Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à CNN le 27 mars 2001, sur la position de la France face aux propositions de la nouvelle administration américaine concernant le système de sanctions contre l'Irak, la défense de l'intégrité territoriale de la Macédoine, le projet américain de bouclier antimissiles et la défense européenne.

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Circonstance : Voyage de M. Hubert Védrine aux Etats-Unis du 26 au 28 mars 2001

Média : CNN

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, les Etats-Unis poussent pour de nouvelles sanctions intelligentes contre l'Iraq en allégeant les sanctions civiles tout en renforçant la partie militaire et financière de l'embargo. Est-ce que la France soutient cette approche ?
R - Cela fait plusieurs années que la France dit que les sanctions qui avaient été adoptées contre l'Iraq il y a une dizaine d'années par le Conseil de sécurité ne fonctionnent pas et que par conséquent nous n'atteignons pas notre objectif. C'est la population qui souffre de l'embargo et non pas le régime même si c'est en partie à cause du régime d'ailleurs. Le régime n'est pas contrôlé et le régime n'a jamais été aussi riche. Par conséquent, aucun objectif, ni en matière de sécurité ni autre, n'est atteint. Depuis plusieurs années, nous pensons donc qu'il faut concentrer la vigilance internationale et le contrôle sur le régime, et non pas sur le pays et sur la population, pour empêcher le régime de redevenir dangereux pour sa population ou pour ses voisins. Donc, quand nous entendons que la nouvelle Administration américaine réfléchit à rendre les sanctions plus intelligentes, nous sommes très intéressés mais je ne sais pas encore quelle sera la proposition de cette nouvelle Administration. Ils sont encore en train de réfléchir. Je connais leurs réflexions et je trouve cela intéressant, mais je ne connais pas encore leurs conclusions.
Q - Pourriez-vous m'expliquer quelle sorte de nouveau régime de sanctions la France souhaiterait-elle ?
R - Nous pensons qu'il faudrait dans l'idéal abandonner l'idée de sanctions - c'est un terme punitif tourné vers le passé - et nous concentrer sur l'idée de la surveillance : surveillance des ressources financières du régime iraquien et surveillance de ses éventuels programmes de réarmement. Nous n'avons pas besoin de passer par l'embargo sur le pétrole pour cet objectif. Si nous allions dans cette direction, je crois qu'on pourrait reconstituer un consensus non seulement au sein du Conseil de sécurité mais auprès de tous les pays voisins de l'Iraq pour exercer cette surveillance qui est indispensable pour des raisons de sécurité régionale. Je souhaite que la réflexion en commun puisse se poursuivre notamment avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
Q - Sur d'autres aspects des sanctions, comme les zones d'interdiction de survol, la France pense-t-elle que ces zones doivent être supprimées ?
R - Il faudrait en parler. A l'origine, nous y avions participé. Par la suite, la France s'était retirée de ces exercices parce qu'il nous semblait qu'ils avaient dérivé et que les missions qui étaient menées n'avaient plus de rapport avec l'esprit d'origine. Dans un paquet général, dans lequel on pourrait repenser la politique de vigilance sur l'Iraq, il faudrait voir si ces zones d'interdiction de survol doivent être préservées ou pas et sous quelle forme. A ce stade, nous n'avons pas encore eu d'échanges avec les Américains sur ce sujet et je réserve donc ma réponse.
Q - Sur un autre plan, pensez-vous que le soutien des Etats-Unis à l'opposition iraquienne affaiblit le consensus sur les sanctions ?
R - Je pense en tout cas que ce que vit la population iraquienne est tellement douloureux, tellement pénible, tellement destructeur sur le plan de la société que le peuple iraquien n'apportera jamais sa confiance à des responsables politiques qui auront combattu de l'extérieur, même si je suis convaincu que la population rejette complètement le régime de Saddam Hussein.
Q - Est-ce qu'un soutien aussi ouvert des Etats-Unis au Conseil national iraquien nuit aux efforts américains en faveur d'une meilleure coopération avec le monde arabe et les Européens pour la mise en oeuvre des sanctions financières et militaires ?
