Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec le quotidien russe "Kommersant" le 28 octobre 2008, sur la question de la relance du partenariat euro-russe suite aux événements en Géorgie.

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Q - Il n'y a pas très longtemps, vous avez dit que la normalisation des relations entre la Russie et l'Union européenne, "ce n'est pas une question de deux jours". C'est-à-dire que lors du prochain sommet Russie-UE à Nice, les discussions sur l'accord de partenariat et de coopération ne seront pas relancées ?
R - Absolument pas. Les ministres des Affaires étrangères des 27 pays membres de l'Union européenne ont décidé lors de notre dernière rencontre que la reprise des discussions était inévitable. En fait nous n'avons pas suspendu les discussions, nous les avons reportées. Et d'ailleurs nous n'avons pas reporté le sommet UE-Russie. Nous avons reporté les négociations car nous voulions que la Russie remplisse ses obligations sur le retrait de ses troupes. Et c'est fait. Je sais qu'il reste encore quelques points de discussion mais dans l'ensemble Moscou a tenu ses promesses. Cela concerne également le début des négociations à Genève. Les négociations ont débuté, mal, mais ont quand même débuté.
Q - Et donc à l'intérieur de l'Union européenne il n'y a pas de scission liée à la manière dont on se positionne vis-à-vis de la Russie ? La Grande-Bretagne, la Suède, la Pologne par exemple, ont un autre point de vue.
R - Bien sûr, actuellement entre la Russie et l'Union européenne ce n'est pas une lune de miel. Et je comprends pourquoi il y a certaines divergences. Les événements en Géorgie constituent une crise colossale entre la Russie et l'Union européenne. Mais sur des questions clés, l'unité de l'Europe a pu être maintenue.
Q - Vous avez dit que l'Union européenne avait arrêté les tanks qui se dirigeaient vers Tbilissi. C'est-à-dire que vous considérez que le but de l'armée russe était de prendre Tbilissi ?
R - Il est possible que l'objectif militaire ait été celui-ci. Et les Géorgiens le confirment. Ils disent que Vladimir Poutine a lui-même arrêté la progression des troupes. Je pense qu'il y avait un réel danger de renversement du régime à Tbilissi. Et cela aurait conduit à de très lourdes conséquences en termes de vies humaines.
Q - Quelles sont aujourd'hui vos exigences ?
R - Nous devions arrêter la guerre, et nous l'avons fait en trois jours. Maintenant les hommes politiques doivent débuter les négociations. L'un des problèmes est posé par la situation dans le secteur d'Akhalgori. C'est une partie de l'Ossétie du Sud ou pas ? Je sais qu'entre le secteur d'Akhalgori et le reste de l'Ossétie du Sud il n'y aucune communication et que cette vallée est très proche de Tbilissi. Je vais vous montrer sur la carte. Regardez : pour se rendre d'Akhalgori en Ossétie il faut emprunter cette grande route qui relie Tbilissi à la mer.
Encore un point. Nous parlons du retrait des troupes jusqu'à leurs positions telles qu'elles étaient le 7 août. Aujourd'hui les autorités russes disent qu'elles doivent maintenir en Abkhazie et en Ossétie du Sud plus de 7.600 militaires ! Cela ne faisait pas partie de l'accord.
La Russie a reconnu l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Le Nicaragua aussi. Ce n'est pas un soutien tellement fort. Nous y sommes totalement opposés. Le président Sarkozy a dit de manière très claire que nous étions contre la modification des frontières au moyen de la force. Mais dans le même temps nous sommes tout à fait favorables à une coopération entre la Russie et l'Union européenne.
Q - Un montant de 4,6 milliards de dollars a été dégagé pour la Géorgie lors de la conférence des donateurs qui s'est tenue à Bruxelles, et vous avez dit que vous le faisiez pour prouver que vous êtes du côté de la Géorgie.
R - Non ce n'est pas du tout ce que cela veut dire. Je ne veux pas me mettre du côté de qui que ce soit. Mais nous voulons soutenir la Géorgie car nous ne voulons pas que cet Etat soit anéanti. Et en même temps je ne porte aucun jugement sur le gouvernement actuel de la Géorgie : ils ont été élus.
