Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, à Europe 1 le 14 juillet 2008, notamment sur les efforts de la France en faveur de la paix au Proche-Orient, la présence du chef d'Etat syrien aux cérémonies du 14 juillet et sur l'Union pour la Méditerranée.

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Circonstance : Sommet de l'Union pour la Méditerranée , le 13 juillet 2008

Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Bonjour Bernard Kouchner, merci d'être avec nous en de pareils moments, on peut parler de moments historiques. Pas trop fatigué ?
R - Si.
Q - Mais on résiste parce qu'il y a la paix dans l'air...
R - Il y a la paix dans l'arrière-fond, oui. Le fond de l'air est paix...
Q - Aujourd'hui 14 juillet cela continue. Objectivement le moment que l'on vit, les 13 et 14 juillet, est reconnu comme un succès. Est-ce qu'il va au-delà de ce que vous attendiez ?
R - Sans doute. Mais ce ne sera un succès - nous ne pouvons pas nous contenter de cet événement magnifique - que si, ensuite, nous nous donnons les moyens d'aider, de proposer et si les protagonistes se donnent l'esprit de poursuivre. Nous avons proposé des projets pour la Méditerranée, maintenant il faut passer à l'action.
Un certain nombre de rencontres ont eu lieu qui proposaient des avancées dans les processus de paix. Mais il faudra bien entendu continuer. Vous allez voir, nous allons continuer. Cela fait très longtemps que nous poursuivons cette approche au Moyen-Orient, de façon obstinée, sous les sarcasmes, avec le Liban, l'autorité palestinienne, Israël et puis avec la Syrie. C'est une étape, merci de dire que c'est un succès. En général, en France, on n'aime pas les succès et on trouve toujours à récriminer, mais j'aime bien cette phrase que vous avez prononcée.
Q - Vous n'arrêtez pas de dire dénigrement - vous le disiez au Parisien : "auto-flagellation permanente en France" ?
R - Oui, le monde entier reconnaît les efforts diplomatiques, politiques en réalité. Nous pourrions parler des efforts politiques de la France, aussi bien en Amérique latine qu'au Moyen-Orient, surtout au Moyen-Orient, en Asie demain. Il n'y a que les Français qui pensent que nous ne faisons rien et que nous échouons tout le temps. C'est quand même insensé de penser que l'on a échoué alors que 43 chefs d'Etat étaient là, ensemble, se parlant, alors que certains d'entre eux se considèrent comme des ennemis mortels.
Q - Est-ce que c'est de l'auto-flagellation ? C'est souvent l'Elysée et le Quai d'Orsay qu'on flagelle ?
R - Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
Q - Vous dites que les Français s'auto-flagellent...
R - Je dis cela pour ne pas désigner la presse tout le temps ; cela deviendrait un tic.
Q - 14 juillet : il y a d'abord le défilé des Casques bleus, c'est formidable ; des armées françaises et ensuite l'assistance de tous les chefs d'Etat et de gouvernement présents, dont vous venez de parler. Il y en a un dont on se dit encore : qu'est-ce que Bachar Al Assad fait là un 14 juillet ?
R - Je crois que Nicolas Sarkozy a été très clair hier. Avec qui fait-on la paix ? C'est d'ailleurs ce que je pratique tous les jours au Quai d'Orsay. Si on tente d'entamer un processus d'apaisement, c'est bien parce que les gens se battent. Les Israéliens nous ont félicités, ils étaient très contents de voir Bachar Al Assad à Paris puisqu'ils sont en train de parler avec les Syriens et, hier, Bachar Al Assad a affirmé qu'en deux ans on pourrait atteindre l'objectif pour la paix entre la Syrie et Israël.
Q - Il a même dit qu'il acceptait le parrainage du prochain président des Etats-Unis et de Nicolas Sarkozy, de la France, pour des négociations directes...
R - Oui, il a même sollicité l'Europe. C'est pourquoi, là aussi, je crois qu'il faut insister puisque Nicolas Sarkozy est président du Conseil de l'Union européenne en ce moment et que l'Union européenne a sa place dans le processus de paix. On ne peut pas seulement être des banquiers. On ne peut pas seulement être là pour combler les vides humanitaires.
Q - J'en parlerai avec M. Barroso.
R - C'est gentil, je vais m'arrêter.
Q - Quand vous disiez un succès, c'est un succès européen également avec Mme Merkel ou un succès français ? A propos de Bachar Al Assad, on efface tout et on fait confiance aux mêmes pour un avenir sans violence ? Est-ce que cela veut dire que la France continue de vouloir le procès des assassins d'Hariri ?
R - Bien sûr et je vous assure que nous sommes non seulement attentifs mais nous suivons l'affaire et Michel Sleimane, le président libanais enfin élu - et la France a été tout de même pour quelque chose dans cette affaire - a dit dans son discours au Parlement libanais qu'il portait une attention particulière à ce que le tribunal spécial poursuive, d'abord les investigations puis la mise en cause éventuelle des assassins du Premier ministre Rafic Hariri.
Q - Quels qu'ils soient ?
