Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec RMC le 21 août 2008, sur la stratégie militaire et le décès de soldats français en Afghanistan, et l'application de l'accord de cessez-le-feu en Géorgie.

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Texte intégral

Q - Bernard Kouchner, bonjour.
R - Bonjour
Q - Merci d'être avec nous ce matin. Je sais bien que l'heure est à l'hommage rendu aux soldats français tués et blessés en Afghanistan, néanmoins, une enquête militaire sera-t-elle ouverte pour préciser les conditions dans lesquelles ces soldats ont été tués ou blessés ?
R - Bien sûr, c'est ce que l'on appelle dans le langage militaire un retour d'expérience. Le président de la République a demandé très clairement et à trois reprises à des personnes différentes que soient tirés les enseignements nécessaires de cet engagement malheureux, de ce drame qui a endeuillé nos armées. La guerre en Afghanistan est dure, difficile, mais elle est essentielle à la protection des libertés du monde. Vingt-cinq pays européens sur vingt-sept sont engagés là-bas, souvent avec beaucoup plus de personnels que nous. Je crois que c'est une mission et une nécessité collectives, un engagement collectif et je crois qu'il ne faut pas faiblir.
Q - Je ne sais pas si vous avez lu le reportage de l'un de nos confrères du "Monde" qui a rencontré plusieurs soldats blessés. Ces soldats blessés disent que les frappes aériennes de l'OTAN, censées permettre aux soldats assaillis de sortir du guet-apens, ont par ailleurs selon eux raté leurs cibles et touché des soldats français, de même que des tirs des soldats afghans positionnés en aval. Vous avez été mis au courant de ces informations ?
R - J'ai vu les soldats. J'ai parlé aux soldats. J'ai surtout écouté les soldats.
Q - Ils vous ont dit la même chose.
R - Non, ils n'ont pas du tout dit la même chose. De toutes façons, c'est ce retour d'expérience qui le dira et qui sera conduit rapidement. Pour l'heure, il n'y a aucun signe de ces frappes alléguées par ce journaliste et ces personnes qui ont parlé. Le drame est tellement difficile à supporter qu'il ne faut pas en rajouter. J'espère que ce n'est pas vrai. On ne l'a pas constaté, on ne nous l'a pas dit, mais bien sûr cela aussi fera l'objet de cette enquête dont vous parliez, de ce retour d'expérience avec l'ensemble des soldats qui ont été engagés, avec l'encadrement et avec la hiérarchie militaire. C'est une guerre très difficile, des engagements d'une dureté à laquelle nous n'avions pas été habitués depuis très longtemps, depuis la guerre d'Algérie. Certes, il est vrai que les soldats sont très jeunes mais ils sont très entraînés.
Q - Ils sont arrivés fin juillet en Afghanistan ?
R - Oui, mais ils ne sont pas arrivés sans avoir reçu l'entraînement nécessaire. Ils ont été entraînés pendant un an. Ils sont arrivés fin juillet et ils ne font pas partie de ce contingent de nouveaux soldats que le président de la République a décidé d'engager. Nous sommes présents dans cet endroit précis depuis 2001 à l'appel du président Chirac et de Lionel Jospin. Nous occupons la même place, nous nous relayons avec les Turcs, avec les Italiens, en particulier dans la région centre de Kaboul. C'est par conséquent une position que nous occupons depuis très longtemps. Il y aura d'autres engagements puisque, je crois, il ne faut pas laisser les démocraties les bras ballants et nous allons continuer dans ce sens. J'ajoute que ce n'est pas parce que je défends l'engagement de nos troupes et la nécessité de le poursuivre que nous n'allons pas travailler à une solution politique. Il n'y aura pas uniquement une solution militaire en Afghanistan. Nous en sommes tous persuadés. Il faut simplement sécuriser un certain nombre de régions du pays pour que les Afghans reprennent confiance. C'est fait très largement avec notamment la création d'une force armée afghane qui fait des progrès. Une fois de plus, nous sommes engagés dans ce pays depuis très longtemps, nous commençons à bien le connaître.
Q - Et la rébellion fait des progrès aussi, Bernard Kouchner. Elle est de plus en plus active, la stratégie qui a consisté à bombarder le plus souvent à l'aveugle pour sanctionner les taliban fait que beaucoup de villages sont passés chez les taliban, c'est ce que dit ce matin, Pierre Lellouche, député UMP de Paris, dans un quotidien du matin. La guérilla est loin d'avoir été endiguée, dit-il, alors que faut-il faire ?Renforcer encore nos moyens militaires sur place ?
R - Il ne faut pas baisser les bras, je viens de le dire. Il ne suffit pas que quelqu'un le dise avec un peu de légèreté. C'est une oeuvre de longue haleine. Il faut, bien sûr, constater les difficultés mais également les progrès, les progrès au sein de la population, les progrès de la démocratie - même s'il ne s'agira jamais d'une démocratie occidentale -, les progrès du gouvernement.
