Entretien de Mme Rama Yade, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères et aux droits de l'homme, dans "Le Nouvel Observateur" du 26 mars 2009, notamment sur son action en faveur des droits de l'homme.

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral


Q - Au moment où on vous propose d'entrer au gouvernement, Nicolas Sarkozy parle d'une rupture, inspirée d'une préoccupation centrale pour les droits de l'Homme. "Il y a un pays dans le monde qui sera généreux pour tous les persécutés. C'est la France", dit-il place de la Concorde. Vous n'avez pas le sentiment d'un sérieux changement de cap depuis lors ?
R - J'ai été infiniment honorée de cette proposition. La voix des droits de l'Homme, c'est l'identité profonde de la France. Et en même temps j'avais conscience de l'écrasante responsabilité qui m'incombait, et de l'ampleur de la tâche. Il me fallait parvenir à rendre compatible la promotion des droits de l'Homme et la réalité.
C'est dans l'intitulé même de ma fonction : secrétaire d'Etat aux affaires étrangères et aux droits de l'Homme. Mon rôle n'est pas d'être un ayatollah des droits de l'Homme, mais de les défendre en les articulant au mieux avec les intérêts de la France.
Tension mais pas contradiction : les valeurs sont inséparables de l'intérêt de la France. Elles constituent même son intérêt supérieur.
Q - Le conflit d'objectifs s'est révélé pourtant cruellement à de nombreuses occasions. La Tunisie, la Libye, la Russie, la Chine... Cela vous a d'ailleurs conduit à des déclarations qui ont résonné "comme un coup de pistolet au milieu d'un concert". Aviez-vous envisagé que votre situation serait tellement inconfortable ? Bernard Kouchner a eu l'air d'entrer dans ses fonctions avec plus de candeur, mais de s'y faire finalement avec moins d'états d'âme...
R - Kouchner, c'est Kouchner. Moi, c'est moi ! Par ailleurs, je ne suis pas naïve. Je n'arrive pas au gouvernement par hasard, comme une fleur. Je connais déjà la vie politique, étant administrateur du Sénat. Je mesure l'écart qui sépare une campagne électorale de l'épreuve du pouvoir. Comme l'a dit Hillary Clinton : la campagne est en vers et l'exercice du pouvoir en prose !
Je ne suis pas non plus irresponsable. Il faut bien acheter du gaz aux Russes ou signer des contrats commerciaux avec les Chinois. Si nous renoncions aux accords commerciaux avec la Chine, les droits de l'Homme ne s'en porteraient pas mieux ! Donc le choix n'est pas entre le bien et le mal, mais entre le préférable et le détestable, comme disait Raymond Aron. Toute la question est ensuite de placer le curseur au bon endroit.
Q - Mais dans le cas particulier, la campagne présidentielle avait fait naître une espérance plus forte qu'à l'accoutumée. La déception ne naît pas de l'obligation d'en rabattre sur nos idéaux, mais de l'oubli de cet engagement. Avez-vous été tentée à certains moments de démissionner ?
R - Jamais. On ne déserte pas en pleine bataille. Et pour les droits de l'Homme, la bataille est permanente. Vous avez cité la phrase de Nicolas Sarkozy place de la Concorde. Beaucoup de ces promesses ont été tenues. Nous sommes aux côtés des femmes martyrisées. Les infirmières bulgares, Ingrid Betancourt ont été libérées. Taslima Nasreen a trouvé l'asile en France. J'ai fait adopter, en décembre, par l'Union européenne, une directive sur les violences faites aux femmes. Les enfants nous ont aussi trouvés à leurs côtés. C'est à Paris que s'est tenue la conférence intitulée "Libérons les enfants de la guerre", au terme de laquelle des engagements dits "de Paris" ont été contractés. On peut également évoquer l'homophobie : j'ai fait adopter, aux Nations unies, une déclaration pour la dépénalisation universelle de l'homosexualité signée finalement par 66 Etats le 18 décembre. Les Etats-Unis de Barack Obama viennent à leur tour de nous rejoindre.
