Texte intégral
J.-P. Elkabbach.- Chaque département, dès ce matin, va envoyer ses commandos et ses tracteurs chez les préfets, chez les élus, installer des mini fermes, organiser des pique-niques géants, dans la Marne, en Haute-Saône un peu partout. Est-ce que la pression dans les rues c'est vraiment le meilleur moyen de vous faire entendre ?
La pression, oui, mais je n'aime pas le mot "commandos" ; on va mener des actions responsables, tout au long de la journée, dans les trois directions : le Gouvernement - et donc les préfectures - mais aussi les consommateurs, parce qu'il y aura des opérations barbecues, et puis aussi la distribution, parce que je pense qu'il se passe des choses sur les marchés agricoles, qu'il nous faut faire entendre auprès de ces trois interlocuteurs.
Mais pourquoi pourchasser les ministres ? Parce que, vous allez coller à chaque ministre pendant des semaines ?
Notamment M. Barnier, qui sera en Lorraine ce matin, et qui va entendre les éleveurs...
Mais là, il a compris...
...lui dire combien il est attendu au rendez-vous de la semaine prochaine, parce que la journée nationale d'action a pour notamment enjeu, la conférence sur le revenu de mercredi prochain 12 novembre, et donc, il va entendre les éleveurs, et il va aussi entendre les producteurs de lait qui ne comprennent pas qu'en tant que Président actuellement du Conseil des ministres de l'Union européenne, il laisse faire une augmentation de la production laitière, alors que le marché est saturé.
MM. Sarkozy, Fillon, et même M. Barnier, vous reçoivent régulièrement. Est-ce qu'il n'est pas plus simple de leur dire, comme ça, dans leur bureau, l'angoisse, la détresse du milieu agricole que de tout casser ?!
Non, mais, J.-P. Elkabbach, je voudrais qu'on enlève ce mot de "tout casser", parce que je préside la FNSEA depuis de nombreuses années, et je pense avoir démontré que nous conduisons, année après année, des actions responsables. Alors, F. Fillon, je l'ai vu mardi, je lui ai expliqué pendant une heure effectivement la situation réelle de l'agriculture ; et puis, M. Barnier effectivement, je suis en contact régulier avec lui. Mais s'ils veulent vraiment comprendre la situation dans laquelle sont les agriculteurs, ça passe par des journées comme celle d'aujourd'hui.
Alors, les agriculteurs veulent défendre aujourd'hui leur pouvoir d'achat, comme la plupart des Français d'ailleurs. Pourtant, M.-E. Leclerc répète que les récoltes sont bonnes, il dit - au Canada, en Amérique, en Australie - que les prix agricoles baissent et que les consommateurs peuvent s'en réjouir.
M.-E. Leclerc, il n'a qu'une idée en tête : des prix toujours plus bas, sans toujours s'occuper d'ailleurs de la qualité de ces produits, peser sur ses fournisseurs, essayer d'expliquer aux consommateurs qu'il roule pour eux, et en même temps, faire de très belles marges, parce que, quand on voit les revenus et la santé financière de son groupe, on se dit qu'il fait bien des marges quelque part.
C'est donc le cycle permanent : le distributeur s'en prend au fournisseur, qui se rattrape sur le dos du producteur. Et si on vous comprend, il y a deux victimes : celui qui produit, celui qui consomme ?
Oui, ce n'est pas la première fois que je le dénonce, mais il y a vraiment... Nous, on paye toujours la note parce que, quand les prix sont trop élevés, on nous explique que tout ça est de notre faute, et que le prix de la baguette de pain augmente, etc. Et puis, quand les prix baissent, on pèse sur la tête des fournisseurs, qui sont nos clients, parce que les entreprises agroalimentaires nous achètent nos productions, donc, on appuie sur la tête du producteur qui répercute immédiatement sur les producteurs. Donc, on est toujours la victime, avec les consommateurs, parce que, quand ça monte, ça monte toujours très vite pour le consommateur, mais quand ça baisse - on peut le voir sur le prix du baril, on peut le voir sur y compris l'alimentaire - ça ne baisse pas immédiatement les prix pour le consommateur.
Mais par exemple, en ce moment, ça baisse sur les marchés, sur le blé, etc. Et le pain n'est jamais moins cher ?
Je n'ai pas l'impression que le prix de la baguette de pain ait beaucoup baissé ou pas baissé du tout, alors que le prix du blé, et c'est une des choses que nous voulons dénoncer, c'est que l'amplitude, les variations de marché telles qu'on les vit actuellement, avec des prix multipliés par deux il y a un an - 250 euro la tonne, par exemple de blé, même chose pour le maïs, et aujourd'hui, 125, 140 euros la tonne - cette situation-là est ingérable...
Sans effets sur la baguette.
... Et ce qui est sûr c'est que, nous on paye, mais le consommateur n'en voit pas généralement la couleur.
Les céréaliers vendent maintenant par Internet leurs productions sur l'immense marché des céréales de Chicago ; ils sont devenus eux-mêmes des financiers. Ils participent à l'augmentation des prix, ils spéculent eux aussi ?
Je ne suis pas sûr que ce soit les céréaliers qui spéculent. C'est évident que, quand on pratique le marché à terme, ça veut dire qu'on prend des engagements pour vendre sa production. Mais ce qui...
