cette échéance, à savoir la date des élections. Nous avions rencontré le président Gbagbo d'abord aux Nations unies, à New York, puis nous l'avions rencontré, plus récemment, au sommet Union européenne/Afrique à Lisbonne. Nous avions tenu à réaffirmer notre position. Dès que la date a été connue, je me suis rendu disponible, mais vous savez, le calendrier est un peu secoué, ces temps-ci. D'ailleurs, il est secoué tous les jours.
Q - Quelles sont les relations entre Nicolas Sarkozy et Laurent Gbagbo ? Ils se tutoient, nous dit-on, mais encore ?
R - Je ne crois pas que ce soit un tutoiement de proximité. En général, le président Sarkozy tutoie ses homologues, mais pas toujours. Je ne me souviens honnêtement pas si, à Lisbonne, le président Sarkozy a tutoyé le président Gbagbo. Moi, je le tutoie depuis longtemps, mais aujourd'hui, je lui ai dit "vous".
Q - Est-ce qu'une rencontre entre les deux chefs d'Etat est prévue dans un avenir proche ?
R - Elle n'est pas impossible, mais elle n'est pas prévue dans un avenir proche et, très honnêtement, je n'en ai pas parlé avec le président Sarkozy. Je lui rendrai compte au retour. Je ne pense pas que ce soit tellement opportun avant les élections, sauf changement d'avis de ma part, et surtout de sa part.
Q - Vous disiez, la France plaide pour la date du 30 novembre, pour l'élection présidentielle. N'est-ce pas, comment dirais-je, un peu hasardeux si, d'aventure, un nouveau retard venait à se produire ?
R - S'il y a un nouveau retard, qu'il est expliqué aux Ivoiriens et que les Ivoiriens comprennent ce retard, nous ne ferons que le déplorer, mais ce n'est pas nous qui avons choisi la date. Nous avons accepté la date du 30 novembre et nous tenons à cette date, comme tout le monde, que ce soit les candidats que j'ai rencontrés, le représentant de M. Ban Ki-moon, M. Choi, que je vais rencontrer dimanche matin, ou encore le général Clément-Bollée qui commande l'opération Licorne. Tout le monde parle de la même date. La France ne va pas imposer sa date. Ce temps est fini. Nous n'imposons rien.
Q - Alors, le problème du financement a été posé par vos interlocuteurs, lors de votre première journée de visite à Abidjan. Entendez le processus du financement électoral. Comment pensez-vous vous y prendre, comment la France peut-elle s'y prendre, pour que cette question n'empoisonne pas l'évolution de ce processus ?
R - Je crois qu'il y a un malentendu entre nous. Il se trouve que Sagem a gagné très légitimement l'appel d'offres. Personne ne le conteste. Ce n'est ni moi, ni le président Sarkozy qui avons choisi Sagem. Il y a eu appel d'offres pour la constitution des listes électorales, pour ce qu'on appelle les "démarches foraines", qui consistent à inscrire les nouveaux électeurs. C'est un processus long et difficile, avec une prise des empreintes des dix doigts, avec les signes du faciès. C'est fait très sérieusement pour qu'il n'y ait pas de doublon et que l'on ne puisse pas s'inscrire dans plusieurs bureaux. Je me suis entretenu longuement avec le Premier ministre, M. Guillaume Soro, c'est lui qui dirige tout le processus électoral. L'Institut national de la statistique ivoirien, l'INSI va par ailleurs contrôler après la Sagem.
Nous avons des soldats français présents en Côte d'Ivoire, une entreprise française qui, sans que nous y soyions pour quoi que ce soit, fait les listes électorales, alors on ne va pas donner de l'argent en plus. Ce temps est terminé. La France n'est plus de ce point de vue le parrain de l'Afrique!