Q - Les ONG reconnaissent que vous êtes efficace. Mais sur un champ d'action excessivement restreint, limité par une politique diplomatique traditionnelle. On vous attendait sur la Russie ou la Chine. La France est offensive, mais sur un petit secteur...
R - Petit secteur, petit secteur... Le petit secteur va vous répondre. Petit secteur parce qu'il s'agit des femmes et des enfants ? C'est la plus grande part de l'humanité ! En dix-huit mois, je me suis rendue dans quatre-vingt dix pays pour plaider les causes que je viens de citer. Nous nous sommes aussi battus pour défendre des militants des droits de l'Homme menacés : l'avocat tunisien Mohamed Abbou, le bloggeur chinois Hu Jia, l'ex-députée néerlandaise Ayaan Hirsi Ali, Habiba Kouider, cette Algérienne convertie et traduite en justice, le journaliste burundais Alexis Sunduhije, et tant d'autres ! Et puis mon rôle, c'est aussi de réaffirmer des principes qui, du coup, sont entendues : lors de la visite du colonel Kadhafi, pendant la controverse sur notre participation aux JO de Pékin, ou encore à propos des squatters d'Aubervilliers, des prisons, du fichier Edvige. Cela m'a quelquefois valu une convocation à Matignon ou à l'Elysée, ce qui n'est pas agréable. Mais, c'est mon travail.
Q - Mais avez-vous le sentiment de peser dans les décisions de la France ? Bernard Kouchner a dit que votre secrétariat était inutile. Et Jean-David Levitte, le conseiller diplomatique du président, n'est pas exactement sur la même longueur d'onde que vous. Vous n'avez pas la sensation d'être une caution, un alibi ?
R - Ma légitimité, je la tiens de ma nomination par le président de la République et de la confiance des Français. Si je suis toujours au gouvernement, c'est que je peux travailler. Et être utile.
Q - Prenons des cas concrets. La Tunisie, quel a été votre rôle ?
R - Plus important que vous ne l'imaginez pour obtenir l'amélioration de la situation des défenseurs des droits de l'Homme. Simplement, pour être efficace, il vaut mieux dans certains cas ne pas faire de tintamarre !
Q - La presse israélienne a publié des témoignages selon lesquels, à Gaza, il y aurait eu des comportements condamnables. On ne vous a guère entendu sur tout cela ?
R - Il n'y a pas d'un côté le président conduisant une realpolitik et de l'autre, moi et les droits de l'Homme. Lorsque le président de la République réunit 7.7 milliards de dollars de dons pour les Palestiniens, lorsqu'il effectue, pendant l'attaque sur Gaza, deux tournées au Proche-Orient, fait adopter la résolution du Conseil de sécurité condamnant l'attaque israélienne, obtient un cessez-le feu, il sert les droits de l'Homme. J'agis à son côté, en adéquation avec sa vision du rôle de la France dans le monde.
Q - En même temps, votre popularité tient à votre caractère rebelle et au fait que vous vous opposez à lui...
R - Je n'en suis pas sûre. Il ne s'agit pas de rébellion mais de conviction. Etre convoquée par le président ne suscite en moi aucun plaisir. Je m'y rends en ne sachant pas si j'en sortirai encore membre du gouvernement ! Mais si je renonçais à défendre les droits de l'Homme, je perdrais toute crédibilité politique et on le reprocherait au président. Les Français apprécient sans doute la sincérité et la fidélité à nos valeurs.
Q - On vous imagine volontiers ayant grandi dans une famille de gauche : un père secrétaire particulier de Senghor, une mère professeure. On a peine à penser que vous vous sentiez à l'aise avec la politique d'immigration de Brice Hortefeux et d'Eric Besson, ou avec le bouclier fiscal, pour ne prendre que quelques exemples...