R - Bien sûr quels qu'ils soient. Mais de toute façon cela échappe au Liban, cela échappe à la Syrie. Ce sont maintenant les Nations unies qui continuent et le procureur va délivrer quelques éclaircissements au juge.
Q - François Hollande estime que Al Assad a déjà gagné la partie, que l'on n'a rien obtenu de lui en échange...
R - Je préfère ne pas parler de ces commentaires qui sont sectaires et inutiles.
Q - Mais qu'est-ce que vous avez obtenu en échange ?
R - Le fait qu'il soit là, le fait qu'il déclare que la paix se ferait. Encore une fois, on ne peut pas être plus israélien que les Israéliens qui eux parlent avec lui. Ensemble, ils définissent une feuille de route. Ils ont eu maintenant trois séances de pourparlers directs. Qu'est-ce que cela veut dire : on n'a rien obtenu ? On a obtenu beaucoup et on obtiendra encore. C'est un peu effrayant quand même. On n'a rien obtenu ? Et quoi ! Il devait payer, il devait faire un chèque ? Je ne comprends pas. On n'a rien obtenu ? Il est là, il entame un processus de paix, c'est cela que l'on obtient. On obtient l'espoir pour les gens qui risquent de mourir, dans cette région de tensions qui alimente toutes les tensions du monde. Si on n'a rien obtenu, il ne faut rien faire. C'est d'ailleurs en gros ce que fait François Hollande.
Q - Dans une demi-heure, sur les Champs Elysées, en regardant autour de vous dans la tribune présidentielle, est-ce que vous ne serez pas tenté de penser que les Droits de l'Homme prennent un coup ?
R - Vous croyez que je me fais des illusions ? Vous croyez que je n'ai rien oublié ? Tout le monde a pensé à cela. Le président lui-même a dit : "nous n'oublions rien", ni les allégations, ni la réalité de la tension. Mais c'est surtout en établissant la paix que les Droits de l'Homme prendront moins de coups. On a demandé aussi - et c'est Bachar Al Assad qui l'a lui-même proposé, qui l'a proposé sur suggestion de Nicolas Sarkozy - qu'il y ait une tentative de détente et des pourparlers avec l'Iran. Cela aussi nous allons l'obtenir, je l'espère.
Q - Hier sur Europe 1, la commissaire européenne Benita Ferrero-Waldner a dit qu'il y avait un esprit de Paris. Est-ce que cet esprit de Paris ou cet esprit de paix peut durer plus d'une poignée de semaine et à quelles conditions ? Qu'est-ce qu'il faut faire ?
R - Il faut continuer, je vous l'ai dit. Il ne suffit pas de se rencontrer, la diplomatie va continuer sa marche lente. Ce n'est pas toujours des coups d'éclat. Benita Ferrero-Waldner a raison, il y a un esprit de Paris. Il y a deux esprits de Paris. Un esprit de dénigrement, que vous avez bien illustré avec votre exemple, et un esprit de Paris qui développera l'ouverture, la respiration, le mouvement, la paix, l'obstination à avoir la paix.
Si nous obtenons ou même si nous participons d'une détente au Moyen-Orient, c'est capital pour le monde, c'est capital dans la lutte contre le terrorisme, c'est capital dans la lutte pour le développement et contre la misère. Je pense qu'il faut continuer. Ce n'est pas une course contre la montre, ce n'est pas le tour de France. C'est donc assez long.
Q - La Méditerranée, source de civilisations, de cultures, peut être aussi un endroit de développement ou qui favoriserait le développement du Sud et du Nord ? Est-ce que c'est possible ?
R - Oui, ce sont des plans de développement très précis sur six sujets que nous avons proposés pour l'Union pour la Méditerranée. Avec nos amis du Processus de Barcelone, nous continuons ensemble, avec les Espagnols et M. Zapatero était là avec Miguel Angel Moratinos. Nous continuons sur des projets, pas seulement sur des pourparlers politiques et des lignes budgétaires même si les lignes budgétaires sont très importantes bien sûr. Nous allons nourrir ces projets. Nous avons rendez-vous en novembre ; les ministres des Affaires étrangères seront chargés d'aplanir les quelques difficultés qui subsistent et de tenter d'avoir des financements plus solides que ceux que nous évoquions hier. Ce sera cela le début de la mise en oeuvre des grands projets.
Q - Bernard Kouchner, il y a ce que nous avons vu et entendu hier, l'Algérien Bouteflika, Assad et Olmert assis à une même table, distants, de quelques dizaines de places, mais il y a sans doute plus important. Qu'est-ce qui s'est passé ?
R - Je ne vais pas vous révéler qui a rencontré qui. Le Grand Palais était disposé de telle manière que de multiples rendez-vous que l'on appelle des " bilatérales " puissent se dérouler. Ce n'est pas à moi de vous en donner la liste mais, vraiment, je vous assure que tout le monde s'est parlé et c'est le premier progrès.
Q - Qui ? Avec qui ?
R - Je ne peux pas vous le dire. Au Quai d'Orsay, on sait les choses avant même qu'on les fasse mais là, non, je ne peux pas vous le dire.
