Texte intégral
M. le Ministre,
M. le Maire,
M. le Préfet,
Mesdames, Messieurs,
Il est un texte particulièrement émouvant qui évoque l'esclavage et le marronnage, L'esclave vieil homme et le molosse de Patrick CHAMOISEAU, monté au théâtre l'automne dernier. L'auteur nous conte ce qu'il advint à un esclave âgé, " un vieux-nègre sans histoire ni gros-saut, ni manières à spectacle ". On pouvait croire que ce vieil homme, résigné, finirait ses jours comme il les avait commencés : né esclave, il devait mourir esclave, dans l'Habitation du maître. D'autant que nul ne pouvait s'en échapper : inévitablement, le maître et son molosse rattrapaient les fuyards.
Une nuit, pourtant, l'esclave vieil homme reçut ce que CHAMOISEAU nomme "la décharge", autrement dit le désir, irrésistible, irrépressible, de goûter à la liberté - désir que ni le poids des années, ni la terreur qu'inspire le chien, ne pourront étouffer, et qui le poussera à fuir.
Tel est le sens du marronnage : la revendication d'une liberté plus précieuse que l'existence, puisqu'elle lui donne son sens, la mise en cause de l'esclavage par les esclaves eux-mêmes. C'est au marronnage et aux marrons que cette stèle de Nathalie VISEUX rend hommage. Par là, elle nous engage à nous souvenir des atrocités commises, à partir du XVème siècle, par les puissances européennes mues par une insatiable soif de profit. Elle nous invite également à ne pas méconnaître l'importance du marronnage dans le mouvement historique qui a conduit à l'abolition de l'esclavage.
C'est l'importance et les enjeux pour nous d'une telle reconnaissance que je voudrais évoquer à présent avec vous.
I. Quelques dates nous permettent de mesurer la portée de cette reconnaissance. La Convention de la Ière République abolit l'esclavage en 1794, dans toutes les colonies. En 1848, sous la IInde République, Victor SCHOELCHER l'abolit à nouveau. Entre temps, sous la pression des grands propriétaires fonciers, Napoléon l'avait rétabli. Incontestablement, l'idée républicaine et l'esclavage sont incompatibles. La République, n'est-ce pas un régime qui considère de droit chaque individu comme autonome, c'est-à-dire capable de décider par lui-même de son destin ?
Mais on se gardera de croire que l'esclavage a été aboli parce que s'est développé, à Paris, au siècle des Lumières, un mouvement d'opinion humaniste, philanthropique et républicain. On s'en gardera d'autant plus que les résistances, à l'époque, étaient fortes : le sentiment de mépris des Européens à l'égard des Africains y est évidemment pour beaucoup. Peu nombreux, dès lors, furent ceux qui s'élevèrent pour protester contre un racisme anti-noir ancestral et dominant. Ceux qui l'ont fait en ont eu d'autant plus de mérite : BRISSOT, MIRABEAU, LA FAYETTE, CONDORCET, au sein de la Société des Amis des Noirs.
Le système économique fondé sur l'esclavage était ainsi bien établi en France. Il fournissait au capitalisme émergeant des produits, du coton et du sucre principalement, à bas prix. Il permettait à quelques grandes familles influentes de s'enrichir aisément. La contestation la plus forte, ce sont les esclaves eux-mêmes qui l'ont fait entendre. Ce sont leurs révoltes qui ont ébranlé un système parfaitement huilé et qui ont menacé sa rentabilité.
Au XVIIIè siècle, le marronnage, auparavant sporadique, est devenu rapidement massif. Les esclaves en fuite se sont regroupés ; plus encore ils se sont organisés. Ils ont ainsi constitué un contre-pouvoir réel, dont il était impossible de ne pas tenir compte. Pour preuve, il suffit de consulter les lettres envoyées au roi par les administrateurs des colonies, inquiets devant l'importance croissante des révoltes. Celles-ci se sont multipliées tout au long du siècle. En Guadeloupe, des troupes de deux à trois mille esclaves marrons sont signalés entre 1725 et 1735. De même, en Martinique et à Saint-Domingue. En Guyane, les esclaves en fuite se constituent en communautés dont certaines se sont maintenues pendant 30 ans sur les rives du Maroni. Les Marrons des Amériques infléchissent les certitudes esclavagistes européennes : le système économique est menacé et avec lui toute la politique coloniale de la France. Il l'est d'autant plus que des révoltes de plus grande ampleur marquent les esprits, en cette fin de siècle : celle que mena DELGRES en Guadeloupe et surtout celle que conduisit Toussaint LOUVERTURE, à Saint-Domingue.
