Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec ITV le 1er octobre 2008, sur l'évolution du conflit russo-géorgien, les réponses à la crise financière aux Etats-Unis et en Europe et le dossier afghan.

Prononcé le 1er octobre 2008

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Média : I-télévision

Texte intégral

Q - Que ferez-vous en Géorgie, le 10 octobre, si les Russes n'ont pas complètement quitter la place ?
R - Pour l'heure, tout se déroule bien. En trois semaines, vingt-deux pays ont envoyé 270 observateurs. Ils seront au total près de 400. Ces observateurs européens ont pénétré dans des zones autour de Gori et ils se sont approchés de l'Ossétie, dans les zones encore occupées par les Russes. Ils ont d'ores et déjà réalisé 14 patrouilles.
Alors, vous avez raison, le 10 octobre, que se passera-t-il ? à cette date, les soldats russes auront dû quitter le territoire géorgien à l'exception des deux enclaves, l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, dont l'indépendance est reconnue par la Russie et le Nicaragua, c'est tout. - l'Ossétie est toujours considérée comme la région d'Ossétie du Sud pour les observateurs internationaux.
Q - Y croyez-vous ? Etes-vous optimiste ?
R - On nous a dit que rien n'était possible et nous avons obtenu des résultats. Nous étions seuls à agir et personne ne nous en a empêché. Tout le monde a critiqué, comme d'habitude, avant et après : "ce n'est pas assez... C'est trop...".
Pour le moment, les Russes respectent leur parole et j'espère qu'ils continueront à la respecter. Je suis assez optimiste. Si les Russes n'ont pas quitté le territoire le 10 octobre, nous aviserons.
Mais vous savez qu'il y a d'autres rendez-vous. Vous avez parlé du 15 octobre, à Genève, où non pas les pourparlers mais les négociations commenceront. Et puis, il y aura, à Bruxelles, une conférence de soutien à la Géorgie et une conférence des donateurs également. Nous aurons donc plusieurs étapes, cela durera longtemps malheureusement.
Q - Nous partons aux Etats-Unis où le sénat américain vole à la rescousse du plan Paulson, le plan de sauvetage financier avec une version amendée qui devrait être votée cette nuit, avec une augmentation de garanties pour les épargnants. Que pensez-vous, Monsieur le Ministre, du dilemme des élus américains tiraillés entre les impératifs de leurs électeurs et l'intérêt national. Doivent-ils voter ce plan ?
R - Bien sûr qu'ils doivent le voter, mais nous avons déjà été déçus une première fois. M. Bush, qui a présenté ce plan, est quand même le ferme partisan d'une économie de marché et il était surprenant que les élus républicains - et non pas les démocrates - aient voté contre.
Je les laisse à leurs erreurs ? On constate que cela ne va plus, que le système ne fonctionne plus, que faire confiance à l'économie de marché n'est pas possible sans régulation minimum. Les Européens, en particulier la Présidence française, souhaitent qu'il y ait des régulations et que l'on commence à en parler avant qu'il ne soit trop tard.
Tout cela peut encore déraper - pas en France parce que le système bancaire est beaucoup plus solide, bien sûr -, l'Europe a, elle aussi, été attaquée.
Q - Le président français, et président de l'Union européenne consulte ses homologues. Il a reçu le Premier ministre irlandais aujourd'hui, il a préparé samedi le sommet dont vous parliez. Connaît-on la date exacte de cette grande remise à plat du système financier international ?
R - Non. Aujourd'hui, nous avons vu, en effet, le Premier ministre irlandais et, demain, nous rencontrerons le Premier ministre espagnol, M. Zapatero.
Nous espérons que samedi se tiendra une réunion avec, au moins, les quatre membres européens du G8, le président de la Banque européenne, le représentant de l'Eurozone, M. Juncker, bref, avec un certain nombre de participants qui devraient présenter, d'abord, une réflexion puis un certain nombre de projets de régulation pour que le système n'aille pas à vau-l'eau, ne soit pas complètement anarchique.
La France a garanti qu'aucune banque française ne pourra être attaquée sans que le gouvernement ne réagisse. Cela a déjà été fait pour Dexia qui est une banque luxembourgeoise, belge et française. Il est dommage que les Européens ne réagissent pas ensemble. Nous le souhaitons.
Q - Une question sur la BCE. La pression augmente sur M. Trichet concernant la baisse éventuelle des taux ?
R - Non, La pression n'augmente pas. Le contact avec M. Trichet est évidemment maintenu quotidiennement. Vous savez que la Banque européenne est intervenue, en donnant des liquidités, c'est ce qu'elle faisait déjà depuis un certain nombre de jours. C'est, bien entendu, en contact étroit et avec la participation de M. Trichet et la Banque centrale européenne que se tiendra la réunion prévue samedi prochain
