Extraits de l'entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "Canal Plus" le 7 avril 2009, sur l'impact des propos de Ségolène Royal dénonçant le discours de Nicolas Sarkozy de 2007 sur l'Afrique, la conciliation de ses convictions et des choix de politique étrangère de la France, le soutien américain à l'adhésion de la Turquie à l'UE et la politique française et européenne de l'immigration.

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Média : Canal Plus

Texte intégral

Q - Bonsoir, vous n'avez pas l'air trop fatigué. Vous sortez d'une très grosse étape de montagne avec des sommets à répétition : 5 sommets en 3 jours...
R - Non, il ne faut pas exagérer, en une semaine. Ce qui n'est déjà pas mal.
Q - On arrive à bien travailler dans de telles conditions ?
R - C'est à vous de me le dire mais je crois que cela n'a pas mal fonctionné.
Q - Depuis ce matin, vous êtes rentré. Vous étiez sur RTL chez Jean-Michel Apathie, vous avez répondu à beaucoup de questions...
R - Je suis désolé de m'opposer à nouveau à lui.
Q - Mais il y a eu des compléments dans la journée. Vous avez répondu notamment à cette déclaration de Ségolène Royal en Afrique : "Quelqu'un est venu vous dire à Dakar que l'homme africain n'est pas entré dans l'Histoire. Pardon ! Pardon ! Pour ces paroles humiliantes et qui n'auraient jamais dû être prononcées". Voilà donc brièvement, elle faisait référence aux propos de Nicolas Sarkozy tenus en juillet 2007 sur l'Afrique, Nicolas Sarkozy avait dit : "L'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire". Vous avez répondu que ce propos de Nicolas Sarkozy était sans doute maladroit.
R - Mais je n'étais pas là-bas.
Q - Jean François Copé dit : "mais il doit être au courant puisqu'il est ministre des Affaires étrangères". Il faut assumer. Cela fait beaucoup de bruit depuis ce matin.
R - Que quoi ? Que ce propos était maladroit. Oui, parce qu'il n'était pas situé dans ce qu'il voulait dire, parce que l'on a mal compris ce que cela voulait dire. On a compris que c'était négatif alors que c'était dynamique. Mais, encore une fois, le contexte de la salle, de la façon dont cela s'est passé, je le connais mal puisque je n'y étais pas.
Q - Nicolas Sarkozy ne vous a pas reproché d'avoir qualifié de maladroit son propos de 2007.
R - Je ne pense pas que s'il l'avait fait, je n'aurais pas été au courant, il ne l'a donc pas fait. Maladroit encore une fois dans la façon de s'exprimer, je crois que cela a été mal compris. J'ai précisé ce matin, si je ne m'abuse, qu'il y avait un discours du Cap qui était exactement l'inverse au sens de la dynamique et de l'avenir, c'est-à-dire que l'on ne prenait plus les pays africains comme des puissances anciennement colonisées mais des puissances à part entière et que l'on avait avec eux des rapports normaux. C'est ce que j'ai dit ce matin, donc je crois que c'est assez simple.
Q - Comment expliquez-vous que les propos de Ségolène Royal qui parlent d'un discours d'il y a deux ans aient cet impact. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que les propos de Nicolas Sarkozy étaient restés un peu en travers de la gorge de beaucoup de personnes ? Comment expliquez-vous que deux ans après : bang ... et soutenu par Martine Aubry, ce qui n'est pas le cas tous les matins.
R - Voilà, vous voyez quelque chose de positif.
Q - Et Frédéric Lefebvre qui est porte-parole de l'UMP et qui dégaine tous les jours parle d'attaques infantiles et dit qu'elle ridiculise notre pays par son attitude.
R - N'exagérons rien, je crois que c'était mal venu.
Q - Où vous situez-vous dans tout cela ?
