Interviews de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, à France 2 le 24 janvier 2001 et à France Inter le 25, sur les positions des partenaires sociaux et la mobilisation des organisations syndicales dans le débat sur l'avenir des régimes de retraite.

Prononcé le

Média : France 2 - France Inter - Télévision

Texte intégral

France 2 - 7h50
Le 24 janvier 2001
F. David Vous avez beaucoup de choses à faire aujourd'hui, notamment finir de préparer la journée de mobilisation de demain sur les retraites. Cinq confédérations du privé appellent à cette journée d'action pour protester contre les propositions du Medef qui visent à une remise en cause de la retraite à 60 ans, puisqu'il prévoit un allongement de la durée des cotisations. Est-ce si important que cela pour qu'exceptionnellement les cinq confédérations soient dans la rue demain, soutenues en plus par une partie des fonctionnaires ?
- "C'est révélateur de la gravité de la situation. Il n'est pas banal effectivement que dans notre pays les cinq confédérations syndicales se soient mises d'accord pour se mobiliser face à une position brutale, intransigeante, méprisante, de la part du Medef à l'égard des salariés. Les dernières déclarations, chacun a pu le constater, étaient un véritable défi pour l'ensemble des salariés de notre pays, notamment ceux du secteur privé, puisque le Medef, unilatéralement, décide que du jour au lendemain, à partir du 1er avril, la retraite à 60 ans ne serait qu'un vaste souvenir. Il est hors de question que la CGT s'inscrive dans un tel schéma de société."
Le mot d'ordre de demain, c'est quoi : c'est "Tous contre le Medef", c'est "Rouvrez les négociations" ou un appel au Gouvernement ?
- "Nous voulons obtenir du Medef de se remettre à la table des négociations pour examiner les propositions syndicales. Contrairement à ce qu'il prétend, nous avons des propositions, les autres organisations syndicales ont des propositions - elles sont communes d'ailleurs -, nous permettant d'assurer la pérennité de ce droit à la retraite à 60 ans. Il faut effectivement discuter d'un certain nombre de modalités. Il y a des problèmes financiers pour les générations à venir qui n'étaient pas posés pour les générations antérieures. Pour autant, nous ne sommes pas du tout disposés à remettre en cause ce droit acquis par la mobilisation, par une décision politique, et notre pays a la possibilité d'assurer la pérennité de ce droit pour les salariés du secteur privé. Nous appelons donc à des débrayages, des arrêts de travail. Nous recensons une liste très importante - le Medef va sans doute être surpris par l'ampleur de la réaction - qui va confirmer que l'ensemble des salariés sont bien d'accord pour se mobiliser et ne pas laisser ce droit être remis en cause."
L. Jospin est venu hier à votre rescousse, en disant qu'effectivement la position du Medef était intransigeante et qu'il fallait renégocier, qu'il ne fallait pas abandonner la retraite à 60 ans. Qu'est-ce que concrètement le Gouvernement peut faire pour vous aider ?
- "S'il y a position de blocage confirmée de la part des organisations d'employeurs - à savoir qu'ils veulent bien négocier, mais sur leurs seules propositions, autrement dit "tout sauf une négociation", c'est un espèce de diktat - le Gouvernement sera amené, de manière inévitable, à examiner par quels moyens il peut au moins assurer la pérennité du dispositif, dans la mesure où il y a une menace financière très importante, puisque le Medef a accompagné sa position d'une recommandation aux entreprises de ne plus prélever les cotisations. Il compte par conséquent asphyxier les caisses de retraite complémentaire et faire en sorte qu'à partir du 1er avril, ceux qui n'ont pas 65 ans se verront appliquer des baisses de niveau de retraite dans des proportions très importantes, ce qui confirme l'urgence de la mobilisation qui, demain, va représenter une première étape."
Certains patrons - on parlait hier de J.-M. Messier qui se désolidarisait d'une certaine façon du Medef - ont l'air de trouver que certaines positions sont radicales. Pouvez-vous prendre appui sur ces patrons-là ?
- "J'entends un certain nombre de prises de position ou de débats qui existent dans les entreprises. Nos dirigeants syndicaux d'entreprise ont été à la rencontre de leurs chefs d'entreprise pour leur demander ce qu'ils comptaient faire, s'ils comptaient suivre les recommandations du Medef d'asphyxier les caisses, ou au contraire, s'ils continuaient à verser les cotisations. Et un certain nombre ne sont pas prêts de se mettre dans l'illégalité de ce point de vue et ne partagent pas forcément la position nationale développée par l'organisation centrale. Pour autant, nous sommes confrontés à la direction du Medef dans les négociations. C'est elle qui donne le la et c'est cette position que nous voulons voir modifier en s'appuyant sur les salariés du privé qui, je l'espère, seront très nombreux dans la rue demain."
