Déclaration de Mme Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication, sur l'innovation culturelle, l'investissement dans les politiques culturelles et la croissance économique, Avignon le 17 novembre 2008.

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Circonstance : Forum Culture, Economie, Médias à Avignon le 17 novembre 2008

Texte intégral


Je suis très heureuse d'inaugurer avec vous ce rendez-vous inédit, le premier forum dédié à l'exploration des relations entre la culture, les médias et l'économie.
Je voudrais tout d'abord remercier Marie-Josée Roig de nous accueillir dans cet endroit merveilleux qui me semble tout à fait adapté au sujet qui va nous occuper pendant deux jours.
Merci ensuite à vous, chers Renaud DONNEDIEU DE VABRES et Nicolas SEYDOUX : avec une poignée de « pionniers », rassemblés dans l'association du Forum d'Avignon - des créateurs comme Jean-Jacques ANNAUD, des hommes de médias comme Axel GANZ, pardon de ne pas les citer tous - vous avez imaginé ce dialogue autour de l'idée que l'investissement dans la culture, pour les acteurs privés comme pour les pouvoirs publics, contribue non seulement au renouvellement de la création, mais également à la richesse matérielle et à la cohésion sociale des nations.
Je voudrais enfin vous remercier, vous tous qui avez répondu présent, d'être venus nous apporter vos expériences et vos expertises, qui sont très diverses : chefs d'entreprise, financiers, intellectuels, créateurs dans tous les domaine, responsables politiques...
J'en suis heureuse parce qu'ainsi la diversité, et le très haut niveau des intervenants et des participants de ce Forum, permettent d'en démontrer toute l'ambition. Cette manifestation tient en effet une place éminente à double titre.
Dans le cadre de la Présidence française de l'UE, tout d'abord. Le Forum d'Avignon sera, je l'espère, l'un des événements les plus marquants dans le domaine de la culture et des médias ; d'autant que ses analyses et ses conclusions ont naturellement vocation à s'épanouir au niveau européen - et au-delà.
Dans le cadre national, ensuite, puisque les problématiques que nous allons aborder rejoignent les priorités qui sont les miennes : comment stimuler l'économie de la Culture et renforcer la part de celle-ci dans la croissance de l'activité ? comment créer les conditions de la diversité de l'offre culturelle dans un contexte qui est celui du marché, sans porter atteinte au fonctionnement de celui-ci et à la compétitivité de ses acteurs ?
« Culture et croissance économique » : Ce sujet peut surprendre, tant les deux univers de la culture et de l'économie peuvent sembler, à première vue, antinomiques - voire antagonistes. D'un côté, on parle de publics ou d'amateurs, quand de l'autre on évoque des clients ; ici, on s'appuie sur des institutions quand là on fait confiance à des marques ; ici, enfin, on vise l'élévation quand là on recherche la croissance... Et si, de part et d'autre, on parle de « valeur », la signification n'est pas la même...
D'où deux caricatures particulièrement tenaces, qui font régulièrement l'objet d'une abondante littérature ; entre, d'un côté, partisans de la « libéralisation » - entre guillemets - de la culture et, de l'autre, défenseurs de la liberté de créer, qui ne serait garantie que par l'intervention de l'Etat.
Les premiers dénoncent une culture officielle, une vie artistique maintenue sous respiration artificielle à grand renfort de subventions publiques, un secteur budgétivore, incapable de créer des richesses propres.
Les seconds fustigent la logique de marché qui sacrifie l'audace et le génie créateur sur l'autel du marketing. La méfiance est de règle envers le monde économique. Jetant au passage le soupçon sur ces « industries culturelles » qui naviguent depuis longtemps entre deux écueils, à la fois soutenues à certains égards mais obligées, comme toute entreprise, de faire des bénéfices pour survivre.
On voit bien, aujourd'hui, le danger d'un tel soupçon : alors que les industries de la musique, du cinéma, bientôt du livre, s'écroulent à cause du piratage des oeuvres sur Internet, certains applaudissent des deux mains, ravis de voir les artistes enfin libérés d'investisseurs ou de diffuseurs « vampires », obsédés par leur rentabilité et fondant celle-ci sur l'exploitation des créateurs.
C'est le mythe d'une absence d'intérêts communs entre les différents acteurs des filières économiques qui permettent la création et la diffusion de la littérature, de la musique, du cinéma, de l'audiovisuel, des arts plastiques...
Il est vrai que la logique de la culture et les spécificités des biens et des services culturels, constituent à bien des égards un défi aux lois traditionnelles du marché :
Pour jouer Tartuffe en 1664, il fallait deux heures et douze acteurs et il faut toujours deux heures et douze acteurs en 2008 ; autant dire, zéro gain de productivité en plus de trois siècles...
