Texte intégral
Q - La Présidence française commence bientôt, vous avez le trac ?
R - Vous avez toujours le trac. C'est comme lorsque vous entrez en scène. Je n'aurais pas le trac, je me surprendrais.
Q - Est-ce que le "non" irlandais a changé quelque chose à la Présidence française ? Est-ce que cela a plombé la Présidence française ?
R - Non, parce que les priorités de la Présidence française étaient définies dans le cadre du Traité de Nice. Car le Traité de Lisbonne devait entrer en vigueur le 1er janvier de l'année prochaine.
Q - C'est la version technocratique, la version politique c'est quoi ? Cela change tout de même quelque chose ?
R - Non, vous m'avez demandé si cela avait "plombé" la Présidence française, ma réponse est "non". Que cela la rende plus difficile, c'est certain.
Q - En quoi ce sera plus difficile ?
R - Parce qu'il faudra trouver une solution politique avec nos amis irlandais et veiller à ce que le processus de ratification dans les pays qui doivent encore ratifier, se passe correctement. Il y a déjà 19 pays qui ont ratifié, dont le Royaume-Uni...
Q - Ce n'est pas rien.
R - Non, Gordon Brown a été très courageux. Donc nous allons être très concentrés sur la recherche d'une solution avec les Irlandais. Je vous mentirais en disant que c'est "business as usual" et qu'il n'y a pas de problème.
Q - Il y a peut-être des téléspectateurs qui vous regardent et qui se demandent : "Qu'est-ce que cela va changer pour nous la Présidence française de l'Union européenne ?" Y a-t-il quelque chose de concret à en attendre ou c'est juste une opération de prestige où l'on va hisser les vingt-sept drapeaux ?
R - Non, là vous êtes dur. Que doit-on attendre d'une présidence, qu'elle soit française ou autre : espérer qu'en matière de lutte contre le réchauffement climatique, on puisse avoir un meilleur environnement ; qu'à la fin de notre présidence, qu'en matière énergétique, des réponses soient apportées aux conséquences de la hausse des prix du carburant pour chacun d'entre nous.
Q - La question est - comme c'est un peu abstrait pour beaucoup de Français - en quoi allons-nous avoir un rôle supplémentaire à jouer ? Quel rôle va jouer la France ? Quelles responsabilités avons-nous ?
R - Vous me posez deux questions à la fois. Première question, pour nos concitoyens, qu'est ce que cela peut changer ? Vous pouvez faire en sorte que, sur les questions d'environnement, économiques, de pouvoir d'achat, de migration ou sur les questions alimentaires, la donne change. Votre deuxième question est : qu'est-ce qu'une Présidence ? C'est un moyen d'influencer le cours de l'Europe en se mettant au service de l'intérêt général européen. Nous serons moins dans la défense de nos intérêts nationaux que dans la défense de la cause européenne. C'est pour cela qu'il nous reviendra aussi de trouver une solution après le "non" irlandais. Voilà ce que c'est une Présidence de l'Union.
Q - On est un peu les chefs alors ?
R - Il ne faut pas trop nous le dire.
Q - Ils n'aiment pas à Bruxelles, lorsque l'on dit cela...
R - Non, ils n'aiment pas cela mais ils aiment quand même les présidences actives. Il y a pas mal d'attente envers la Présidence française. Il faut dire que les Français prennent les rennes de l'Europe et il faut le faire au service de l'Europe.
Q - Au lendemain du "non" irlandais, vous avez dit : "Je pense qu'il y a un problème dans le sens de la construction européenne" et vous plaidez pour une adaptation des politiques européennes plus concrètes. Est-ce que ce n'est pas cela la vraie priorité de la Présidence française ? Rendre l'Europe sexy et attrayante ?
R - Sexy, on va essayer. Attrayante, oui il le faut. Ce que montre le "non" irlandais, au-delà de tout ce que les " non " par référendum charrient comme contradictions, c'est qu'il y a une inquiétude et que l'Europe reste encore trop bureaucratique, trop éloignée des réalités concrètes. Le projet européen n'est pas mis en cause. Les enquêtes d'opinion montrent que l'immense majorité des 500 millions d'Européens comprennent qu'il vaut mieux être unis face à la mondialisation qui est un phénomène assez dur à supporter dans sa vie quotidienne. Mais lorsque vous passez de la stratégie du moyen terme au court terme, vous n'arrivez pas à être assez concret.