Ils ne sont plus dans l'agriculture réelle ?
Je voudrais expliquer dix secondes, je sais qu'on n'a pas beaucoup de temps, mais ce qui n'était pas acceptable... Moi je ne réclame pas des prix super élevés ; on sait très bien que dans les prix très élevés qu'on a connus il y a un an, un an et demi, il y avait une part forte de spéculation. Mais aujourd'hui, on voit que la spéculation est à l'inverse. On dit : il y a une très belle récolte mondiale, et donc les prix s'écroulent, avant même la commercialisation de ces productions...
Quelle est la part de spéculation ?
....Cette instabilité, pardonnez-moi, cette instabilité est insupportable pour les producteurs, nous. J'écoute tous les jours ce qui se passe sur la planète financière, on n'arrête pas de parler de "régulation", toutes les réforme de politique agricole ont entraîné de la dérégulation. Donc, je voudrais bien que nos chefs d'Etat et de gouvernement, à l'échelle de l'Europe, remettent le mot "régulation" à l'ordre du jour. C'est la moindre des choses ! On a besoin de stabilité et de lisibilité.
Par exemple, vous écoutiez ce matin, comme nous, sur Europe que C. Lagarde a décidé de créer un baromètre mensuel pour contrôler les banques.
Si l'ambiance générale était meilleure, j'en aurais souri. Mais je pense que l'heure n'y est pas. C'est exactement ce que j'ai réclamé lorsque a été débattue la loi de modernisation de l'économie, et notamment, les relations avec notre partenaire commercial...
Un baromètre mensuel sur quoi ?
J'avais demandé un observatoire des prix et des marges, et quand j'entends C. Lagarde annoncer, pour surveiller les crédits aux entreprises, mettre en place un baromètre mensuel, c'est exactement ce que je lui ai réclamé il y a moins de six mois, dans le cadre de la loi de modernisation de l'économie. Donc, j'attends qu'une chose, c'est qu'elle fasse la même chose avec M. Chatel, chargé de la Concurrence, qu'il nous mette dans les jours prochains - il n'y a pas besoin de loi - la preuve, ce baromètre, cet observatoire des prix et des marges.
Vous êtes en train de dire avec beaucoup de passion et fermeté, parce que vous connaissez votre milieu et votre métier, que la crise qui affecte l'immobilier, le bâtiment, l'automobile touche aussi la production agricole et le milieu des agriculteurs ?
Mais oui, parce qu'on n'a pas de réponse stable, lisible, pour faire face à des augmentations de charges, comme tout le monde en a connu au cours de l'année. Quand nous allons nous retrouver chez le ministre mercredi prochain pour parler de 30, 40, 50 % d'augmentation de charges, comme d'autres consommateurs, l'énergie, les engrais, les amendements, l'aliment du bétail pour les éleveurs, autant de choses qui font qu'aujourd'hui, s'il y aura autant de producteurs dans la rue pour expliquer ce qui se passe, c'est parce qu'on a un vrai problème de revenus.
Et vous recommencerez ou une fois ça suffit ?
Il y a eu un échec dans les négociations sur le secteur laitier au cours de cette semaine. Il est évident que dès après la conférence sur le revenu, les producteurs de lait vont continuer à manifester, parce que les problèmes ne sont pas réglés. J'espère en revanche que mercredi, le ministre M. Barnier va annoncer un certain nombre de mesures d'allègement de charges, parce que nous avons besoin pour notamment certains secteurs d'élevage, pour la production ovine et la production bovine, de mesures ponctuelles, conjoncturelles, parce que les éleveurs n'attendront pas...
Je peux vous dire "sinon" ou je peux vous dire : qu'est-ce qui vous redonnerait espoir ?
L'espoir, on a espoir tous les jours, puisque notre mission c'est de nourrir le monde. Quel plus beau métier que de nourrir les populations du monde.
Surtout qu'il y a un milliard de personnes qui meurent de faim ou qui ont faim ?
Absolument, parce qu'on parle aujourd'hui de crise financière...
...Avec 100 millions d'affamés.
... Je voudrais dire que la crise alimentaire elle n'est pas derrière nous, elle est toujours là. Avec des prix élevés, ça pose d'énormes problèmes pour les pays en développement, mais avec des prix très bas, ça pose autant de problèmes pour les producteurs des pays en développement. Donc, l'espoir, nourrir les populations, avec une politique beaucoup plus stable et beaucoup plus lisible.
Qu'est-ce que vous demandez aux 20 qui vont se réunir à Washington, et qu'est-ce que vous demanderiez par exemple à Obama ? A Sarkozy ou à Obama ?
Je voudrais que les 20 qui vont se réunir abordent les aspects agricoles et alimentaires du monde de la même manière qu'ils sont train d'aborder la crise financière. Et à Obama, eh bien que dans les négociations internationales, à l'OMC, on ne parle pas que commerce mais qu'on parle agriculture sur tous les continents du monde.
Et qu'à l'échelle mondiale, tous...
Et que les Américains regardent les choses un peu autrement. Mais je pense qu'avec Obama, on a aussi espoir.
Que tous disent "Yes we can", même pour l'agriculteur.
Absolument.
Merci d'être venu.
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 7 novembre 2008