Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur le devoir de mémoire à propos de l'antisémitisme du régime de Vichy et le rôle de la commission sur les spoliations des biens juifs pendant la deuxième guerre mondiale.

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Circonstance : Cérémonie du Vel' d'Hiv, Paris le 20 juillet 1997

Texte intégral

Monsieur le Secrétaire d'Etat,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Préfet de Police,
Monsieur le Maire,
Messieurs les Présidents,
Messieurs les Grands Rabbins,
Mesdames et Messieurs,
Les 16 et 17 juillet 1942 sont dans l'Histoire de notre pays une marque d'infamie.

Infamie, que l'arrestation de ces hommes, femmes et enfants juifs et leur déportation vers les camps de la mort.

Infamie, que la politique antisémite qui précéda, prépara et inspira la rafle du "Vel' d'Hiv' " et tant de crimes contre l'esprit et contre les personnes.

Cette rafle fut décidée, planifiée et réalisée par des Français. Des responsables politiques, des administrateurs, des policiers, des gendarmes, y prirent leur part. Pas un soldat allemand ne fut nécessaire à l'accomplissement de ce forfait.

Ce crime doit marquer profondément notre conscience collective. Rappeler cela, si cruelle et révoltante que soit cette réalité, ne nous conduit pas à confondre le Régime de Vichy et la République, les collaborateurs et les résistants, les prudents et les "justes". Il s'agit seulement de reconnaître, avec solennité, comme le fit le président Jacques Chirac, il y a deux ans, qu'un gouvernement, une administration de notre pays, ont alors commis l'irréparable.

C'est cette infamie que nous regardons aujourd'hui en face. Telle est la raison d'être de la journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises par le Régime de Vichy.

Le président François Mitterrand avait voulu, en la créant, qu'elle commémore, au-delà d'un événement terrible, l'ensemble des persécutions commises par l'autorité de fait installée à Vichy. Elle se propose d'unir dans le souvenir tous ceux qui eurent à subir les exactions perpétrées entre 1940 et 1945. Elle est également l'occasion d'honorer la mémoire de tous ceux qui, quels que furent leurs origines ou leurs engagements politiques, se levèrent pour résister à la barbarie.

Par cette journée, nous observons le "devoir de mémoire". Je crois en ce devoir. J'y vois une exigence républicaine. Comme le soulignait, avec tant de force, le prix Nobel Elie Wiesel : "Oublier, c'est se choisir complice".

Nous ne voulons pas oublier. Parce que la seule tombe des victimes de la rafle du Vel' d'Hiv', c'est notre mémoire. Parce que les bourreaux atteindraient leur but, si les victimes disparaissaient de notre conscience pour se fondre dans la nuit et le brouillard de l'oubli. Parce que les familles des victimes ont droit à la solidarité de la République.

La mémoire est une exigence républicaine : elle est l'un des fondements de notre identité nationale. Il n'y a pas de nation sans mémoire. Cela, la France le sait bien, qui aime à commémorer les hauts faits qui l'ont façonnés, régénérant ainsi le sentiment d'appartenance qui unit les citoyens. Mais une identité ne se façonne pas seulement avec des moments de victoire, de grandeur ou d'allégresse. Elle est également marquée des heures de deuil, de souffrance, de honte aussi. Le souvenir partagé constitue une garantie face aux vicissitudes d'un avenir que les principes des Droits de l'Homme doivent inspirer. Je crois au partage de la mémoire qui nous appelle à la conscience renouvelée des responsabilités de chacun, au regard du passé, pour le présent, face à l'avenir.

En souvenir des victimes, la République se doit, par respect des idéaux qui la fondent, de répondre au désir de justice. Le devoir de mémoire impose que soient jugés ceux sur qui pèsent le soupçon d'une responsabilité dans les crimes passés. Ce qui, hier, n'a pas été fait, il importe aujourd'hui, sans plus attendre, de l'accomplir. C'est pourquoi s'ouvrira, le 6 octobre prochain, dans la salle des assises du Palais de Justice de Bordeaux, le procès de Maurice Papon.

Puisse ce procès être, pour notre société, comme il y a des "lieux de mémoire", un "temps de mémoire".

Aujourd'hui, pour les survivants et les familles des victimes, le gouvernement veillera à ce que toute la lumière soit faite sur les spoliations qui ont frappé, entre 1940 et 1945, des patrimoines immobiliers, financiers et artistiques. Deux commissions ont été formées à cet effet. Le président Jean Matteoli préside le Groupe d'études sur les spoliations dont les Juifs ont été victimes durant l'Occupation. S'agissant de la ville de Paris, le Conseil du patrimoine privé analyse les conditions dans lesquelles ont été incorporés au domaine de la ville des biens spoliés.

Mon gouvernement apportera, bien entendu, tout son soutien aux travaux de ces commissions, dont les conclusions doivent être rendues publiques. Il prendra toutes les mesures relevant de sa responsabilité que ces commissions auront jugé nécessaires.

Pour demain et les générations futures, la République doit, à moins de se trahir, sauvegarder la vérité.

Nous savons à quel point le travail des historiens est essentiel. S'il importe que l'Etat donne son soutien à l'organisation de commémorations comme celle qui nous réunit aujourd'hui, ce sont eux qui, jour après jour, par leurs recherches et leurs publications, livrent un combat fondamental pour la vérité, contre les "assassins de la mémoire". L'accès aux archives constituent pour les historiens une source irremplaçable dans leurs recherches. C'est dans cet esprit que j'entends faire modifier la loi du 3 janvier 1979 sur les archives, afin que l'accès à celles-ci pour les travaux d'intérêt historique soit facilité.

Mais la pérennité de la mémoire est déposée entre les mains de chacun d'entre nous. Les images atroces de la Shoah doivent toujours rester présentes dans nos consciences. Le gouvernement soutiendra, mû par cette volonté, l'aménagement à Paris, au Mémorial du martyr juif, d'un Musée de la Shoah. Ce centre d'information, de rencontre et de débat, servi par les techniques audiovisuelles les plus modernes, sera, notamment pour les jeunes générations, un nouveau "lieu de mémoire".

"Souviens-toi !", "N'oublie pas !". Ces prescriptions immémoriales doivent nous inspirer.

La mémoire est précieuse, mais fragile. Pour vivre, elle doit servir. Elle doit marquer les comportements personnels et publics.

Disons ici, aujourd'hui et ensemble, que nous ne voulons pas oublier, non seulement parce que nous le devons à ceux qui ont tant soufferts, mais aussi pour éclairer notre conscience et pour que le sentiment de l'imprescriptible dignité de la personne humaine guide à l'avenir nos actes.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 juin 2001)