Entretien de Mme Rama Yade, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères et aux droits de l'homme, dans "Le Quotidien de la Réunion" du 20 décembre 2008, sur la politique gouvernementale en faveur de l'égalité des chances et des droits de l'homme.

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Circonstance : Déplacement à la Réunion à l'occasion du Tour de France des droits de l'homme, les 19 et 20 décembre 2008

Média : Le Quotidien de La Réunion

Texte intégral

Q - Vous venez à La Réunion célébrer le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et le cent soixantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Voyez-vous un symbole commun entre ces deux dates ?
R - 1948, 1848, ce sont des coïncidences symboliques, de dates. Mais les deux événements sont différents. L'abolition de l'esclavage de 1848 met fin, définitivement, pour la France, à une barbarie qui a duré des siècles, qui a transformé l'homme en marchandise, et qui a dénié à une partie de l'humanité, originaire principalement d'Afrique subsaharienne, sa dignité d'être humain. N'oublions pas que la Révolution française - c'est son honneur - avait déjà aboli l'esclavage, sous la Convention en 1794, et qu'il fut rétabli, hélas, sous Napoléon en 1803. Au nom de l'égalité des hommes en droits. C'est cet esprit d'égalité universelle que l'on retrouvera dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948. La célébration de ces deux anniversaires nous oblige à rester fidèles à ceux qui ont consacré leur vie au rêve d'un monde où l'homme souffrirait moins de l'homme.
Q - Un siècle et demi après la fin de l'esclavage, l'égalité promise n'a pas été au rendez-vous pour les descendants d'esclaves et la population d'origine africaine qui demeurent parmi les plus défavorisés de France. Quel regard portez-vous sur leur situation?
R - Il y a deux ans, j'ai écrit un livre sur les Noirs de France, dans lequel je parle d'un rendez-vous manqué entre la République et les populations originaires d'outre mer et d'Afrique subsaharienne. Et, en effet, les discriminations sont un véritable défi pour la République, qui doit redevenir un vecteur d'ascension, de promotion sociale, plutôt que de reproduction sociale. C'est tout le sens du discours prononcé cette semaine par Nicolas Sarkozy à Polytechnique : ressusciter le vieux rêve français en re-faisant de l'idéal républicain un projet politique, un projet d'émancipation, qui récompense le mérite, le travail et l'effort, hors de toute autre considération. Et cela commence d'abord par l'école. L'élection de Barack Obama aux Etats-Unis m'a fait très plaisir. Mais en même temps, elle m'a chagrinée car elle a mis en lumière nos retards. Pendant des années, les élites sont restées fermées à la diversité sous prétexte que le peuple français n'était pas prêt. Or, c'était faux. Les Français sont un peuple ouvert. Sinon, comment expliquer que dans les années 30, la ville de Sablé sur Sarthe, à l'ouest de la métropole, ait eu pour maire, Raphaël Elizé, un Martiniquais ? Comment expliquer que le Sénat ait été présidé dans les années 60 par Gaston Monnerville, d'origine guyanaise, ce qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui ? En fait, on a reculé. Mais je suis d'un optimisme réaliste. Ce que les Américains ont su faire en 40 ans de mouvements pour les droits civiques, nous pouvons aussi le faire. Impossible n'est pas français ! Je crois en la capacité du peuple français à produire le changement. Nous ne sommes pas révolutionnaires pour rien ! Mais, pour y arriver, il ne suffit pas d'entonner des principes républicains, il faut les appliquer d'urgence. Et cette recherche d'égalité doit passer un volontarisme politique très fort. Sinon, on sombrera dans le communautarisme.
Q - Le président de la République vient de faire volte-face sur la discrimination positive en se disant opposé à son application pour le moment. Simone Veil craint qu'elle favorise le communautarisme et le ressentiment social. Y êtes-vous toujours favorable, vous qui l'avez souvent défendue ?