R - J'ai dit que cela me paraissait un peu démagogique, surtout deux ans après. C'est cela que j'ai voulu expliquer par le contexte. Je voulais dire que ce n'était pas du tout la même chose, et que, depuis, nous avons prouvé à nos amis africains (comme on dit, parce que c'est vrai, cela ne m'empêche pas d'avoir de l'amour pour l'Afrique, au contraire) que nous avons maintenant des rapports de pays normaux à pays normaux. Nous avons pu prouver non seulement au Soudan, au Darfour, au Tchad, mais aussi au cours de nombreux voyages de Nicolas Sarkozy, que les rapports avaient changé en bien. C'est positif, tout cela. Dans le contexte encore une fois, cela a pu être mal interprété.
Q - En faisant cette déclaration, Ségolène Royal est-elle dans son rôle ?
R - Je ne vais pas accabler les uns et les autres. Je pense que c'était mal venu et je pense que, deux ans après, personne ne sait ce que cela veut dire.
Q - On enchaîne sur les autres sujets : la visite surprise de Barack Obama à Bagdad aujourd'hui. Avez-vous un commentaire à faire là-dessus ?
R - On pouvait s'attendre à ce que le président des Etats-Unis aille rendre visite aux soldats américains, mais il n'allait pas prévenir. Je vous rappelle que je me suis rendu trois fois en Irak, et le président Sarkozy à Bagdad, il n'y a pas très longtemps, a affirmé que nous devions avoir avec le nouveau gouvernement, qui représente toutes les communautés en Irak, des rapports rétablis et normaux.
Q - La question caustique : je me demandais si le poste que vous occupiez était compatible avec la fidélité à vos convictions et voilà pourquoi je ne résiste pas à l'envie de vous soumettre la petite question suivante : être un ministre de gauche dans un gouvernement de droite : est-ce que c'est une erreur ? Cela gêne ?
R - Quel mélange ! Quel méli-mélo ! Aucune cohérence dans les exemples, cela n'a pas d'importance, vous voulez sans doute me faire dire qu'il n'y a pas de cohérence dans mes réponses. Je crois qu'il y a en une.
Q - Quelle est-elle ?
R - C'est une pensée qui, successivement sur des exemples différents, n'a pas varié. Mais je dis très fermement, je l'ai dit à propos des droits de l'Homme, il ne faut pas confondre les exercices. Quand on est responsable du ministère des Affaires étrangères et européennes d'un pays, on ne peut pas rester seulement mais on peut rester aussi un militant des droits de l'Homme. Il ne faut pas confondre les exercices, cela ne se limite pas à la proclamation, cela peut se limiter à l'exigence mais, à ce moment-là, on ne fait pas grand-chose.
Q - Personnellement, est-ce que vous prenez du plaisir dans cet exercice ?
R - Vous m'avez dit que cinq sommets dans la semaine, c'était très fatigant mais c'est passionnant. Cette semaine a été franchement le triomphe d'une politique extérieure de la France préparée depuis deux ans avec le président Sarkozy. Du Sommet du G20 qui a été exigé par la France à Washington au début de la crise - d'ailleurs, personne n'en voulait, on a parlé d'abord du G7, puis du G8 et enfin du G20 - jusqu'à Strasbourg avec la réunion de l'OTAN et ensuite à Prague avec la réunion entre l'Union européenne et les Etats-Unis, sans oublier entretemps la Conférence internationale sur l'Afghanistan à La Haye, tout cela est formidablement intéressant. C'est la première fois que nous sommes ainsi écoutés.
Concernant l'opinion du président Obama au sujet de la Turquie, nous ne sommes pas d'accord avec lui. Je vous rappelle, d'ailleurs, que le président Obama - que j'aime et que je respecte beaucoup - n'est pas membre de l'Union européenne. Sur ce sujet, il peut se prononcer sur ses désirs mais pas sur la réalité. Malheureusement pour lui, cela s'est déroulé un peu durement avec la Turquie.
C'est vrai, j'étais partisan et je suis toujours plutôt enclin à dire qu'il faut un pont entre l'Europe et le Moyen-Orient, qu'il faut un pont entre les civilisations et non pas une rupture, pas un fracas. Mais franchement, la façon dont ils ont réagi, je l'ai dit ce matin, m'a choqué. Je suis encore choqué, on verra bien cette évolution. Si la Turquie s'avère être un pays laïc comme il l'est depuis des dizaines d'années, si les Turcs n'insistent pas trop sur un islam qui est le leur et que nous ne sommes pas forcés de ne jamais critiquer...
