Déclaration de Mme Rama Yade, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères et aux droits de l'homme, en hommage à Stéphane Hessel, un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme, à Paris le 10 décembre 2008.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Remise du Prix Unesco/Bilbao pour la promotion d'une culture des droits de l'homme à M. Stéphane Hessel, à Paris le 10 décembre 2008

Texte intégral

Cher Stéphane Hessel,
Au fil d'un parcours aussi singulier qu'exemplaire, vous n'aurez jamais cessé d'interpeller les esprits et les consciences. Peu de vies donnent en effet à penser autant que la vôtre. On ne saurait d'ailleurs en tirer une biographie tant elle s'apparente à un destin.
Né Allemand un an avant la fin de la Première guerre mondiale, vous devenez Français trois ans avant le désastre de 1940. Déporté juif des camps de concentration, vous vous engagerez plus tard en faveur du droit des Palestiniens à créer eux aussi leur Etat. Couvert d'honneurs par la République, vous serez volontiers critique de ses manques. La vérité, c'est qu'au pays des philosophes des Lumières, vous aurez été un citoyen du monde, présent dans tous les combats du siècle qui vous a vu naître et les poursuivant dans celui-ci avec la même passion.
Nous vous honorons aujourd'hui pour votre contribution à la promotion et à la défense des Droits de l'Homme, 60 ans après l'adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme à la rédaction de laquelle vous avez participé, mais nous honorons aussi une personnalité exceptionnelle au vrai sens du terme, une vie exceptionnelle.
Permettez-moi d'y revenir quelques instants.
Vous êtes né dans le Berlin en guerre de 1917. Vos parents sont eux-mêmes peu ordinaires : l'écrivain Franz Hessel et Helen Gründ, à travers le roman d'Henri-Pierre Roché, ont inspiré l'un des plus beaux films du cinéma français, "Jules et Jim" de François Truffaud. Arrivé à Paris après la guerre, vous ne parlez pas un mot de français quand vous vous retrouvez à l'école communale de Fontenay-aux-Roses en 1924. Il faut déjà être un esprit peu commun et un homme d'intelligence et de volonté pour terminer brillant normalien, comme vous le faites. Bel hommage à votre caractère, et aussi à la qualité de notre école républicaine.
Vous devenez citoyen français en 1937. Vous refusez la montée des fascismes qui sont en train de ronger l'Europe, vous partagez les espoirs du Front populaire, vous vous élevez contre la fatalité. A 20 ans à peine, vous êtes déjà ce que vous resterez : un homme libre, un homme sincère, un homme d'idéal.
Vous rejoignez le général de Gaulle à Londres en 1941, et c'est dans l'aviation et dans le renseignement que vous combattez le nazisme. Alors que vous êtes en mission en France aux côtés de la Résistance, vous êtes arrêté par la Gestapo en juillet 1944 et déporté.
Buchenwald, Rottelberode, Dora... Noms sinistres. Nuit et brouillard. Comme tant et tant d'êtres que la barbarie veut briser, vous vivez alors le froid, la faim, l'avilissement, la lutte pour la vie - pas seulement pour la survie, un morceau de pain ou une cuillère, mais pour la vie même. Un geste de fraternité. Un don d'amitié. Un risque d'humanité.
Certains s'en sortent mais tant et tant ne survivront pas. Certains s'en sortent par miracle, d'autres parce qu'ils forcent la chance. Vous serez de ceux-là. Vous réussissez enfin à vous évader. Vous êtes libre. Vous êtes vivant.
Toute votre vie, tous vos engagements sont issus de ces moments-là. Vous avez dit mieux que moi, Cher Stéphane Hessel, comment cette expérience a été décisive et a inspiré votre conduite pour le reste de vos jours. Elle a confirmé en vous cet Européen convaincu, ce militant inlassable de la cause des faibles ou des opprimés, cette conscience exigeante que nous saluons avec respect aujourd'hui.
La Libération fait de vous un diplomate, mais si peu conventionnel ! Votre carrière vous mènera aux Nations unies, à l'Education, à la Coopération : elle tient plus de cette Direction des affaires globales que nous sommes en train de créer que des salons feutrés de Metternich et Talleyrand.
Les Nations unies pour commencer : une institution encore balbutiante en cette fin des années 1940, soucieuse de ne pas revenir aux errements et aux blocages de la Société des Nations. Le 10 décembre 1948, il y a très exactement soixante ans, son Assemblée générale adopte solennellement la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. Vous ne vous contentez pas d'en incarner l'esprit ou d'en être, pour la France, sur la proposition de Bernard Kouchner, le grand témoin pour ce 60ème anniversaire ; vous en êtes l'un des pères, puisque vous étiez aux Nations unies depuis deux ans lors de son adoption, chef de cabinet d'Henri Laugier, secrétaire général adjoint de l'ONU et secrétaire de la Commission des Droits de l'Homme.
Tous les grands combats qui interrogent les consciences sont les vôtres. Ceux de Pierre Mendès-France, au cabinet duquel vous appartiendrez, ceux de la décolonisation, ceux du tiers-mondisme, ceux du développement, notamment dans l'Algérie indépendante, ceux de l'Europe - une Europe que vous voulez sociale -, ceux des peuples aspirant au respect ou à la liberté en Afrique, en Asie comme au Proche-Orient, ceux des laissés pour compte aussi dans nos sociétés, sans papiers ou sans logis.