Nous pouvons aider nos amis ivoiriens à trouver un financement, mais cela ne peut pas être un financement français. Par exemple, concernant la commission électorale de contrôle qui comprend tous les partis, la France a fait un effort et l'argent arrivera la semaine prochaine. Mais cette commission électorale comporte tous les partis avec un président et un vice-président qui viennent de partis différents, c'est un contrôle tout à fait indispensable. Nous le finançons, parce que nous ne voulons pas intervenir. La France soutiendra le candidat qui gagnera et personne d'autre. Je le dis très clairement à nos concitoyens, aux Français que je rencontre ce soir. Nous ne sommes plus, de ce point de vue, ceux qui interviennent pour maintenir les gouvernements en place en Afrique. C'est terminé tout cela.
Q - Reste qu'il faut quand même financer ce processus électoral. Alors qui devra le faire ?
R - Les Ivoiriens. Peut-être en faisant un emprunt. Nous pouvons peut-être intervenir pour trouver les conditions à cela, nous l'avons proposé au ministre des Finances qui va travailler avec nous là-dessus. Nous pouvons également penser que d'autres interviendront autour de la Commission de l'Union européenne à Bruxelles. La France peut intervenir dans ce qui constitue une des voies pour désarmer les milices, et qui consiste à faire ce que j'ai fait au Kosovo et dans d'autres missions de paix, un service civique. C'est une proposition pour que les gens ne retournent pas dans leur famille avec une histoire de violence et sans ressources. Tout cela, nous pouvons le faire, mais nous ne donnerons pas, pour le moment, de l'argent. Il manque apparemment beaucoup d'argent, pour que le processus d'inscription puisse aller à son terme, et ce n'est pas à nous de le faire. Mais nous pouvons y participer à notre mesure. Libre et indépendante est la Côte d'Ivoire, et nous tenons à ce qu'elle le reste.
Q - Vous parliez du désarmement des milices. Le moins qu'on puisse dire sur place, c'est que le calendrier, le chronogramme prend du temps. Les milices désarment peu ou mal. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense que c'est toujours très difficile. J'ai beaucoup l'expérience de ces missions. Il faut des mois, en effet. J'ai été très impressionné par les activités que l'on dit "civilo-militaires", que déploient nos soldats ici, que je veux vraiment remercier. Le général de l'opération Licorne est très expérimenté. Il a travaillé dans de nombreux endroits dont Madagascar. Alors évidemment c'est long, novembre se rapproche, mais je pense que la sécurisation pourra être assurée à temps, en tous cas, je l'espère. Mais pour cela aussi, il faut une participation et une volonté des Ivoiriens. Ce sont eux qui assureront leur propre sécurité.
L'ambassadeur de France a organisé un déjeuner avec la société civile, avec aussi bien le Medef local qu'avec des ONG, qu'avec des personnes qui travaillent sur le terrain, qu'avec des organisations de femmes, des Droits de l'Homme. C'était passionnant. Une médecin franco-ivoirienne disait : "Les femmes en ont assez des discours, elles veulent de la réalité, du travail pour leurs enfants". Je comprends très bien cela. Bien sûr, il faut le faire. Mais en même temps, j'ai l'expérience que n'avait pas cette dame. J'ai l'expérience du premier vote en Afrique du Sud, au Salvador, au Kosovo, au Guatemala, et je sais que donner de la dignité aux personnes, comme une étape vers la paix, c'est aussi proposer des élections. Je me souviens de ces files d'attente interminables en Afrique du Sud, où on disait, ils ne savent pas pour qui voter, mais c'est les mépriser, ce n'est pas vrai, tout le monde sait pour qui voter. Je crois que ce vote du 30 novembre va être une étape importante.
Q - Vous avez rendu hommage au bataillon Licorne basé à Port-Boué, près d'Abidjan. Le général Bruno Clément-Bollée vous a longuement expliqué ce qu'il faisait sur le terrain, ses actions civilo-militaires, mais en Côte d'Ivoire certaines voix s'élèvent, des dirigeants, et dans l'entourage immédiat du président Gbagbo pour réclamer le départ de Licorne. Licorne doit-elle rester en Côte d'Ivoire ?