R - Le Président a été plus nuancé que vous ne le dites, sinon il n'aurait pas réclamé des statistiques de la diversité. Il dit simplement qu'il ne faut pas s'appuyer exclusivement sur des critères ethniques mais prendre en compte les critères sociaux pour ne pas exclure des dispositifs qu'il met en place les personnes défavorisées non-issues de l'immigration. En ce qui me concerne, je n'emploie pas l'expression "discrimination positive", qui divise et provoque des débats sans fin. D'ailleurs, aux Etats-Unis, cela s'appelle "action positive". Je dis simplement, qu'il faut arrêter avec les querelles de mots dont nous avons le secret et être plus pragmatique : adoptons des mesures concrètes, retenons celles qui marchent et abandonnent celles qui ne marchent pas. Ce qui essentiel, c'est de lutter contre la pauvreté et la misère. Et s'il est vrai qu'elles touchent un grand nombre de gens issus de minorités ethniques, il y a aussi des Français, disons traditionnels, qui connaissent la pauvreté. On doit aussi penser à ceux-là. N'oublions pas que l'article premier de notre Constitution stipule que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". Cela dit, dans son plan d'action, Nicolas Sarkozy a prévu quelques mesures pour tenir compte des discriminations fondées sur l'apparence physique : je pense à l'expérimentation du CV anonyme, à la charte de la diversité dans les partis politiques ou encore à la création d'une commission d'évaluation et de promotion de la diversité.
Q - Le délégué interministériel à l'Egalité des chances des Français d'outre-mer Patrick Karam veut faire figurer parmi les critères d'embauche outre-mer, la connaissance de l'environnement et la culture locale. A la Réunion, certains défendent l'idée de "préférence régionale" (à compétence égale, priorité aux originaires de l'île). Faut-il aller, selon vous, dans ce sens ?
R - Il faudrait voir ce qu'une telle mesure recouvre et si elle ne serait pas censurée par le Conseil Constitutionnel. La société réunionnaise s'est toujours fondée sur l'ouverture à l'autre et elle a fait une force de ses nombreuses différences. Je trouve que "préférence régionale", cela sonne un peu comme un repli sur soi. On s'éloignerait à mon sens de la "créolité", ce sentiment d'appartenir à une même culture et une même histoire, dans le respect des différences des uns et des autres, dans l'enrichissement mutuel, dans l'échange. La culture réunionnaise n'est pas une simple juxtaposition de différences ethnoculturelles et religieuses, mais c'est le résultat d'un vrai mélange assumé. Alors que le Président de la République a appelé dans son discours à Polytechnique, à "relever le défi du métissage que nous adresse le XXIème siècle", je crois qu'il faut bien au contraire exporter le modèle réunionnais ! Le métissage, ici, c'est une réalité précieuse et l'île de la Réunion est très en avance sur la métropole. Le reste du pays aurait beaucoup à apprendre de ce qui se passe ici et il faut au contraire ouvrir le modèle et ne pas l'enfermer dans une boîte ! La créolité, ce "destin particulier" de l'île, a toute sa place dans la République.
Q - Quelle est pour vous la principale mesure annoncée mercredi par Nicolas Sarkozy en faveur de la diversité ?
R - Elles sont nombreuses et couvrent un spectre très large. Mais s'il me faut choisir, ce sont d'abord celles qui concernent l'école, dont d'ailleurs le Président a dit que c'était la première des priorités. C'est par l'école que l'on s'intègre. Cette école républicaine a longtemps joué le rôle principal d'ascenseur social. Elle le fait moins aujourd'hui. Il y a dans les grandes écoles, en proportion, moins d'élèves d'origine modeste aujourd'hui qu'hier. L'ascenseur social est bloqué. Toutes les mesures prises, système de bourses, internats d'excellence, quotas d'inscriptions aux classes préparatoires pour les lycées de zones défavorisées, etc., tout concourt à redonner espoir aux familles modestes, qui n'ont pour seule richesse que l'espérance d'une vie meilleure pour leurs enfants.
Q - Après la victoire de Barack Obama, 80 % des Français se disent prêts à voter pour un président noir à l'Elysée. Sauf qu' il n'y a pas beaucoup de candidats de la diversité aux élections. A qui la faute?
R - Comme je vous l'ai dit, les Français sont toujours en avance sur leurs partis ! Les partis politiques, de droite comme de gauche, qui n'ont pas su ou pas voulu s'ouvrir à la diversité, sociale, ethnique, générationnelle et sexuelle doivent s'ouvrir à d'autres horizons, d'autres histoires, d'autres passés. Sinon ils seront fossilisés ! Nicolas Sarkozy est le premier à avoir ouvert à ce point son gouvernement aux femmes, à des personnalités issues de l'immigration et à des jeunes.