Effectivement, une certaine partie des salariés du privé vous soutiennent. Le Parti socialiste vous soutient aussi demain. Mais en revanche, la semaine prochaine, il y aura une autre manifestation où le Parti socialiste et le Gouvernement seront mis en cause : c'est la manifestation qui concerne les salaires des fonctionnaires. Et pour le coup, c'est vous qui allez soutenir vos collègues du public. Mais en quoi le salaire de la fonction publique vous concerne-t-il finalement ? C'est très gentil à vous d'aller les soutenir...
- "Nous ne faisons pas que les soutenir, nous sommes complètement partie prenante. Pour ce qui concerne la journée de demain, les salariés du secteur public seront présents et c'est une bonne chose, notamment parce qu'on a trop reproché dans la période passée que le public se désintéressait parfois des négociations concernant le secteur privé. Là, tout le monde a bien conscience que si d'aventure le Medef obtenait un recul social considérable par l'abandon de la retraite à 60 ans, l'avenir du débat concernant la retraite public ne s'en trouverait que plus compliqué. Pour ce qui concerne la mobilisation de la fonction publique de la semaine prochaine, cela fait suite au constat de blocage, à l'absence d'avancées dans la négociation avec le Gouvernement, sur un besoin d'améliorer le pouvoir d'achat des fonctionnaires. Là aussi, l'ensemble des organisations syndicales se sont déclarées disponibles pour mobiliser les fonctionnaires sur cette négociation spécifique concernant leur évolution de pouvoir d'achat."
En ce qui concerne le salaire des fonctionnaires, pour l'instant, le point de vue des organisations syndicales est toujours le même : les propositions du Gouvernement sont insuffisantes ?
- "Il y a unanimité là aussi des organisations syndicales pour considérer que le Gouvernement devrait faire plus, mieux et plus vite, s'agissant de l'évolution des salaires de la fonction publique."
Avez-vous l'impression que cette ébullition sociale pourrait continuer dans les prochaines semaines ?
- "Il y a une montée revendicative, incontestablement, depuis la rentre dernière. Nous avons été de ceux qui avons dit que la question des salaires devait être remise à l'ordre du jour dans les discussions dans les entreprises. C'est un fait que progressivement, depuis des semaines, il y a des mobilisations sur le sujet. Il y a des acquis obtenus dans la négociation, parfois au prix de conflits et de tensions dans les entreprises. De plus en plus de salariés prennent conscience qu'ils n'ont pas un juste retour de cette croissance en matière d'évolution du pouvoir d'achat. Et s'agissant des retraites, il y a un juste retour des choses. On ne peut pas faire comme si le paiement des retraites venait de la poche de monsieur Seillière. Il s'agit bien des richesses produites dans l'entreprise. Il est donc normal que les salariés soient exigeants sur le retour qui leur permette, en matière de pouvoir d'achat comme en matière de droit à la retraite, d'obtenir gain de cause."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 24 janvier 2001)
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France Inter - 8h20
Le 25 janvier 2001
S. Paoli Combien seront-ils dans la rue aujourd'hui pour défendre la retraite à 60 ans ? C'est la première fois que les cinq confédérations défileront ensemble sur ce thème. Quel que soit le nombre, le Medef dit n'être pas impressionné et dénonce les nostalgies de décembre 95. E.-A. Seillière, le président du Mouvement des entreprises de France, affirme être convaincu que la négociation aboutira. L'effet de cette journée y contribuera-t-il ? On a bien vu la bataille de mots entre vous et M. Seillière, vous disant, " on va l'impressionner ", lui répondant, " je ne suis pas impressionné ". C'est la rue qui va trancher aujourd'hui ?
- "J'ai déjà entendu d'autres responsables, en d'autres temps, en d'autres circonstances, se rassurer avant l'heure et puis après, les événements ont montré qu'il fallait bien tenir compte d'une mobilisation lorsqu'elle était particulièrement forte. Donc, je continue d'espérer que cette journée va influencer la position du Medef. Lorsque je commence à percevoir quelques petites fissures, y compris dans le camp patronal, sur le bien-fondé de la position qui nous est exprimée, je ne désespère pas de faire revenir le Medef à de meilleures raisons."