Autant dire que les esclaves ont conquis leur liberté, et qu'elle ne leur a pas été octroyée. Autant dire que ce sont moins les principes moraux en Europe que la révolte des Marrons qui a poussé au démantèlement d'un système inhumain.
II. Il faut nous en souvenir, comme il faut nous souvenir des atrocités commises par profit et par indifférence à l'égard d'êtres considérés comme de simples marchandises. Nous avons, avec eux, un rendez-vous de mémoire, et davantage encore, un devoir. A l'abolition de l'esclavage a malheureusement succédé l'oubli de ce qu'il fut, de ses causes, de ses conséquences, de ceux qui en étaient responsables, de ceux qui en furent les victimes. Cet oubli a duré 150 ans. L'atteste, par exemple, le peu d'importance accordé à l'histoire de l'esclavage dans l'enseignement scolaire et supérieur. Jack Lang et moi-même avons récemment convenu qu'une place plus grande devait être réservée à cette question dans les programmes, dès l'école primaire.
On pensait, après l'abolition, qu'il fallait tourner le dos au passé, afin de recomposer dans les colonies un lien social déchiré. On voulait faire taire les passions ; on croyait qu'il suffisait de ne pas parler de l'esclavage pour que ses traces disparaissent. Il n'en a rien été.
En effet, cette démarche procédait d'une méconnaissance profonde des ressorts de la mémoire collective. Ne peut-être véritablement oublié que ce qui est pleinement assumé, et non simplement refoulé. Comme l'écrit encore Patrick CHAMOISEAU, " le silence génère une mémoire inconsciente ". L'esclavage loin d'être effacé a laissé des séquelles douloureuses, dans les curs, dans les esprits. L'oubli ne se commande pas, il se construit : et l'injonction à l'oubli a enfermé les populations d'Outre-Mer dans un processus de refoulement dont elles sont restées prisonnières, " esclaves de l'esclavage " selon l'expression de Frantz FANON.
C'est de cette mémoire obscure qu'il faut à présent se libérer. Incontestablement, cette journée y contribue. Je tiens à remercier celles et ceux qui l'ont ardemment voulu , et qui ont participé à sa conception et à son organisation, particulièrement M. ANGARNI, Président du Comité pour la Commémoration de l'Abolition de l'Esclavage. Dans ce devoir de mémoire, une étape importante sera franchie le 10 mai prochain lorsque le projet de loi reconnaissant la traite et l'esclavage comme des crimes contre l'humanité sera définitivement adopté au Parlement. Cette reconnaissance s'accompagne de mesures essentielles. La loi prévoit notamment de donner à l'histoire de l'esclavage la place qui lui revient dans les programmes scolaires. Elle offre également la possibilité aux associations d'aller devant la justice défendre la mémoire des victimes de l'esclavage et l'honneur de leurs descendants.
Tel est l'enjeu essentiel de toutes les manifestations, associatives ou parlementaires, culturelles ou politiques consacrées à la mémoire de l'esclavage. Il en est un second, également majeur à mes yeux. Ce devoir de mémoire, en effet, nous engage à rester vigilants et à lutter contre toutes les formes modernes d'exploitation. Des êtres humains sont aujourd'hui encore l'objet d'une traite ignoble : trafic clandestin de migrants en vue d'un travail forcé, industriel ou domestique, ou en vue d'une exploitation sexuelle ; trafic d'enfants enlevés à leurs parents, maltraités, contraints à des tâches harassantes. Une mission d'information parlementaire sur les diverses formes de l'esclavage moderne en France et en Europe vient d'être créée. Elle prépare une modification des textes du droit français, afin que l'on puisse être en mesure de lutter efficacement contre ces crimes.
Mesdames et Messieurs,
Les bras levés du Neg'marron qui s'arrache à ses chaînes nous rappellent que la privation de liberté est un crime que rien ne peut justifier. Ils nous rappellent que le combat contre la barbarie est de tous les instants et que nous y sommes tous engagés. Ils nous rappellent, enfin, que notre humanité reste pour nous un objet de conquête et que celle-ci passe par une lucidité sans faille à l'égard de notre histoire et par une attention permanente à l'égard de nos conduites présentes.