Q - Est-ce que l'on va assister à une prochaine libération de prisonniers palestiniens et de soldats israéliens comme Gilad Shalit grâce à la Syrie et l'Egypte ?
R - Je l'espère et la France fait tout ce qu'elle peut pour cela.
Q - Est-ce que vous pouvez confirmer que dans ces discussions, même sans dire lesquelles, Egyptiens, Syriens, Palestiniens, Israéliens ont fait preuve hier de bonne volonté ?
R - Oui, sauf un dernier moment de blocage entre les Israéliens et les Palestiniens. Vous savez, c'était préparé depuis des mois de négociations d'experts et, au dernier moment - c'est toujours là que cela se produit entre les protagonistes -, il y a des assemblages de mots qui ne conviennent pas parce qu'ils évoquent toute une profondeur historique, profondeur de malheurs et de meurtres aussi. Au dernier moment, nous avons échoué, peut-être à une demi-heure près, sur le mot Etat-nation, l'Etat national et démocratique. "National" sous-entend une difficulté de retour des réfugiés, d'Etat juif ou pas juif, d'Etat palestinien... Bref, cela n'a pas eu lieu.
Q - Ehoud Olmert déclarait hier qu'avec les Palestiniens, il n'avait jamais été aussi proche d'arriver à un accord et Mahmoud Abbas lui a dit "nous sommes sérieux pour parvenir à cette paix". Cela veut-il dire que l'Etat palestinien pourrait être pour la fin 2008 ?
R - Je n'en sais rien. Vous savez c'est le programme. Mais déjà M. Abou Ala, qui est le second de l'Autorité palestinienne, dit que cela se prolongerait après. Par ailleurs, il y a un changement très important, vous l'avez cité, c'est le changement d'administration américaine. Cela va modifier les choses. D'ailleurs M. Barak Obama vient à Paris le 25 juillet.
Je ne sais pas ce qui va se passer, c'est encore possible mais, honnêtement, le processus de paix, s'il va bien au sommet, et il faut le dire, il ne va pas bien à la base. Les obstacles à la circulation sur les Territoires palestiniens sont trop importants. Il faut que les Palestiniens se rendent compte que cela va mieux parce qu'ils ne vont pas tenir très longtemps comme cela, en restant calmes, et nos amis israéliens le savent très bien. Donc, entre les Israéliens et les Palestiniens, cela va bien au sommet mais il y a la lenteur des propositions qui viennent de la Conférence de Paris, encore une fois, on relie les choses. La Conférence de Paris a trouvé de l'argent, ce fut une conférence politique entre Israël et la Palestine. Des projets sont nés mais ces projets sont presque tous bloqués.
Q - Vous l'avez dit Barak Obama à Paris le 25 juillet, il va beaucoup apprendre sur la politique étrangère et en même temps des relations franco-américaines. Autre sujet, est-ce que vous accompagnerez le président Sarkozy le 8 août en Chine ?
R - Non.
Q - Vous êtes soulagés ?
R - Je ne suis pas invité.
Q - Vous avez reçu l'ambassadeur de Chine qui refuse que l'on intervienne dans les affaires de son pays mais qui fait de l'ingérence en France, quels arguments avez-vous trouvés, Bernard Kouchner, pour qu'il ne recommence pas ?
R - Je ne l'ai pas menacé mais c'est un langage qui n'était pas accepté par notre pays. Il n'y a pas de leçon à donner à la France, il n'y a pas non plus de conditions à donner aux voyages du président de la République d'autant que le président de la République française est en même temps président du Conseil de l'Union européenne. Nous en avons parlé très clairement et je crois que cela a été compris.
Q - Qu'est ce que cela veut dire "clairement" quand on est au Quai d'Orsay ?
R - Vous savez le Quai d'Orsay ne m'impose pas mon langage, cela veut dire vraiment très clairement.
Q - Vous lui avez dit : "ne recommencez pas" ?
R - Je n'ai rien dit de tout cela. C'est vous qui l'imaginez.
Q - Bernard Kouchner, vous avez été frappé, attristé, affecté, très affecté quand on vous a annoncé la mort de Bronislaw Geremek ?
R - Oui, nous l'avons appris hier, avec José Manuel Barroso, pendant cette conférence. Bronislaw Geremek était mon grand frère, l'homme vers lequel on se tournait pour conforter ses impressions, ses sentiments, ses positions. D'abord, c'est Solidarnosc, c'est Gdansk, c'est Lech Walesa, c'est Adam Michnik, c'est Joseph Couronne, c'est Stanilas Geremek. Il avait apporté la caution intellectuelle, formidable apport de cet historien du Moyen-Age parlant français comme vous et moi et peut-être mieux même. C'était un militant, un militant politique et de la société civile.
Q - Bernard Kouchner, la France sera-t-elle présente à ses obsèques ?
R- Je l'espère, je ne sais pas quand ses obsèques auront lieu. Il y aura, bien sûr, quelqu'un pour représenter la France.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 juillet 2008