R - Lorsqu'on appartient à une famille politique, il faut porter un projet collectif, quels que soient les points sur lesquels on peut éprouver quelques différences de vue. Pour ma génération, la gauche avait trahi certains de ses engagements. Je ne me suis jamais remise du "l'Etat ne peut pas tout" de Jospin aux salariés de Lu. Je me suis engagée en politique en 2006 pour contribuer à écrire une histoire nouvelle de la droite. Il y a des idéaux et des conquêtes de la gauche qui sont remarquables, mais ce que j'aime, dans la droite progressiste, c'est le volontarisme, inséparable des personnalités qui l'ont écrite. Elle vit de l'idée que ce sont les hommes qui font l'histoire - de Gaulle, Valery Giscard d'Estaing, Jacques Chirac - véritable animal politique qui m'inspire une vive admiration - et, aujourd'hui, Nicolas Sarkozy, dont le volontarisme et l'ambition de renouvellement ont décidé de mon engagement..
Q - Ce culte du chef entraîne aussi une atmosphère de cour. La boîte de chocolat en forme de coeur adressée au président pour mettre un terme à votre brouille, ce n'est pas un peu ridicule dans une République ?
R - J'ai écrit au président pour dissiper un malentendu sur cette affaire de tête de liste aux européennes. Est-ce condamnable ? Quant aux chocolats, c'est vous qui dites qu'ils étaient en forme de coeur !
Q - Quelle est l'étape suivante pour vous ? Vous n'allez pas rester éternellement aux droits de l'Homme ? Inspirée de l'exemple d'Obama, vous vous imaginez un destin national ?
R - Un destin ? J'en suis à cent lieux aujourd'hui. Il y a des étapes dans l'existence et il ne faut pas les brûler. Je souhaite me confronter à nouveau au suffrage universel. Sans l'épreuve de l'élection, on demeure un OVNI.
Q - Sur la question de la diversité, où vous situez-vous ? Etes-vous républicaine ou communautariste ?
R - En réalité, je suis partagée entre deux sentiments contradictoires. Je ne me réveillais pas tous les matins en me disant : "mon dieu, je suis noire". Je n'ai commencé qu'en 2005 à plancher sur la question de la diversité. Si, par la suite, j'ai fréquenté des mouvements - le Club XXIe siècle, le Club Averroès - qui militent pour la diversité, c'était principalement pour comprendre et aider à faire accepter la France plurielle. Quant à la politique de discrimination positive, je m'y suis d'abord opposée. Quand Richard Descoings a mis en place à Sciences Po les conventions ZEP, j'étais en dernière année de la rue Saint Guillaume. J'étais au départ hostile à son projet parce que je pensais qu'on allait créer des diplômes de second rang estampillés "ZEP".
J'ai fini par me rallier à cette politique car dans les quartiers, par rapport à mes jeunes années, la situation s'était aggravée et qu'il fallait faire quelque chose. Mais je demeure tiraillée. Et je ne l'admets qu'à titre expérimental. Si elle fournit des résultats, après tout, pourquoi pas ?
Pour ce qui me concerne, je suis une immigrée, de sorte que, quand je suis arrivée en France, je n'étais pas chez moi. Je savais que c'était à moi de faire des efforts pour m'adapter. Je ne me voyais que des devoirs. Pour ce qui était des droits, j'étais en conquête. J'avais tout à obtenir par ma propre énergie. Je suis un produit de la méritocratie républicaine. La situation de la jeunesse issue de l'immigration est différente. Ils sont nés ici. Ils sont Français. Ils ont donc des droits. Et le sentiment que ces droits ne sont pas reconnus.
Cela étant, non, je n'aime pas qu'on me renvoie sans cesse à la couleur de ma peau. Si je suis ministre, ce n'est pas parce qu'on avait besoin de moi pour colorer la photo.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 mars 2009