(source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 2 mai 2001)
M. le Maire,
M. le Préfet,
Mesdames, Messieurs,
Il est un texte particulièrement émouvant qui évoque l'esclavage et le marronnage, L'esclave vieil homme et le molosse de Patrick CHAMOISEAU, monté au théâtre l'automne dernier. L'auteur nous conte ce qu'il advint à un esclave âgé, " un vieux-nègre sans histoire ni gros-saut, ni manières à spectacle ". On pouvait croire que ce vieil homme, résigné, finirait ses jours comme il les avait commencés : né esclave, il devait mourir esclave, dans l'Habitation du maître. D'autant que nul ne pouvait s'en échapper : inévitablement, le maître et son molosse rattrapaient les fuyards.
Une nuit, pourtant, l'esclave vieil homme reçut ce que CHAMOISEAU nomme "la décharge", autrement dit le désir, irrésistible, irrépressible, de goûter à la liberté - désir que ni le poids des années, ni la terreur qu'inspire le chien, ne pourront étouffer, et qui le poussera à fuir.
Tel est le sens du marronnage : la revendication d'une liberté plus précieuse que l'existence, puisqu'elle lui donne son sens, la mise en cause de l'esclavage par les esclaves eux-mêmes. C'est au marronnage et aux marrons que cette stèle de Nathalie VISEUX rend hommage. Par là, elle nous engage à nous souvenir des atrocités commises, à partir du XVème siècle, par les puissances européennes mues par une insatiable soif de profit. Elle nous invite également à ne pas méconnaître l'importance du marronnage dans le mouvement historique qui a conduit à l'abolition de l'esclavage.
C'est l'importance et les enjeux pour nous d'une telle reconnaissance que je voudrais évoquer à présent avec vous.
I. Quelques dates nous permettent de mesurer la portée de cette reconnaissance. La Convention de la Ière République abolit l'esclavage en 1794, dans toutes les colonies. En 1848, sous la IInde République, Victor SCHOELCHER l'abolit à nouveau. Entre temps, sous la pression des grands propriétaires fonciers, Napoléon l'avait rétabli. Incontestablement, l'idée républicaine et l'esclavage sont incompatibles. La République, n'est-ce pas un régime qui considère de droit chaque individu comme autonome, c'est-à-dire capable de décider par lui-même de son destin ?
Mais on se gardera de croire que l'esclavage a été aboli parce que s'est développé, à Paris, au siècle des Lumières, un mouvement d'opinion humaniste, philanthropique et républicain. On s'en gardera d'autant plus que les résistances, à l'époque, étaient fortes : le sentiment de mépris des Européens à l'égard des Africains y est évidemment pour beaucoup. Peu nombreux, dès lors, furent ceux qui s'élevèrent pour protester contre un racisme anti-noir ancestral et dominant. Ceux qui l'ont fait en ont eu d'autant plus de mérite : BRISSOT, MIRABEAU, LA FAYETTE, CONDORCET, au sein de la Société des Amis des Noirs.
Le système économique fondé sur l'esclavage était ainsi bien établi en France. Il fournissait au capitalisme émergeant des produits, du coton et du sucre principalement, à bas prix. Il permettait à quelques grandes familles influentes de s'enrichir aisément. La contestation la plus forte, ce sont les esclaves eux-mêmes qui l'ont fait entendre. Ce sont leurs révoltes qui ont ébranlé un système parfaitement huilé et qui ont menacé sa rentabilité.
Au XVIIIè siècle, le marronnage, auparavant sporadique, est devenu rapidement massif. Les esclaves en fuite se sont regroupés ; plus encore ils se sont organisés. Ils ont ainsi constitué un contre-pouvoir réel, dont il était impossible de ne pas tenir compte. Pour preuve, il suffit de consulter les lettres envoyées au roi par les administrateurs des colonies, inquiets devant l'importance croissante des révoltes. Celles-ci se sont multipliées tout au long du siècle. En Guadeloupe, des troupes de deux à trois mille esclaves marrons sont signalés entre 1725 et 1735. De même, en Martinique et à Saint-Domingue. En Guyane, les esclaves en fuite se constituent en communautés dont certaines se sont maintenues pendant 30 ans sur les rives du Maroni. Les Marrons des Amériques infléchissent les certitudes esclavagistes européennes : le système économique est menacé et avec lui toute la politique coloniale de la France. Il l'est d'autant plus que des révoltes de plus grande ampleur marquent les esprits, en cette fin de siècle : celle que mena DELGRES en Guadeloupe et surtout celle que conduisit Toussaint LOUVERTURE, à Saint-Domingue.