R - Je pense que l'aide apportée par les Etats-Unis à ce type d'opposition rencontre dans le monde arabe un grand scepticisme. A mon avis, ce n'est pas cela qui fait que la politique américaine n'est pas bien comprise dans la région. La raison pour laquelle cette politique est rejetée, c'est que le monde arabe et mulsuman pense que la population souffre atrocement à cause de l'embargo. Une partie de l'opinion publique européenne est également de cet avis. En réalité, nous savons que les souffrances de la population iraquienne découlent en partie de l'embargo et en partie de la façon dont le régime utilise l'embargo. Saddam Hussein a remporté une sorte de bataille de propagande. Si l'on veut renverser la situation, il faut modifier cette politique. Passer d'une politique d'embargo qui est trop globale, trop aveugle, à une surveillance efficace et crédible sur le régime.
Q - Est-ce que cela inclut le retour des inspecteurs ?
R - Evidemment, cela serait l'idéal. Mais nous n'aurons jamais une coopération pleine et entière de ce régime. Il faut donc additionner tous les moyens possibles de contrôle, dont des inspections, comme c'est prévu dans la résolution 1284. Mais il faut aussi la coopération des pays voisins, plus que cela n'est le cas aujourd'hui. Cela ne sera possible que si cette politique redevient défendable devant les opinions publiques arabes. En tout cas, l'objectif de la France et des Etats-Unis est le même, c'est la sécurité régionale.
Q - Au sujet de la Macédoine, les Etats-Unis et la France semblent soutenir l'intégrité territoriale de la Macédoine et son droit à se défendre. Dans la perspective d'une prolongation du conflit, d'autres semblent préoccupés par le risque qu'un usage disproportionné de la force puisse menacer l'équilibre ethnique dans la région. A votre avis, comment la Macédoine peut-elle se défendre sans déstabiliser toute la région ?
R - Le problème se présente bien comme vous le dites. Il y a un accord complet entre les Américains et les Européens sur la défense de l'intégrité territoriale de la Macédoine. Personne n'accepte que des groupes de terroristes albanais remettent en cause les frontières, l'intégrité territoriale de la Macédoine ou la structure politique de la Macédoine. Notre réaction doit avoir deux volets. D'abord un meilleur contrôle des frontières par lesquelles passent les extrémistes lorsqu'ils cherchent à mener des actions de déstabilisation. Et puis un volet politique : les Européens comme les Américains ont demandé aux dirigeants macédoniens de prendre des initiatives sur ce plan. Ces initiatives doivent permettre à la communauté albanaise de Macédoine de se sentir à sa place et reconnue en Macédoine. Cela peut porter sur des questions culturelles, sur l'usage de la langue, sur l'accès aux emplois publics. Il y a beaucoup de choses à faire. En Macédoine aujourd'hui, il y a un gouvernement qui associe la majorité slave et les Albanais modérés. Nous souhaitons qu'il prenne des initiatives.
Q - On a entendu dire qu'il prendrait des initiatives d'ici la fin de la semaine, peut-être sous la forme d'un dialogue entre tous les partis. Etes-vous au courant de ce projet ? Est-ce que vous recommandez que les Américains et les Européens envoient une sorte de présence diplomatique ? Est-ce que vous pensez que les Européens et les Américains pourraient faciliter un dialogue entre le gouvernement macédonien et les partis albanais ?
R - Il y a déjà une aide européenne et américaine pour soutenir l'armée macédonienne. Sur le plan politique interne, nous avons encouragé les autorités macédoniennes à développer le dialogue et à prendre des initiatives. Mais on ne peut pas se substituer à elles. Elles sont parfaitement conscientes du problème, elles n'ont pas besoin qu'on leur dicte des mesures. On peut les encourager, on peut leur dire que nous sommes disponibles pour faire plus si elles le souhaitent, mais on ne peut pas de l'extérieur imposer une sorte de plan préfabriqué.
Q - Pensez-vous que les autorités macédoniennes hésitent à confronter ces problèmes, qu'elles ne s'occupent que de régler la situation actuelle mais évitent les questions de fond ?