Chaque chose en son temps ; pour le moment, il y a bien sûr cette réflexion à mener. Il faut que les Etats européens commencent à se réunir et à parler. Commençons par ceux qui font partie du G8, c'est-à-dire l'Italie, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France, mais ce serait encore mieux si nous pouvions associer les vingt-sept pays de l'Union européenne.
Q - Que vous inspire le gouverneur de l'Alaska qui prétend à la vice-présidence et peut-être un jour, à la présidence des Etats-Unis ?
R - L'analyse est un peu simpliste, c'est le moins que l'on puisse dire. Mais enfin, laissons faire le temps et la sagesse des Américains ; le 4 novembre, ce n'est pas tout de suite. Je crois que cette dame est peu représentative mais elle le sera peut-être. Nous verrons bien. C'est aux électeurs de le dire.
Je vous ai parlé des élus républicains qui ne votaient pas le projet de soutien à l'économie américaine. Les banques américaines en ont vraiment besoin, c'est tout de même une crise effrayante pour les Américains. C'est un vrai sacrifice, mais il n'y a pas d'autre solution. Si des partisans ultra-libéraux de l'économie de marché nationalisent à ce point des établissements privés, c'est que vraiment la situation le justifie.
Q - Nous finirons sur l'Afghanistan, le gros dossier de la politique étrangère française en ce moment. Nous écouterons ensemble cet appel assez pressant qu'a lancé le président Karzaï aux Taliban, il y a quelques heures. Selon vous, Bernard Kouchner, faut-il négocier avec les Taliban pour sortir de la crise en Afghanistan ?
R - Oui, c'est d'ailleurs ce qu'il dit.
Q - Avec le Mollah Omar aussi ?
R - Il faut bien expliquer, ne confondons pas. Ce que dit le président Karzaï qui, je le rappelle, est un président élu avec une Assemblée comprenant un certain nombre de femmes qui n'avaient même pas le droit de vote avant, c'est qu'il y a des Taliban nationalistes, avec lesquelles toutes les familles afghanes ont des contacts, qui doivent se présenter à la négociation - et localement cela a déjà été fait -, et que quelque chose s'arrange entre Afghans.
Q - Même avec le Mollah Omar qui est tout de même la figure, l'allié de Ben Laden, son conseiller, faut-il discuter avec ce Monsieur ?
R - Je crois que ce que dit et ce que veut le président Karzaï, même s'il en appelle au mollah Omar, c'est que localement, dans les régions, il faut nouer des contacts.
Q - Et travailler avec les Taliban !
R - Oui, mais attention, il y a d'autres Taliban, partisans du jihad global, de l'insurrection généralisée au nom de l'extrémisme et de l'assassinat : regardez le dernier attentat au Pakistan devant l'hôtel Marriott, c'est quand même effrayant et ignoble.
Q - Alors, avec eux, on ne parle pas ?
R - Ceux-là, on ne peut pas parler avec eux, on les combat.
Q - Faut-il parler avec Gulbuddin Hekmatyar, le chef de guerre afghan qui hante les guerres afghanes depuis longtemps ?
R - Mon expérience personnelle de sept années en Afghanistan est que Gulbuddin Hekmatyar est un monsieur difficilement présentable et difficilement acceptable à la table de négociations.
Mais ce n'est pas à moi d'en décider, c'est aux Afghans. S'ils commencent à s'arranger entre eux, c'est très bien pour la paix et c'est très bien pour les Afghans. La famille afghane est, il est vrai, difficile à réunir.
Nous ne faisons pas autre chose et le sacrifice de nos soldats n'avait pas d'autre signification que d'être aux côtés des Afghans et pas contre les Afghans.
Q - Les soldats français sont-ils une cible désignée aujourd'hui en Afghanistan comme ils l'étaient au Liban ? Les soldats sont-ils une cible ?
R - Je ne ferai pas de compétition parmi les blessés et les morts d'un contingent qui comportent près de quarante nations. Je vous dis simplement qu'il y a vingt-cinq pays de l'Europe qui combattent aux côtés des Afghans, dont la France, bien entendu, qui se situe aux tous premiers rangs.
Q - Un mot de l'Autriche ; l'extrême Droite remonte à 30 %. Que se passe-t-il en Autriche ?
R - Eh bien, c'est sinistre. C'est un pays qui marche bien, c'est un pays qui connaît une croissance importante et, hélas, c'est un pays qui nous avait déjà habitués à des victoires de l'extrême droite. Là, il n'y a pas seulement M. Haider mais il y a aussi M. Strauss. C'est quand même considérablement inquiétant parce que c'est contre l'Europe que cela s'est fait, contre l'Europe qui pourtant a participé de façon significative à la croissance autrichienne. Je crois que cela veut dire qu'il faut vraiment parler de l'Europe et diriger l'Europe autrement ; c'est ce que la Présidence française s'efforce de faire.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 octobre 2008