Q - Vous êtes membres du club XXIème siècle qui milite pour la diversité. Quelle est aujourd'hui la plus grande discrimination qui frappe les minorités en France ?
R - Les discriminations sont de toutes natures : orientation à l'école, emploi, logement etc. Tout est lié par un cercle vicieux, hélas ! C'est la raison pour laquelle tout plan de lutte contre les discriminations doit prendre en compte toutes ces dimensions.
Q - Vous êtes noire, femme, ministre. Vous considérez-vous comme une exception, un symbole, une privilégiée ou une caution comme disent vos détracteurs ?
R - Dès le début de ma mission, j'ai dû répondre sans cesse à ce genre de questions. Depuis des décennies, le type-même de l'homme politique, c'était un homme blanc, quinquagénaire ou sexagénaire, pour ne pas dire plus. Je ne réponds pas à ces critères... Ce qui compte, c'est ce que je fais. Il faut être jugé sur ses engagements, son bilan, son action. Pas sur ce que l'on est. Je souhaite qu'à l'avenir, le personnel politique ressemble davantage à la France réelle, dans sa diversité. Et qu'on ne pose plus ce genre de questions. On doit pouvoir être banalisés et, encore une fois, être jugés sur ses actions et non sur ses origines. Comme tout le monde. Etre issu d'une minorité, ce n'est ni un avantage ni un handicap. C'est un fait, parmi d'autres. L'essentiel, c'est ce qu'on fait. Rien d'autre.
Q - Bernard Kouchner a qualifié d'"erreur" la création du secrétariat d'Etat aux droits de l'Homme. Qu'avez-vous à dire pour prouver qu'elle est utile. Craignez-vous pour votre avenir au gouvernement ?
R - Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet. Bernard Kouchner s'en est expliqué. Ce qui compte c'est ce que la France a accompli en matière de droits de l'Homme. Lors de sa présidence de l'Union européenne par exemple, j'ai convaincu les vingt-sept Etats européens de faire l'année prochaine des droits des femmes la priorité de l'Union européenne en matière de droits de l'Homme. C'est ce qu'on appelle les "lignes directrices" sur les violences faites aux femmes. Je reviens par ailleurs tout juste de New York où je finalisais un projet sur l'homophobie à l'ONU. Après une campagne de plusieurs mois, j'ai réussi à obtenir une déclaration historique aux Nations unies soutenue par soixante-six Etats, et qui appelle à la dépénalisation universelle de l'homosexualité. En matière de liberté d'expression, j'ai fait en dix-huit mois, 2 900 interventions individuelles pour venir en aide à des personnes qui en étaient privées. En matière de droits des enfants, qui est une autre de mes priorités, j'ai mené la réforme de l'adoption qui était restée bloquée depuis plusieurs années etc. Voilà l'essentiel, tout le reste est accessoire.
Q - Quelle est aujourd'hui la plus grande menace qui pèse sur les droits de l'Homme dans le monde ?
R - Aujourd'hui, aucun des droits de l'Homme consacrés par la déclaration universelle de 1948 n'est pleinement respecté. Après la fin de la Deuxième guerre mondiale, on a pu se dire que certaines menaces avaient disparu. Or, il suffit de songer aux résurgences sporadiques d'actes racistes ou antisémites, que l'on croyait avoir rejeté dans les oubliettes de l'histoire pour constater qu'il n'en est rien. Le combat pour les droits de l'Homme, c'est un peu le rocher de Sisyphe : le travail n'est jamais terminé. Et dans un monde sujet à des replis identitaires, à des crises économiques et sociales, à des conflits d'un nouveau type, les tentations sont grandes d'un retour à moins de liberté, à moins de droits. Sans compter toutes les tentatives de relativisme "culturel" qui se multiplient et qui essayent de justifier des pratiques barbares, vis à vis des femmes notamment, au nom de la tradition ou de la religion. Il ne s'agit là que de prétextes ! Quand on vitriole des fillettes en Afghanistan parce qu'elles se rendent à l'école, quand on enterre des femmes vivantes au Pakistan parce qu'elles ont voulu choisir librement leur mari, quand on excise des petites filles en Afrique, il faut clairement dénoncer la perversité de l'évocation de pratiques et de coutumes ancestrales.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 décembre 2008