Q - On dit à Moscou que l'argent dégagé par l'Union européenne pourrait servir à réarmer l'armée géorgienne. Vous êtes certain que vous allez pouvoir contrôler l'utilisation faite de votre aide financière ?
R - Pas seulement nous, mais aussi la Banque Mondiale. L'argent promis à la Géorgie doit être dépensé sur des projets concrets. Je suis certain que ce n'est pas de l'argent pour l'armée. C'est très difficile de tromper la Banque mondiale et la Commission européenne. Mais franchement, la Géorgie est un pays indépendant. Elle a le droit d'avoir une armée.
Q - Allez-vous chercher à obtenir que les observateurs de l'Union européenne soient déployés en Abkhazie et en Ossétie du Sud ?
R - J'espère que cela sera le cas. La Russie ne le veut pas, mais nous allons essayer d'y parvenir. Il y a avait bien avant la guerre des casques bleus en Abkhazie sous l'égide de l'ONU et en Ossétie du Sud sous l'égide de l'OSCE. Nous voulons que lors des négociations de Genève, une décision soit prise pour que les observateurs de l'Union européenne y soient opérationnels. N'oubliez pas non plus que des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées de force. C'est le principal problème. Elles doivent obtenir le droit de rentrer chez elles.
Q - L'un des problèmes principaux dans le déploiement d'une mission de l'Union européenne sur le territoire de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud est qu'ils ne veulent pas qu'elle soit appelée mission de l'Union européenne en Géorgie.
R - Mais nous n'avons pas reconnu l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud. Pour nous, seule la Géorgie existe. Il y a une différence énorme entre l'approche russe et l'approche européenne. Seule la Russie a reconnu l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud. Mais nous allons faire tout notre possible à Genève.
Q - Faire tout votre possible pour faire quoi ? Convaincre la Russie de renoncer à la reconnaissance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud ?
R - D'abord, c'est de permettre aux personnes déplacées de rentrer chez elles. Après on verra.
Q - Que pensez-vous du fait que les troupes russes aient l'intention de garder les frontières de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud ?
R - Contre qui ? Contre la Géorgie ? Je pense que cela n'est plus un problème. Bien sûr il est indispensable de protéger les personnes. Il faut résoudre le problème d'une manière politique et non par la force. C'est la position des 27 pays de l'Union européenne. Car dans le cas contraire apparaissent d'autres problèmes, à cause de la Crimée et de l'Ukraine etc. Je comprends que sous Gorbatchev et Eltsine de nombreuses frontières ont été modifiées.
Q - Vous avez été le premier à dire que le prochain point potentiel de conflit armé pourrait être la Crimée.
R - Oui, parce que je suis peut être moins diplomate mais plus honnête que les autres. Mais nous savons tous qu'on y distribue des passeports russes. Et cela n'est pas une solution. La Russie conservera Sébastopol sous son contrôle jusqu'en 2017. La Mer noire doit être une mer en paix, et pas en guerre. Vous avez vu le tableau dans mon entrée ? C'est un tableau du 19ème siècle : "Le congrès de Paris après la guerre de Crimée". Je comprends qu'il y a de nombreux endroits qui sont délicats et fragiles. Et je ne dis pas cela parce que je veux approuver la politique de M. Iouchtchenko ou Mme Timochtchenko, pas du tout. Simplement maintenant, au moment de la crise économique, les gens ont tellement de problèmes qu'il ne faut en aucun cas permettre en plus la guerre.
Q - Vous voulez dire que le succès de la guerre en Géorgie pourrait pousser le Kremlin à répéter le scénario à un autre endroit ?
R - Ce danger existe. Je ne veux pas dire que c'est mon sentiment après les rencontres avec MM. Poutine, Medvedev, Lavrov, pas du tout. Mais le danger existe. Bien que je n'accuse pas du tout les autorités russes de se préparer à attaquer la Crimée.
Q - Qu'en est-il de l'enquête indépendante sur les circonstances de la guerre, quand doit-elle débuter ?
R - Tous les pays de l'Union européenne ont voté pour qu'elle commence, nous la préparons. Un petit groupe d'intellectuels, d'hommes politiques, de juristes devra être constitué, et ils s'occuperont de cette question. Elle sera placée sous la responsabilité d'une dame suisse.
Q - Pas Carla Del Ponte ?