Q - C'est le cas des carburants.
R - Vous avez tout à fait raison.
Q - Comment c'est reçu, à votre avis, lorsque l'on dit : on ne peut pas plafonner la TVA sur le prix des carburants, c'est la faute de Bruxelles ? Est-ce que cela va changer ? Y a-t-il une perspective sur ce dossier, précisément, ou est-ce que c'était un "non" ferme ?
R - Non, il y a deux éléments. Le premier c'est qu'il y a une règle communautaire en matière de TVA. Vous ne pouvez pas baisser la TVA sur un seul produit dans le cadre européen. Si vous le faites, c'est pour un ensemble de produits. Compte tenu de la situation des finances publiques, je n'ai pas besoin d'y revenir, cela ne le permet pas. Il y a un cadre communautaire, ce n'est pas de la faute de Bruxelles et vous êtes obligés d'en tenir compte. Deuxièmement, il y a une perspective. C'est que lors du dernier conseil des chefs d'Etat et de Gouvernement nous avons décidé de regarder les mesures, notamment celles qui permettent d'atténuer le prix du carburant pour les citoyens dans les trois mois. De plus, des mesures d'aide directe ont déjà été autorisées par Bruxelles, pour les pécheurs et également les plus défavorisés. C'est déjà des premiers signes concrets, mais il faut aller plus loin. Il faut que l'Europe soit plus réactive. L'Europe manque de réactivité dans certains cas.
Q - Cela vient de quoi ?
R - Autant il est nécessaire d'avoir des institutions fortes au niveau européen - c'est pour cela qu'il est dommage que le Traité de Lisbonne n'entre pas en vigueur au moment où c'est prévu, il est bon qu'il y ait des institutions fortes - autant on confond cela parfois un peu trop, au niveau européen, avec des institutions lourdes. Il faut moins de gras et plus de muscles au niveau communautaire.
Q - Comment est-ce que vous gérez lorsque vos camarades du gouvernement, je pense en particulier à Michel Barnier, cible Bruxelles sur le dossier du thon rouge ? Comment est-ce que vous gérez, vous ?
R - Je crois qu'il ne faut jamais faire de Bruxelles et de la Commission européenne un bouc émissaire, ce n'est jamais bon. Parce que comment voulez-vous donner l'envie d'Europe à vous-même, à d'autres, si dans le même temps vous pointez à chaque fois les responsabilités de la Commission ?
Q - C'est toujours ainsi que cela se passe à chaque fois, non ?
R - Nous essayons de faire en sorte que cela se passe un peu moins et sous Présidence française nous allons essayer de travailler auprès des institutions européennes. Donc j'espère que dès la semaine prochaine, l'esprit de la Présidence française va souffler sur chacun de mes collègues...
Q - Donc sur Michel Barnier qui est quand même un européen ?
R - Michel Barnier est un très grand européen...
Q - Il s'est trompé, il a fait une erreur ?
R - Je ne me permettrai pas de porter de jugement mais ce que je veux dire "pas de bouc émissaire à Bruxelles".
Q - Vous parlez de bouc émissaire cela tombe bien. La Banque centrale européenne a souvent été présentée comme un bouc émissaire de la part de Nicolas Sarkozy, en son temps. Il a arrêté d'ailleurs de la faire, je ne sais pas si c'est l'effet Présidence française ou l'effet Jouyet ?
R - Je ne sais pas. Tout le monde y a contribué, lui aussi d'ailleurs.
Q - Est-ce que vous parlez le Jean-Claude Trichet couramment ?
R - J'essaye, on se connaît depuis longtemps.
Q - Hier, il a dit : "nous pourrions décider de bouger nos taux légèrement". Qu'est ce que cela veut dire ? Il va y avoir une hausse des taux directeurs de la BCE ? Cela c'est pour lutter contre l'inflation ?
R - Dans le "Trichet ordinaire" cela veut dire : "Je crains que les taux augmentent".