Ce qui m'a choqué, c'est la résurgence, d'un seul coup, de l'histoire des caricatures. Les caricatures, c'est aussi la liberté d'expression.
Q - Mais quant au plaisir dans cet exercice ?
R - Alors, je réponds : oui, fatiguant mais plaisant.
Q - L'événement qui domine l'actualité, c'est le tremblement de terre en Italie où le bilan s'accroît d'heure en heure. Que fait la France pour venir en aide à l'Italie ?
R - La France est à la disposition de l'Italie. Nous disposons d'un Centre de crise qui fonctionne très bien, où cinquante personnes travaillent jour et nuit. Je suis allé les voir, les chiffres sont terribles, au moins 200 morts, 1.000 blessés, 50.000 sans abris. La sécurité civile italienne est très bien organisée. Ils pensent pour le moment qu'ils n'ont pas besoin de soutien. Mais bien évidemment tout est prêt, tout est en alerte et la sécurité civile française, tous les volontaires et ceux qui sont capables de chercher dans les décombres pour savoir s'il y a encore des personnes en vie, sont disposés à venir en aide. Pour le moment, ils ne souhaitent pas d'interventions étrangères, je les comprends. C'est une région difficile d'accès, quand il y a un afflux de volontaires, cela pose d'autres problèmes et ils n'ont sans doute pas envie d'être gênés. Ils sont capables de le faire. C'est une énorme catastrophe.
Q - Demain, vous repartez en voyage à l'étranger, vous partez en Bosnie, Peut-on vous demander ce que vous allez faire ?
R - Comme vous le savez, la Bosnie c'est un pays qui fut - 250.000 morts - en proie à de grosses difficultés dans l'éclatement de la Fédération yougoslave. Je crois que la France a joué son rôle.
Vous me demandiez si je prenais plaisir dans cet exercice ? Je ne prends pas de plaisir à aller dans la guerre, mais c'est tout de même exaltant de servir son pays.
En Bosnie, nous avons été utiles, très utiles, mais cela demeure un pays divisé en trois. Peuvent-ils s'entendre ? Je ne vais pas en Bosnie seul, je me rends là-bas avec le représentant de l'actuelle Présidence européenne, le ministre tchèque des Affaires étrangères Karel Schwarzenberg, et de la Présidence européenne future, le ministre suédois des Affaires étrangères, Carl Bildt. Tous les trois nous allons rencontrer les différents représentants. Vous savez il y a trois parts avec un Premier ministre, deux Premiers ministres, trois Premiers ministres, des présidents, etc... Les accords de Dayton, c'est très compliqué mais cela a permis la paix et depuis 14 ans, il n'y a pas eu d'attentats.
Q - Est-ce que c'est difficile pour vous de mettre en harmonie vos convictions que l'on connaît, votre engagement que l'on connaît avec les règles de la vie politique ?
R - Oui, c'est difficile. Je m'efforce d'y parvenir mais j'espère ne pas déraper trop souvent.
La place de la France est décisive. Par exemple en Afghanistan où la situation est difficile, l'analyse américaine, exposée il y a dix jours, a rejoint complètement l'analyse française : c'est auprès des civils qu'il faut se trouver même si l'on doit sécuriser l'accès c'est-à-dire maintenir nos troupes.
Parler maintenant des civils, de l'accès aux projets, de l'agriculture, du développement c'est ce que nous avons fait à la conférence de Paris, c'est ce que nous avons fait à Bucarest, c'est désormais l'analyse du président Obama et de Mme Clinton. C'est utile je crois, et tout le monde partage ce sentiment.
Q - Vous aviez annoncé votre décision de porter plainte contre le livre de Pierre Péan "Le Monde selon K."
R - Vous n'allez pas reparler de cette sinistre affaire !