R - Non, elle n'est pas procureur. C'est une spécialiste du Caucase.
Q - La Russie et la Géorgie sont d'accord pour coopérer ?
R - Elles vont devoir faire de gros efforts. Elles vont devoir ouvrir leurs archives. Si elles ne sont pas d'accord, toute la communauté internationale va leur tomber dessus. Elles vont devoir le faire. Par la suite, la commission devra rencontrer les ministres de la Défense, les présidents. Je ne sais pas si M. Medvedev sera d'accord. D'ailleurs pourquoi devrait-il refuser de coopérer avec les enquêteurs ?
Q - Les négociations devraient reprendre à Genève dès novembre. Les délégations d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud y auront-elles le même statut ?
R - Bien sûr. Elles étaient à Genève la dernière fois mais ont quitté les négociations. Il est important qu'elles puissent exprimer entièrement leur point de vue, mais pas en profiter. Ce fut difficile pour tout le monde. Il a fallu que je pose le problème du village de Perevi que les deux parties, ossète et géorgienne, considèrent comme leur appartenant. J'ai demandé à la Russie d'évacuer ses troupes de Perevi.
Q - Sur cette carte, Akhalgori se trouve en territoire sud ossète.
R - C'est notre carte. Celle du ministère. Elle ne reflète pas le fait que la Géorgie ne considère pas ce village comme faisant partie de l'Ossétie du Sud. Dans cette zone d'ailleurs il n'y avait aucun soldat de la paix russe, il n'y avait que des Géorgiens qui y vivaient. C'est la réalité, et c'est un argument de la partie géorgienne.
Q - Si l'on parle de la réalité, alors cela fait déjà plus de 15 ans que l'Ossétie du Sud est de facto un Etat indépendant.
R - Non, la frontière était ouverte, les Géorgiens pouvaient aller à Tskhinvali.
Q - Mais les autorités géorgiennes ne contrôlaient pas ce territoire.
R - Mais il y avait des soldats de la paix géorgiens.
Q - Et en Abkhazie il n'y en avait pas.
R - En tout cas la situation maintenant a changé. En Ossétie du Sud il y a des soldats russes de la paix mais il n'y a plus de Géorgiens. C'est une situation nouvelle sur le principe, car la Russie reconnaît leur indépendance mais l'Union européenne non.
Q- Quelles sont les perspectives d'accès de la Géorgie au plan d'action pour le statut de membre de l'OTAN (MAP) en décembre ?
R - C'est une toute autre affaire. Vous savez que six pays membres fondateurs de l'OTAN ont refusé de voter lors du sommet de Bucarest pour l'attribution du MAP à la Géorgie et à l'Ukraine.
Q - Votre position depuis n'a pas changé ?
R - Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que c'est une question séparée. Nous avons chargé les ministres des Affaires étrangères des pays membres de l'OTAN de se réunir en décembre et de prendre une décision. Par ailleurs, dans les conclusions du sommet il a été précisé que la Géorgie et l'Ukraine avaient un droit à devenir une partie de l'OTAN.
Q - Donc en décembre vous allez voter pour l'attribution du MAP à la Géorgie ?
R - Ce n'est pas le problème qu'il faut résoudre maintenant. La décision sera prise en décembre.
Q - De quelle manière la guerre en Géorgie a-t-elle influé sur la politique énergétique de l'Union européenne ? Vous avez décidé à tout prix de mette en oeuvre le projet Nabucco et d'oublier le projet russe South Stream ?
R - Nous sommes intéressés aux deux projets. Nous devons tous trouver un nouveau langage commun, et les consommateurs, et les producteurs. Nous n'avons pas d'intérêt à ce que la Russie nous ferme le robinet. Et d'un autre côté cela n'est pas non plus l'intérêt de la Russie.
Q - Mais la réalisation concomitante des projets South Stream et Nabucco n'est pas possible. Ils se doublent l'un l'autre. Il va falloir choisir.
R - Il n'y a là aucun tabou, la Russie doit comprendre qu'elle peut prendre part elle aussi au projet Nabucco. Pourquoi pas ? Nous n'avons jamais refusé aucun investissement russe. Et qui plus est nous ne commençons pas à construire Nabucco là tout de suite. Maintenant nous avons besoin de la paix en Géorgie et de négociations politiques.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 novembre 2008