Autant dire que les esclaves ont conquis leur liberté, et qu'elle ne leur a pas été octroyée. Autant dire que ce sont moins les principes moraux en Europe que la révolte des Marrons qui a poussé au démantèlement d'un système inhumain.
II. Il faut nous en souvenir, comme il faut nous souvenir des atrocités commises par profit et par indifférence à l'égard d'êtres considérés comme de simples marchandises. Nous avons, avec eux, un rendez-vous de mémoire, et davantage encore, un devoir. A l'abolition de l'esclavage a malheureusement succédé l'oubli de ce qu'il fut, de ses causes, de ses conséquences, de ceux qui en étaient responsables, de ceux qui en furent les victimes. Cet oubli a duré 150 ans. L'atteste, par exemple, le peu d'importance accordé à l'histoire de l'esclavage dans l'enseignement scolaire et supérieur. Jack Lang et moi-même avons récemment convenu qu'une place plus grande devait être réservée à cette question dans les programmes, dès l'école primaire.
On pensait, après l'abolition, qu'il fallait tourner le dos au passé, afin de recomposer dans les colonies un lien social déchiré. On voulait faire taire les passions ; on croyait qu'il suffisait de ne pas parler de l'esclavage pour que ses traces disparaissent. Il n'en a rien été.
En effet, cette démarche procédait d'une méconnaissance profonde des ressorts de la mémoire collective. Ne peut-être véritablement oublié que ce qui est pleinement assumé, et non simplement refoulé. Comme l'écrit encore Patrick CHAMOISEAU, " le silence génère une mémoire inconsciente ". L'esclavage loin d'être effacé a laissé des séquelles douloureuses, dans les curs, dans les esprits. L'oubli ne se commande pas, il se construit : et l'injonction à l'oubli a enfermé les populations d'Outre-Mer dans un processus de refoulement dont elles sont restées prisonnières, " esclaves de l'esclavage " selon l'expression de Frantz FANON.
C'est de cette mémoire obscure qu'il faut à présent se libérer. Incontestablement, cette journée y contribue. Je tiens à remercier celles et ceux qui l'ont ardemment voulu , et qui ont participé à sa conception et à son organisation, particulièrement M. ANGARNI, Président du Comité pour la Commémoration de l'Abolition de l'Esclavage. Dans ce devoir de mémoire, une étape importante sera franchie le 10 mai prochain lorsque le projet de loi reconnaissant la traite et l'esclavage comme des crimes contre l'humanité sera définitivement adopté au Parlement. Cette reconnaissance s'accompagne de mesures essentielles. La loi prévoit notamment de donner à l'histoire de l'esclavage la place qui lui revient dans les programmes scolaires. Elle offre également la possibilité aux associations d'aller devant la justice défendre la mémoire des victimes de l'esclavage et l'honneur de leurs descendants.
Tel est l'enjeu essentiel de toutes les manifestations, associatives ou parlementaires, culturelles ou politiques consacrées à la mémoire de l'esclavage. Il en est un second, également majeur à mes yeux. Ce devoir de mémoire, en effet, nous engage à rester vigilants et à lutter contre toutes les formes modernes d'exploitation. Des êtres humains sont aujourd'hui encore l'objet d'une traite ignoble : trafic clandestin de migrants en vue d'un travail forcé, industriel ou domestique, ou en vue d'une exploitation sexuelle ; trafic d'enfants enlevés à leurs parents, maltraités, contraints à des tâches harassantes. Une mission d'information parlementaire sur les diverses formes de l'esclavage moderne en France et en Europe vient d'être créée. Elle prépare une modification des textes du droit français, afin que l'on puisse être en mesure de lutter efficacement contre ces crimes.
Mesdames et Messieurs,
Les bras levés du Neg'marron qui s'arrache à ses chaînes nous rappellent que la privation de liberté est un crime que rien ne peut justifier. Ils nous rappellent que le combat contre la barbarie est de tous les instants et que nous y sommes tous engagés. Ils nous rappellent, enfin, que notre humanité reste pour nous un objet de conquête et que celle-ci passe par une lucidité sans faille à l'égard de notre histoire et par une attention permanente à l'égard de nos conduites présentes.
(source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 2 mai 2001)