Aucune garantie de rentabilité non plus, puisque le risque est l'essence même de toute production artistique. Il n'y a, en la matière, jamais aucune certitude, aucune recette, aucune clé de succès. Tout le monde connaît l'histoire d'André Gide qui refusa d'éditer « Du côté de chez Swann » ...
Pire, il n'existe pas réellement de « demande » préexistante, du moins pas au sens où on l'entend habituellement, celui d'un besoin clairement identifié, quantifiable, analysable.
Comment un investisseur, dans ces conditions, peut-il être assez fou pour miser sur un produit par essence risqué, qui ne correspond à aucun besoin caractérisable ?
Et pourtant, les activités culturelles au sens large représentent aujourd'hui plus de 2,6% du PIB de l'Union européenne et un chiffre d'affaires de plus de 650 milliards d'euros. L'Europe est même une exportatrice nette de biens et de services culturels, puisqu'en 2006, la balance du commerce extérieur de l'Union avec le reste du monde était, dans ce domaine, excédentaire de 3 milliards d'euros.
Près de 5 millions de personnes travaillent dans le secteur culturel en Europe, ce qui représente 2,4 % de l'emploi total. Pour la France, ce sont près de 500 000 personnes qui sont concernées.
Et encore, ces chiffres ne mesurent-ils que la contribution directe de la culture à la croissance. Ils ignorent les retombées économiques indirectes, et pourtant substantielles, qui découlent par exemple d'un festival, tel que celui d'Avignon, sur les échanges locaux, mais également sur l'image de la ville à l'international et son attractivité touristique. Nous avons sous les yeux des exemples frappants de villes où la culture a dynamisé l'économie, métamorphosé un paysage : le musée Guggenheim de Bilbao, l'opéra de Sydney, le Louvre à Abou Dhabi... Et pourquoi pas le MUCEM à Marseille ?
Qu'est-ce que cela signifie, et quelles leçons en tirer ?
Tout d'abord que la culture est aujourd'hui un secteur particulièrement important de notre économie. Particulièrement dynamique aussi. Et donc un secteur d'avenir.
Mais surtout, que ce sont les spécificités propres à la culture qui font la force et la vitalité de ce secteur. Et que le but n'est donc pas, pour les pouvoirs publics, de faire en sorte que les créateurs soient contraintes de s'adapter servilement aux règles de l'économie. Car en tuant la diversité culturelle on remet en cause la source même de la création et, à terme, la pérennité des filières économiques concernées. Le but, c'est au contraire de faire jouer les forces de l'économie, la puissance des grandes entreprises mais également des réseaux d'innombrables PME, à l'avantage des artistes et des amateurs de films, de musique, de livres, de peintures, etc.
Pour cela, il faut connaître intimement les acteurs de la création, ceux de l'économie, leurs logiques propres et leurs besoins respectifs, afin de mettre en place un cadre qui facilite leurs rapports à la fois coopératifs et équitables.
Tel est le but de ce colloque : dépasser les caricatures, les a priori, se rencontrer, échanger, réfléchir ensemble à des solutions concrètes pour soutenir des secteurs qui doivent aujourd'hui relever des défis immenses et inédits.
Et ces défis sont encore plus difficiles à relever dans le contexte de crise financière internationale. Celle-ci pose en effet, dans des termes d'une acuité sans précédent, la question de l'accès au crédit et aux marchés des entreprises des industries culturelles - et nous savons qu'elles sont, dans leur immense majorité, des PME.
La rencontre des mondes de la culture et de l'économie me paraît donc plus nécessaire, mais aussi plus urgente, que jamais.
Alors oui, pendant deux jours, nous allons parler culture... et crédit, modèles économiques, profits, marché, concurrence.
Et oui, il ressortira de ces discussions que la culture est un facteur de croissance et d'emplois. Et même si cela n'est pas son but premier, c'est une conséquence bien réelle et nous devons plus que jamais le valoriser à l'heure où les investisseurs hésitent à prendre des risques, à l'heure où les entreprises qui font la richesse et la diversité de notre vie artistique ont du mal à obtenir des crédits, ou simplement à accéder aux marchés et aux consommateurs.
De très nombreuses questions vont être soulevées pendant ce forum, qui a effectivement pour but d'aborder tous les aspects de la rencontre entre la culture et l'économie.
Comment, concrètement, la culture contribue-t-elle au développement local d'un territoire, à son attractivité ?
Comment concilier la liberté du créateur et les moyens ou partenaires nécessaires à la pérennité et au renouvellement création ?
Quel rôle pour les pouvoirs publics en matière de soutien à la création artistique ? Quelle articulation entre les interventions locales, nationales et européennes ?
Comment favoriser le développement culturel des pays en situation économique difficile ? En d'autres termes, la culture peut-elle être un facteur de développement durable ? Et sur ce point, je compte particulièrement sur le forum d'Avignon pour contribuer à donner sa dimension concrète à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée à l'UNESCO le 20 octobre 2005 ;
Enfin, le grand défi de la politique culturelle au XXIe siècle : comment tirer le meilleur profit de la révolution numérique au bénéfice des artistes mais aussi des publics ?