Q - ... qui avait été publié chez Fayard et je viens de lire dans VSD que vous n'auriez pas porté plainte finalement, vous avez renoncé ?
R - Je ne vous répondrai pas. Si je voulais renoncer, je vous le dirais. Si je voulais porter plainte, je vous le dirais.
Q - Vous l'auriez peut-être fait aussi ?
R - Vos sources, c'est moi ou VSD ?
Q - VSD ne se trompe pas en disant que vous n'avez pas encore déposé plainte à ce jour ?
R - Si c'est ce que dit cette publication, elle ne se trompe pas, mais qui vous dit que j'ai renoncé ? Laissons tomber cette saumâtre affaire, cela n'a aucun intérêt.
Q - Juste une question, sans revenir sur le fond...
R - Peut être ne vous répondrai-je pas ?
Q - Oui, je vous pose quand même la question, est-ce qu'à titre personnel, cela laisse des traces ce genre d'ouvrage ?
R - Oui, la saloperie laisse toujours des traces.
Q - Cela vous a blessé ?
R - Cela m'a blessé, mais cela n'a pas blessé que moi, c'est pour cela que je ne lui pardonne pas. En France, il y a cet esprit de haine qui est très particulier. Cette espèce de confrontation est exceptionnellement développée dans le monde à ce niveau. Il y a des gens qui s'entendent, il y a des gens qui pensent que l'on peut parler politique différemment, mais non il y a cette espèce de fracas permanent qui développe la haine, cela n'est pas bien dans notre pays, j'aimerais bien que cela cesse.
(...)
Q - La politique de l'immigration tout de même avec ces chiffres, avec ces lois votées, pas appliquées, a encore du mal à être bien appliquée en France pour le dire ainsi.
R - Nulle part, elle est bien appliquée. Ce n'est pas facile. Il y a en effet, et particulièrement dans cette période de crise, une politique très difficile à appliquer. Tout le monde ne peut pas rentrer chez nous et tout le monde ne peut pas avoir de travail. Ce n'est pas une politique sympathique, c'est évident.
Q - Est-ce qu'il y a besoin de mettre des chiffres ?
R - Il y a des chiffres qui ont été - par les gouvernements précédents et actuels - rendus obligatoire par l'accès des gens. Je ne dis pas qu'ils viennent pour leur plaisir - d'ailleurs la façon dont on les accueille ferait difficilement accepter ce plaisir de venir ; personne n'y croit mais malheureusement c'est ainsi. Lorsque vous avez vu, il y a quelques jours, ce bateau qui a sombré au large de la Libye... Je suis allé à Malte. Le seul pays qui a bien voulu prendre en charge des réfugiés à Malte, c'est la France. Personne parmi les 27 pays européens n'a accepté de prendre ces personnes en charge. Nous avons essayé de faire quelque chose.
Il faut une politique européenne, nous l'avons demandé. La première des démarches françaises de la Présidence européenne a été d'accepter ensemble, les 27 pays de l'Union, immédiatement et sans discussion le pacte sur l'immigration et l'asile. Nous avons une politique qui est bien meilleure, je l'ai constaté. Je détestais cette idée de l'immigration choisie, j'étais absolument contre et je suis contre. Maintenant on a l'immigration concertée avec les pays africains, c'est un progrès considérable.
Tout n'est pas parfait, les chiffres que vous avez cités en particulier évoquent des horreurs. On en parle tellement que l'on finit par ne retenir que les chiffres. Il y a un problème humain, vous l'avez dit, il y a un problème économique, il y a un problème d'immigration presque obligée, parce qu'il y a une culture de l'immigration, - les passeurs, les gens que l'on arrête, il faut les arrêter, il faut leur interdire de vivre sur la misère humaine.
Evidemment, ce n'est pas sympathique. Je préférerais que les frontières soient ouvertes et que l'on accueille tout le monde, cela ne me paraît pas possible tout de suite. En ce moment, c'est très difficile, regardez les pays autour de nous, nos voisins européens. Je vous assure que l'on n'a pas à rougir de cette politique.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 avril 2009