R - D'abord, je rends hommage au général Clément-Bollée, je l'ai dit trois fois et je le répète, je trouve leur travail admirable et j'ai entendu pourtant le contraire. Le président Gbagbo m'a demandé qu'on maintienne le général Clément-Bollée. Je vais le demander, mais je ne suis pas sûr que ce soit possible, parce que dans la tradition militaire et dans les règles de l'armée, il est difficile de maintenir un général plus d'un an. A Lisbonne, le président Sarkozy a demandé à M. Gbagbo : "Souhaitez-vous qu'on maintienne Licorne ?". M. Gbagbo a dit et il l'a encore répété aujourd'hui : "Nous souhaitons qu'on maintienne Licorne, au moins jusqu'aux élections".
Q - Lesquelles, Monsieur le ministre ?
R - Celles du 30 novembre !
Q - Parce qu'après, il y aura des législatives, des municipales, il y aura toujours des élections.
R - Je ne peux pas me prononcer. Je n'ai pas posé la question au président Gbagbo pour les législatives, ni pour autre chose, mais je sais ce qu'il a répondu aujourd'hui et je sais ce qu'il avait demandé au président Sarkozy, à Lisbonne.
Q - Oui, mais de toute façon, la question de la présence militaire française en Côte d'Ivoire est tout de même posée pour une autre raison, à savoir la réflexion sur le maintien des forces pré-positionnées dans le monde en général, et en Afrique en particulier. Où en est-on de cette réflexion globale ?
R - Vous avez tout à fait raison de poser cette question. D'abord, il y a eu deux missions qui sont venues ici et qui ont commencé à discuter les accords de défense avec la Côte d'Ivoire. La situation est pourtant extraordinaire par rapport au reste de l'Afrique. Nous discutons non seulement des accords de défense qu'il nous faut réviser, car nous ne serons plus ceux qui défendent les gouvernements en place en Afrique, nous allons avoir une position complètement neutre par rapport à tout cela, même si les Africains demeurent nos amis, mais nous discuterons aussi de la disposition des bases françaises en Afrique. Dans son discours du Cap, le président Nicolas Sarkozy l'a dit très clairement et c'est toujours notre ligne. Nous avons commencé, avec tous les pays, les contacts pour que cette discussion, qui ne doit pas être brutale, qui doit être évidemment un échange de positions communes, je l'espère, nous permette de connaître les opinions dans chacun des pays, mais je pense que nous réduirons considérablement, je le sais, notre présence en Afrique et que nous la distribuerons peut-être différemment.
Q - Et les accords de défense ?
R - Les accords de défense seront discutés avec chacun des pays, bien entendu. Mais ils le sont déjà. Encore une fois, ce n'est pas une dictature, ni d'un côté, ni de l'autre. On ne va pas dire, voilà ce que nous vous imposons. On discute, mais notre position est connue. Nous défendrons une position très simple et très claire par rapport à l'indépendance des pays africains, nous ne sommes pas chargés de la police en Afrique.
Q - J'ai lu ce matin dans un journal parisien que le président Gbagbo estimait que Nicolas Sarkozy avait signé l'acte de décès de la Françafrique, au sujet de la révision de ces accords de défense. Or, il me semble que votre secrétaire d'Etat à la Coopération n'avait pas dit autre chose ?
R - Vous vous trompez complètement. Ce n'est pas pour cela qu'il a changé de poste. D'abord, je vous signale qu'il n'a pas été rétrogradé, mais on peut dire promu, parce qu'il s'occupe aussi de la défense.
Q - Il semblerait "qu'il lui en a cuit", d'avoir dit cela.
R - Il m'a semblé le contraire et je connais à peu près la vérité de ce point de vue. Je ne le crois pas. En tout cas, nous n'avons pas attendu pour réviser notre jugement sur les positions africaines qui d'ailleurs n'étaient pas toujours fausses. Il y a une histoire qui se déroule. Les temps sont différents, nous changeons d'attitude. Les pays africains changent d'attitude, changent de demandes et le fait que Jean-Marie Bockel ait exprimé son opinion, laquelle d'ailleurs n'est pas loin de celle exprimée par le président de la République dans le discours du Cap, n'est pour rien dans ce changement.