Vous le savez, la révolution numérique a bouleversé les termes du problème de la diffusion et de la distribution des oeuvres. Certes, elle constitue une chance historique pour l'accès de tous à la culture, en permettant une circulation accélérée des produits de la création. Mais elle menace également de tarir la source même de cette création, en offrant des moyens techniques inédits de contourner les droits des artistes et des entreprises qui les soutiennent.
Dans tous les pays européens, il y a urgence à retrouver ou à inventer de nouveaux équilibres. Aucun acteur, pris isolément, qu'il appartienne au monde de la Culture ou à celui de l'Internet, ne détient la solution globale. Et je dirais même qu'aucun pays, pris isolément, ne la détient - puisqu'Internet ne connaît pas de frontières.
D'où la nécessité de réfléchir tous ensemble à la façon d'aider nos industries culturelles et de réseaux à s'adapter à cette nouvelle donne, à trouver des solutions adéquates, qui respectent les intérêts de tous les acteurs.
Sur ce point comme les précédents, j'attends du Forum d'Avignon une grande liberté de ton, et surtout beaucoup d'imagination pour répondre à la préoccupation qui doit être celle des pouvoirs publics : comment faire en sorte que les entreprises du secteur culturel puissent disposer de tous les outils nécessaires pour amplifier leur double rôle, à la fois dans la création et dans l'économie ?
Pour ma part j'ai tenté, depuis 18 mois, de développer une action cohérente à travers notamment deux actions transversales, qui concernent tous les secteurs de la culture.
Le premier combat est celui d'un taux de TVA réduit applicable à l'ensemble des biens et services culturels ; et, en premier lieu, au disque, aux services en ligne (dont la presse) et au marché de l'art. C'est un travail de long terme et de longue haleine, qui nécessité un consensus avec nos partenaires européens.
La seconde action est la lutte contre le piratage des oeuvres sur les réseaux numériques, afin de permettre l'essor de l'offre légale en ligne et l'émergence des nouveaux modèles économiques de diffusion de la culture.
Vous le savez, j'ai présenté voici trois semaines devant le Sénat le projet de loi Création et Internet, projet pour lequel je me bats depuis un an.
Il a pour ambition de définir un nouveau cadre juridique pour la distribution de la musique, des films, et bientôt de l'écrit, par Internet. Il doit permettre la transition des industries culturelles vers un modèle économique fondé sur le numérique.
La diminution sensible du piratage, grâce au changement de mentalité que veut provoquer ce texte de loi en responsabilisant les internautes, est pour moi le pré-requis de toute politique publique en faveur des industries culturelles et des créateurs : il s'agit tout simplement de veiller à ce que les investissement et le travail de chacun soient justement rémunérés.
Mais j'attends de votre part des propositions innovantes. Notamment sur les relations qui devront s'établir, dans l'univers numérique, entre créateurs, producteurs, éditeurs et diffuseurs. Nous sommes tous conscients que la mise en place de rapports équitables entre ces différents acteurs est la prochaine étape, indispensable, pour faire de l'Internet une vraie chance pour la création et la diffusion des oeuvres. Et je compte sur vous pour commencer à tracer des pistes, des perspectives.
Avant de céder la parole à son Excellence l'Aga Khan, puis à Vivian Reding, je tiens à remercier très chaleureusement l'ensemble des partenaires et mécènes du Forum d'Avignon.
Je pense en premier lieu à son partenaire officiel, VIVENDI, mais également à Air France, la Caisse des dépôts, Bertelsmann, Ernst & Young, Neuflize OBC, Artcurial, la SACEM, la FNAC, le Figaro et la SNCF. Leur engagement et leur diversité constitue à mes yeux la meilleure preuve de l'intérêt et de la nécessité de cette initiative.
Je remercie enfin tous les participants et animateurs des séances plénières et des tables rondes : Louis Schweitzer, Jean-Jacques Annaud, Emmanuel Chain, David Kessler, Guillaume Cerutti, Jean Musitelli, Pascal Rogard, Alain Kouck, Bernard Miyet, Jacques Séguéla.
Chers amis, j'espère vous avoir convaincus que pour moi, le Forum d'Avignon ne sera pas une réunion de plus parmi tant d'autres. Il suffit de parcourir la liste des personnalités présentes pour voir que ce forum est déjà un événement en soi ! Mais je souhaite qu'il soit surtout un point de départ, une première pierre pour la construction d'une vision renouvelée et ambitieuse de la culture et de sa contribution à la richesse de l'Europe, dans tous les sens du terme.
Je cède à présent la parole à son Excellence l'Aga Khan, qui m'a fait le grand honneur de répondre à mon invitation aujourd'hui.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 25 novembre 2008