Q - Récemment, c'était en mars dernier, vous avez donné une longue interview au magazine France Football, dans lequel vous vous prononcez plutôt contre l'arrêt Bosman de 1995 et en faveur du principe 6+5 c'est-à-dire que dans toute équipe de football dans chaque pays européen il devrait y avoir 6 joueurs. Alors cela ne me paraît pas très cohérent avec le principe de libre circulation des personnes en Europe. C'est pour tout dire un peu protectionniste et pas très européen dans l'esprit quand même...
R - Cher Léon Marcadet, vous avez raison. Personne n'est à l'abri d'erreur, je crois que cela n'est pas compatible avec les règles de libre circulation, malheureusement. Mais l'arrêt Bosman est allé trop loin. Ce que j'ai voulu dire par-là, c'est qu'il était important que le football ne soit pas soumis aux seules règles du marché, cela reste un sport, cela doit rester un sport. Vous devez avoir un encadrement de la formation des jeunes, vous devez avoir un encadrement de ce que sont les professions d'agents de joueurs. Tout est réglementé au niveau européen, toutes les professions, tout ce que vous faites, celles de journalistes, vous avez des cartes de presse par exemple. La seule profession non réglementée c'est le football. Vous et moi, cher Léon, nous pouvons nous inscrire dès demain comme joueurs de football, nous gagnerions d'ailleurs beaucoup mieux notre vie...
Q - Nous en reparlerons plus tard, après l'émission...
R - Là, vous n'êtes absolument pas encadrés. Troisièmement, il faut faire en sorte quand même que les clubs de football puissent recueillir les bénéfices des efforts qu'ils font en termes de formation pendant deux ou trois ans. Dernier point, ce que je trouve très choquant, c'est le trafic de jeunes, le trafic de joueurs qui sont mineurs. Quand je vois que certains joueurs ont été achetés à l'âge de treize ans et sont sous contrat avec des managers à l'âge de treize ans, j'estime qu'il y a des atteintes à la dignité.
Q - Jean-Pierre Jouyet, vous connaissez le jeu "j'aime ou j'aime pas" ?
R - Non mais je vais bientôt l'apprendre.
Q - C'est très facile vous pouvez répondre par "j'aime" ou "j'aime pas" aux questions suivantes. "J'aime ou j'aime" pas le président de France télévision directement nommé par le chef de l'Etat ?
R - Directement, j'aime pas.
Q - C'est-à-dire ?
R - Je crois qu'il est normal que le président de France télévision soit désigné par l'actionnaire. Mais je trouve qu'il est normal aussi qu'il y ait un contrôle par le Parlement, que le président soit désigné par le Parlement pour être clair. Aujourd'hui il est désigné par le CSA, mais je n'ai jamais vu, à une ou deux exceptions près, que cela ait amené beaucoup plus d'indépendance non plus. Enfin il y a un parfum de début de Vème République qu'il faudrait peut-être éviter et faire en sorte que cela n'occulte pas le reste de la réforme.
Q - "J'aime ou j'aime" pas Alain Ducasse qui devient citoyen monégasque ?
R - Ecoutez, je respecte les choix de la citoyenneté mais, enfin, je n'aime carrément pas.
Q - "J'aime ou j'aime" pas être commissaire européen ? C'est votre ambition dans la vie ?
R - Non. Mon ambition après la Présidence française, c'est... Je ne m'interdis rien, si l'on me propose cela, c'est une responsabilité qui est magnifique, mais ce qui est clair, c'est que je ne ferai pas de politique et je ne m'engagerai pas en politique. Ce n'est pas ma tasse de thé, la politique, pour être clair avec vous.
Q - Ah bon ?
R - Non. Pas vraiment.
Q - Cela signifie que vous arrêterez après la Présidence française ?
R - On verra ce que je ferai après la Présidence française. J'aime beaucoup l'Europe, j'aime beaucoup les responsabilités européennes...
Q - Et Nicolas Sarkozy...
R - Et Nicolas Sarkozy, d'autres aussi. J'aime aussi beaucoup mes amis socialistes, mais je ne ferai pas de politique, voilà, c'est un choix de vie.
Q - Merci beaucoup Jean-Pierre Jouyet.
R - Merci à vous.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er juillet 2008