Q - Vous avez commencé à adresser un message à la communauté française vivant en Côte d'Ivoire. Le lycée Blaise-Pascal que vous allez visiter ce dimanche matin, va rouvrir le 2 septembre. L'école Jacques-Prévert pourrait, dit-on, ouvrir à la rentrée 2009. Avez-vous le sentiment, Monsieur le ministre que ce sont autant de signes d'un retour de la France en Côte d'Ivoire ?
R - Oui, très nettement. Le lycée Blaise-Pascal réouvrira en septembre ainsi que le centre culturel. Nous souhaitons que tout cela s'apaise, que ces mauvais et douloureux souvenirs pour beaucoup de Français qui ont quitté la Côte d'Ivoire, en particulier Abidjan, s'estompent et que nous puissions ouvrir une page plus efficace, plus dynamisante, plus séduisante, avec la Côte d'Ivoire, pays avec lequel, vraiment, nous sommes redevables de bien des développements, de bien des surprises heureuses et d'une relation qui a été exceptionnelle. La Côte d'Ivoire est tout de même le pays que nous avons proposé comme modèle pendant bien longtemps.
Q - On peut parler de la fin du désamour entre la France et la Côte d'Ivoire ?
R - Laissez l'amour se faire tout seul, il faut être deux pour cela. En tout cas, c'est une jolie formule que je vous emprunte volontiers, je vous citerai. Ecoutez, s'il y a des élections, ce que vraiment je crois et que je souhaite, la page sera tournée, il y aura d'autres pages, oui.
Q - Où en est-on de l'indemnisation des Français, dont les biens ont été spoliés, lors des événements de 2004 ? En avez-vous parlé avec vos interlocuteurs ?
R - Oui, nous ne sommes pas très avancés et je crois que sur ce point très important, il nous faudra, bien entendu, faire des efforts de part et d'autre, il n'y a aucun doute.
Q - Mais encore, Monsieur le ministre, ils attendent beaucoup ?
R - Laissez-moi donner à la négociation des chances. Nous n'exigeons rien, nous sommes très conscients que c'est très légitime et que, bien sûr, nous nous emploierons à ce que ce soit fait au mieux, pour ceux qui sont partis, pour ceux qui ne sont pas partis et qui veulent revenir.
Q - Au sujet de notre confrère disparu, Guy-André Kieffer, le président Nicolas Sarkozy a reçu la famille. A ce sujet, la recherche de la vérité demeure une priorité. Comment peut-on éviter aujourd'hui que la procédure judiciaire qui est en cours d'instruction ne soit entravée ?
R - Partiellement, en faisant ce que j'ai fait, c'est-à-dire en parlant très directement à mes interlocuteurs, plus particulièrement au président Gbagbo, avec qui nous en avons parlé au moins cinq minutes, sinon dix, et en demandant que les commissions rogatoires, comme vous le savez, la présence du juge français, ici, qui a été acceptée, soit plus efficace et que les interlocuteurs, en tous cas les gens qu'il veut rencontrer, il puisse les rencontrer et que l'enquête et la commission rogatoire se poursuivent. Le président Gbagbo a accepté tout cela, en disant qu'il le faisait de la meilleure façon. Vous savez, nous avons parlé de M. Hélène (ndlr : Jean Hélène, correspondant de RFI à Abidjan, assassiné en 2003), nous avons parlé de tous ces problèmes et des droits de l'homme, bien sûr. Et je sais, nous l'avons dit également, que Mme Kieffer a été reçue par le président Sarkozy. Mais ça nous oblige, bien sûr, mais ça nous obligeait avant. Il s'agit d'une disparition qui nous a fait beaucoup de peine, et nous continuons à nous y intéresser. D'ailleurs, le président Gbagbo nous a raconté comment il avait reçu Mme Kieffer et comment ça s'était passé et qu'il ne voyait pas ce qu'il pouvait faire de plus que d'accepter que le juge français continue son travail.
Q - Et le vif réchauffement entre la France et la Côte d'Ivoire ne va pas altérer la recherche de la vérité ?
R - J'espère que non, il n'en est pas question.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 juin 2008