Q - Avec un pouvoir corrompu, Bernard Kouchner.
R - Avec un pouvoir corrompu comme dans d'autres pays. Oui, mais avec un pays qui à la Conférence de Paris -il n'y a pas si longtemps...
Q - Avec 70 % de l'aide internationale qui revient au pays donateur ?
R - Ne dites pas cela...
Q - Ce sont les Nations unies qui disent cela...
R - Ne dites pas cela, cela veut dire que les pays donateurs...
Q - Ce sont les Nations unies qui l'ont dit...
Il y a, en effet, des pays qui font travailler leurs compagnies, mais ce sont surtout leurs ONG qui sont sur le terrain. Il faut aussi revoir cette question ; cela ne dépend pas de l'armée, les ONG sont libres.
Cela veut dire qu'un certain nombre d'ONG, très utiles sur le terrain, non pas profitent mais utilisent à de bonnes fins l'argent des pays auxquels elles appartiennent. Il ne s'agit pas du retour dans les métropoles, il faudrait aussi s'en apercevoir. M. Kai Eide a été nommé il y a peu au nom, justement, des Nations unies pour que la coordination soit faite.
Il faut savoir ce que l'on veut. On ne peut pas hurler sur les Droits de l'Homme en permanence et ne pas les défendre quand ils sont attaqués, surtout les droits des femmes. Il s'agit là d'une action mondiale.
Q - La Russie applique-t-elle totalement le cessez-le-feu ?
R - Cela s'arrange sur le terrain. Nous n'avons pas, en tout cas aujourd'hui, à faire état d'importantes violations du cessez-le-feu même s'il y en a, j'en suis persuadé. Quant au retrait des troupes russes, il est à peine amorcé.
Q - Les Ossètes demandent leur indépendance. Faut-il leur accorder, comme on l'a fait pour le Kosovo ?
R - C'est exact, mais ce n'est pas le problème maintenant. Ne confondons pas.
Pour le moment, l'Union européenne, par sa Présidence, c'est-à-dire par la France, s'est efforcée d'arrêter les combats au plus vite à quelques kilomètres de la capitale. C'est ce qu'il fallait faire et tout le monde nous félicite d'avoir réussi - c'est un grand mot, nous n'avons pas encore réussi -, d'avoir arrêté cette bataille alors que la capitale pouvait être prise, le gouvernement renversé et un gouvernement fantoche installé. Je crois qu'il fallait faire cela. Il fallait évidemment arrêter les exactions et les massacres.
Il n'y aura pas de problème si, comme je l'espère fortement et comme cela a été promis, les troupes russes se retirent ou si elles sont retirées pour une large part demain - ce qui correspond à la date limite proposée par le président Medvedev au président Sarkozy. Nous envisagerons alors, mais pas tous, pas la France, l'Union européenne certes, mais les Nations unies, le problème politique - qui se posera peut-être - de ce que vous avez appelé l'indépendance de l'Ossétie et de l'Abkhazie.
Q - La Géorgie doit-elle rapidement être accueillie dans l'OTAN ?
R - Je ne crois pas que cela aurait changé grand-chose parce que ce plan était préparé et que les provocations ont eu lieu de part et d'autre. Je pense qu'il ne faut pas considérer la Russie comme un pays que l'on aurait l'intention d'assiéger...
Q - N'est-ce pas la Géorgie qui a mis le feu aux poudres ?
R - Il est encore très difficile de se prononcer sur les provocations successives - j'en ai une liste immense devant moi. Je pense, en effet, que les Russes ont préparé leur affaire. Les Géorgiens aussi. Je pense que les Géorgiens - je crois que ce n'est même plus discuté - sont tombés dans un piège. Provoquer ou attaquer - ce qui a entraîné une réaction de l'armée russe - n'était pas ce qu'il fallait faire. Je pense que leurs plus proches alliés, les Américains en particulier, les avaient dissuadés de le faire. Et puis, il y a eu une réaction disproportionnée, très importante, énorme, des troupes russes.
Nous verrons bien comment cela s'est passé ; on le sait à peine. Sur le chiffre des victimes, par exemple, on a connu, au début, des chiffres très fantaisistes qui nous ont alarmés, qui nous ont inquiétés, qui nous ont angoissés : 1.000, 2.000 victimes, disait-on, des tirs géorgiens sur la ville de Tskhinvali, c'est-à-dire sur une ville de l'Ossétie. Je crois que ce n'était pas vrai. Les rares organisations non gouvernementales qui se sont rendues là-bas parlent de douzaines ou, peut-être, de quelques centaines de victimes ; nous n'en savons rien encore pour le moment. Il faut maintenant qu'il y ait des enquêtes journalistiques et historiques. Cela dure depuis des années, des siècles...
Q - Demain, vous allez rencontrer le Dalaï-Lama. Qu'allez-vous lui dire ?
R - Je vais le saluer et lui dire qu'il est le bienvenu en France et j'assisterai - moi qui ne suis pas bouddhiste - à l'un de ses offices.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 août 2008