Je dois enfin souligner, Monsieur l'Ambassadeur de France, combien il est remarquable que les responsabilités diplomatiques ou associatives et les honneurs républicains n'aient en rien entamé l'homme que vous êtes. Si la République vous a légitimement distingué, elle ne vous a pas changé.
Cher Stéphane Hessel, votre vie est à l'image de vos engagements.
Il est des existences qui se fondent dans la foule. Il existe des héros anonymes dans les temps sombres de l'histoire - je pense en particulier à ceux qui ont été élevés à la qualité de Justes parmi les Nations. Il y a aussi des individus qui par leurs engagements, par leurs mérites, au gré des circonstances, s'élèvent à une dignité qui les dépasse : ils sont eux-mêmes, bien sûr, mais ils incarnent un temps, une époque, ils transcendent clivages et particularismes. Chacun les identifie, chacun les reconnaît comme une part de soi, tous célèbrent la valeur de leurs combats. Parce qu'ils personnifient ce que l'Humanité aurait voulu être ou voudrait être.
Au-delà des particularismes culturels ou de civilisation, au-delà même des intérêts des nations ou de la raison d'Etat, vous êtes un militant de l'universel. A l'heure où le relativisme progresse, alors que des valeurs que nous pensions, après la Shoah, bien ancrées dans les sociétés et les consciences, sont remises en cause, vous nous rappelez qu'il ne peut y avoir deux poids et deux mesures dans l'affirmation de la portée universelle des Droits de l'Homme. Ils sont la vigie qui doit guider l'Humanité tout entière et ne peuvent être appréhendés de façon sélective ou parcellaire.
Il est regrettable - et je l'affirme avec conviction dans ce temple de la pensée et de la culture qu'est l'Unesco - qu'aujourd'hui, un usage biaisé de la notion de diversité culturelle conduise à relativiser la portée universelle des Droits de l'Homme.
Vous l'avez souvent rappelé, la question de la diversité des civilisations et des cultures fut au coeur de la réflexion menée par les pères fondateurs de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. Chaque droit fut énoncé dans le souci de ne porter atteinte à aucune religion ou civilisation, tout en affirmant le primat de la personne humaine. C'est ce pari qui a prévalu lors de l'adoption de la Déclaration universelle.
Arrêtons-nous un instant aux termes choisis et à la genèse de la Déclaration universelle. Vous l'avez, Stéphane Hessel, souligné ici même, dans l'enceinte de l'Unesco, lors de la Conférence des ONG des Nations unies au mois de septembre dernier : la Déclaration est universelle. Aucun texte ne portait avant 1948 ce qualificatif. Croit-on qu'il fut le fruit du hasard ? Pense-t-on que l'ajout de ce simple adjectif allait de soi ? Il y eut de longues conversations et de vifs débats, mais personne à l'époque, à l'exception des pays sous le joug du totalitarisme communiste, n'a renoncé à proclamer haut et fort la portée universelle des droits. Des pays de tous les continents, des pays appartenant à toutes les civilisations, l'Inde, la Chine, le Mexique, la Turquie, l'Egypte, le Liban, pour ne citer que quelques-uns uns d'entre eux, ont alors fait leur la Déclaration universelle.
Certains accusent la Déclaration universelle des Droits de l'Homme d'être le fruit d'un seul mode de pensée, de constituer un instrument politique aux mains de l'Occident. Elevons-nous contre ce discours sur la diversité culturelle qui est instrumentalisé par des Etats, des organisations ou des individus peu respectueux des droits fondamentaux de la personne. L'égalité entre les hommes et les femmes, l'égalité de tous, sans distinction de race, de religion, d'orientation sexuelle, et vous savez combien la France s'est engagée dans cette voie, sont des principes qui ne sont pas négociables.
C'est dévoyer la notion de diversité culturelle que de l'entraîner ainsi sur des terrains glissants qui ne sont pas les siens. Oui à la diversité des cultures, oui au respect des différences, oui à la préservation des langues et des valeurs qu'elles véhiculent, oui à la conservation des patrimoines et des héritages transmis de générations en générations, sous le mode parfois spécifique de l'oralité, et je pense en particulier à l'Afrique. Non à ceux qui avancent masqués et fragilisent l'édifice et le socle commun de l'humaine condition, en invoquant de faux prétextes.
La France, vous le savez, s'est engagée depuis le début dans la préservation et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Elle n'y voit aucune possible contradiction avec un engagement non moins déterminé en faveur de la défense et de la promotion des Droits de l'Homme. Nul pays, nul continent, nulle civilisation ne peut se targuer d'avoir accompli en son sein le programme de la Déclaration universelle. Mais la Déclaration universelle doit être notre horizon commun et la raison de notre combat, une exigence permanente.
Stéphane Hessel, vous êtes depuis votre plus jeune âge un homme debout. Un esprit inflexible. Un militant intransigeant. Un opposant s'il le faut. Un homme épris de poésie aussi, et la poésie aide souvent à mieux comprendre le coeur des hommes et le monde. Vous n'avez jamais faibli. Restez tel que vous êtes.
Je suis heureuse que le prix Unesco-Bilbao pour la promotion d'une culture des Droits de l'Homme 2008 revienne, pour la première fois de son histoire, à un compatriote et que ce compatriote, ce soit vous.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 décembre 2008