R - Je pense que les autorités macédoniennes, en tout cas le président et les ministres que je connais, sont très conscientes du problème. Ils veulent le traiter mais ils ont peur de toucher à la structure du pays. Par exemple, certains Albanais ont proposé la fédéralisation de la Macédoine. Les responsables de la grande majorité des Slaves pensent que ce serait le début de l'éclatement du pays. On ne peut pas dire qu'ils soient hostiles à tout mouvement. Ils cherchent ce que l'on peut faire sans entrer dans un engrenage destructeur. Le problème est que les petits groupes de terroristes recherchent la destruction. Leurs objectifs ne sont pas militaires, ce sont des objectifs politiques. Le gouvernement macédonien doit répondre vite et intelligemment.
Q - Une question rapide sur la NMD. Je crois comprendre que vous en avez parlé avec l'administration. Etes-vous satisfait de ces consultations euro-américaines ?
R - D'abord la consultation se développe, c'est vrai, et c'est une très bonne chose. J'ai eu plusieurs échanges à Washington à ce sujet, mais j'observe que l'administration actuelle n'a pas encore conclu ses réflexions. Les Européens ne peuvent donc pas se déterminer, ni réagir par rapport à un projet qui n'est pas encore vraiment arrêté. Nous connaissons les intentions générales. L'idée générale, c'est de modifier la combinaison entre armes offensives, défensives et dissuasives en augmentant la proportion de ce qui est défensif. Nous ne savons pas dans quelle proportion, nous ne savons pas comment, nous ne savons pas encore ce que serait ce système. Nous ne pouvons donc pas encore en apprécier les conséquences. Les responsables que j'ai rencontrés m'ont dit que de toutes façons il n'est pas question d'abandonner la dissuasion nucléaire. Pour résumer, toutes les interrogations et préoccupations des Européens ont déjà été exprimées, et nous attendrons d'en savoir plus sur le projet précis pour nous déterminer de façon plus précise.
Q - Sur la force d'action rapide européenne, les Etats-Unis ont été très fermes : pas de duplication. Les Américains sont très préoccupés par la défense européenne. Est-ce irréaliste de la part des Américains de demander aux Européens de ne pas avoir leur propre défense ? Est-ce que cette défense présente un danger quant à l'existence de l'OTAN ?
R - Les objectifs de l'Alliance atlantique et de la défense européenne pouvaient apparaître incompatibles dans le passé. Mais depuis trois ans la France et la Grande-Bretagne ont rapproché leurs positions : ils ont changé, nous avons changé. Nous avons à présent une approche qui concilie tous ces éléments, une approche qui est de surcroît tout à fait transparente, qui est négociée à chaque étape avec les Etats-Unis. Il faut concilier le bon fonctionnement de l'Alliance atlantique, c'est notre intérêt, et la capacité pour l'Europe de prendre ses décisions. Evidemment pour cela l'Europe a besoin d'un minimum de moyens d'analyse et d'évaluation. Mais elle n'a pas intérêt non plus à recréer en double ce qui existe déjà. Ce serait une perte d'argent et un gaspillage d'énergie. Il ne faut donc pas durcir les oppositions abstraites. Je suis convaincu que tout cela est absolument soluble en pratique. L'Europe a adopté sous présidence française un ensemble de mécanismes de concertation et de consultation entre l'Union européenne et l'OTAN. Comme je le dis souvent aux Américains : faites confiance aux Européens. Les Européens n'ont pas intérêt à opposer les deux démarches européenne et atlantique.
Q - Pour revenir sur la NMD, on a le sentiment que tout le monde veut s'y joindre. Robin Cook a dit qu'il ne fallait pas sous-évaluer l'intérêt de l'Europe pour ce projet. Estimez-vous que les Européens cherchent à s'y joindre ?
R - Non. En Europe, il y a plutôt une perplexité pour le moment sur ce sujet. Personne n'est très favorable, personne n'est très hostile, et à vrai dire personne ne comprend très bien les bienfaits attendus d'un tel projet. On ne peut pas participer à un projet dont on ne sait pas vraiment ce qu'il est. Il y a quelques industriels en Europe qui sont tentés de se placer pour avoir une part d'un grand marché potentiel. Mais tout cela est très théorique encore. Les gouvernements ne peuvent pas raisonner comme cela. Ils disent : "attendons d'en savoir plus et on verra".
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 mars 2001)