On a même entendu des responsables du Medef dire que tous les paramètres sont discutables. Qu'est-ce qui pourrait faire que vous acceptiez maintenant de reprendre la négociation ?
- "Nous l'avons déjà dit. Nous l'avons dit à cinq confédérations syndicales : il est hors de question pour nous de s'inscrire dans une négociation dès lors que l'on affirme déjà le principe de la mort de la retraite à 60 ans. C'est pour nous impossible de négocier sur ces bases-là. Il faut discuter des modalités par lesquelles on va assurer la pérennité de ce droit de la retraite à 60 ans, y compris dans sa dimension retraite complémentaire. Nous estimons, les uns et les autres, que des moyens financiers peuvent être réunis. Il faut en négocier les modalités, mais on ne peut en aucun cas fixer un ultimatum, comme le fait le Medef aujourd'hui."
On entend bien à vous écouter qu'évidemment vous êtes prêt à faire un pas, mais jusqu'où le feriez-vous ? Est-ce que les syndicats seraient prêts à accepter un allongement, fut-il symbolique, de la durée des cotisations ?
- "Il y a un débat économique à avoir quant aux moyens financiers à réunir, et il y a aussi un débat de société à avoir. Est-ce que, en raison d'une espérance de vie croissante comme le prétend le Medef, il faut automatiquement que les salariés de notre pays envisagent de travailler plus longtemps ? Je ne vois pas en quoi il faut s'inscrire dans ce qui m'apparaît comme tout sauf un progrès social. L'avenir ne doit pas être systématiquement fait d'une période de travail de plus en plus importante, d'autant plus que nous sommes dans un pays moderne, qui produit une richesse de plus en plus croissante. Il y a donc les moyens de faire en sorte que la vie ne se résume pas systématiquement au travail. Le Medef a mené un premier combat contre la réduction du temps de travail, il souhaite obtenir une compensation, si j'ose dire, en conservant les salariés de plus en plus longtemps dans son entreprise. En même temps, quand je vois les logiques de gestion dans différents groupes, on ne cesse de nous proposer des plans de départs anticipés. Il y a là des positions contradictoires qui se heurtent aussi à une aspiration sociale. La mobilisation va le montrer aujourd'hui, des salariés de notre pays ne se font pas du tout - et ils ont raison - à cette idée qu'il faudrait travailler de plus en plus longtemps, notamment dans un moment où le chômage reste encore très pesant."
On peut être, comme vous l'êtes M. Thibault, responsable syndical, mais pour autant conscient de réalités qui sont incontournables. La réalité démographique dans notre pays, il faut la prendre en compte, elle existe. Comment faire avec cela ?
- "Personne ne l'a contesté parmi les organisations syndicales. Les uns et les autres, nous avons une plate-forme commune aux cinq confédérations syndicales - c'est une première et c'est très important - qui donne des pistes de réflexions pour modifier l'assiette des cotisations participant à assurer les moyens financiers des retraites à l'avenir, des retraites complémentaires et des retraites globales - étant entendu que pour nous que nous ne pourrons pas déboucher totalement sur les modalités concernant les retraites complémentaires indépendamment du débat plus global sur l'avenir des retraites du régime de base. Et de ce point de vue, je regrette que le Medef soit la seule organisation qui ait décidé de ne pas participer au Conseil d'orientation des retraites mis en place par le Gouvernement, où les uns et les autres amènent leur point de vue, leurs analyses, leurs propositions, pour assurer une pérennité financière des régimes de retraite. Il y a donc différentes idées qui sont émises, il y a des moyens financiers à réunir. Nous sommes, par exemple, pour que d'autres éléments de richesses qui existent dans les entreprises soient soumis à cotisations, alors qu'ils ne le sont pas aujourd'hui. Il y a des éléments de rémunérations dans certains secteurs qui ne sont pas soumis à cotisations. Du côté des salariés comme du côté des employeurs, il y a des pistes à explorer pour réunir des moyens financiers dont on sait d'évidence qu'ils devront être plus importants à l'avenir, pour assurer un niveau de retraite plus important pour une population retraitée plus importante. Pour nous, cela ne fait aucun doute."
Mais quelle est la réalité de l'unité syndicale en dehors de la rue, quand par exemple la CFDT propose une réflexion sur une retraite à la carte, et d'ailleurs, R. Barre sur notre antenne hier soir disait," pourquoi pas retraite à la carte assortie d'une prolongation des durées de cotisations ?" : un système mixte au fond ! ?
- "Tout dépend des modalités par lesquelles on peut parvenir à l'aspiration qu'ont les salariés, effectivement, de choisir la possibilité de cesser leur activité ou de la continuer dans certains cas. Pour autant, cela n'est négociable qu'à partir de droits collectifs et d'un principe qui doit demeurer l'âge de départ en retraite à 60 ans. A partir de là, qu'il y ait des modalités qui fassent appel au volontariat dans certains secteurs. Nous sommes aussi pour tenir compte de la pénibilité du travail, qui pour certaines branches professionnelles, justifierait des départs anticipés à la retraite avant 60 ans. Je pense aux métiers du bâtiment, aux métiers où on travaille exposé aux intempéries, aux métiers pénibles, à la chaîne, c'est d'ailleurs ce qui incite les employeurs, je pense par exemple à l'industrie automobile, de faire tout simplement le constat qu'à 55 ans, 56 ans, on n'a plus la capacité physique de tenir une cadence au travail qu'impose la productivité générée par les chaînes automatisées. Donc, cette aspiration à pouvoir choisir doit faire l'objet de la négociation, mais à partir d'un socle de droits collectifs qu'incarne notamment le droit à la retraite à 60 ans à taux plein."
A propos de cette journée qui commence, certains évoquent 1995 : vous savez la grande catharsis, le public et le privé dans la rue. Est-ce qu'on est dans la même configuration à vos yeux ?
- "Je suis pas trop mal placé, je pense, pour faire un parallèle avec 95, pour dire que la configuration est quand même tout à fait différente. A la fois le sujet est différent, il s'agit d'une opposition frontale avec la partie patronale s'agissant de l'avenir dans l'immédiat des retraites complémentaires du secteur privé. Vous savez qu'en 95 les motifs de mobilisation étaient un peu différents. Le point commun, c'est évidemment que ce nouveau débat sur les retraites nous fait rappeler que, dans notre pays, c'est un point plus que sensible. C'est tant mieux, du côté des salariés qui ont déjà montré qu'il fallait compter avec eux avant de décider quoi que ce soit."
Mais vous avez mesuré comme nous à quel point il devient un dossier politique. D'ailleurs, le coup de gueule du Medef et le blocage qui s'en est suivi, n'a t-il pas instrumentalisé politiquement le débat sur la question des retraites ?
- "Je vois effectivement qu'il y a des prises de position des différents partis politiques, et en même temps, je me dis que sur l'avenir de la retraite - la retraite étant un débat de société -, il n'est pas surprenant que les partis politiques interviennent sur des débats de société. C'est légitime et peut-être que cela participera d'ailleurs à rehausser l'engagement, la relation entre les partis politiques et les citoyens. En même temps, ce n'est pas aux partis politiques de se substituer aux organisations syndicales. Chacun a effectivement constaté que le Medef navigue entre des positions syndicales, des positions politiques. De ce point de vue là, à chacun de se faire une opinion. Je remarque qu'effectivement la position actuelle du Medef vise à infléchir de manière importante ce qu'a dit le Gouvernement jusqu'à présent en matière d'avenir des retraites, et refuse de participer au débat dans le calendrier que le Gouvernement a proposé."
Vous dites que ce qui se passe aujourd'hui n'est qu'un début, il y aura d'autres choses. Le Medef dit : "nous on s'en va" . Finalement entre vous et le Medef, les portes ne cessent de claquer, les uns menaçant de quitter le paritarisme, vous disant que ce n'est qu'un début. Décidément, il y a toujours en matière de négociations une exception française ! ?
- "Je considère, pour ce qui concerne ce sujet là, que c'est la position du Medef qui a été la plus radicale. La CGT, avec les autres confédérations, n'a cessé de prendre des initiatives pour que la négociation ne s'interrompt pas. Le Medef, dans une posture que chacun a pu constater par les interventions télévisées de son président, à la radio pour M. Kessler, a prouvé qu'elle était dans une position radicale et intransigeante. Donc, je ne vois pas en quoi la CGT, comme les autres organisations syndicales, auraient fait preuve, elles, de brutalité dans leur attitude. Au contraire, je considère que c'est la position patronale qui est inacceptable aujourd'hui. Et j'ai la conviction que beaucoup de salariés vont confirmer cette appréciation aujourd'hui en étant présents dans les manifestations à travers le pays."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 25 janvier 2001)