Texte intégral
Cher William Forsythe,
Je suis particulièrement heureuse de saluer en vous le plus européen des chorégraphes américains, et, sans doute, lun des plus grands chorégraphes de notre siècle.
Si lOpéra National de Paris consacre exclusivement à votre oeuvre une série de représentations, cest le signe certain de lexceptionnelle maîtrise que vous avez acquise dans votre discipline.
Vous avez été formé à la meilleure école. Né à New York, vous avez été notamment lélève de Jonathan Watts à lAmerican Ballet Center School, avant dêtre admis dans la prestigieuse compagnie « Joffrey Ballet », à laquelle vous avez appartenu pendant plusieurs années.
Votre carrière débute vraiment en 1973, lorsque vous avez été engagé par John Cranko au Ballet de Stuttgart. Vous aviez alors 24 ans. John Cranko vous a très tôt encouragé à créer vos propres chorégraphies. Je crois savoir que vous lui en êtes particulièrement reconnaissant. Cest donc à Stuttgart que vous avez réalisé en 1976 votre première chorégraphie, « Ulricht ».
En 1980, vous reconquérez votre liberté, soucieux de vous rendre disponible pour la création de ballets avec de nombreuses grandes compagnies internationales, telles que les Opéras de Munich, de Berlin, de Francfort, le « Nederlands Dans theater » ou le « Joffrey Ballet.
Rudolf Noureev vous commande en 1983 une première chorégraphie pour le Ballet de lOpéra national de Paris. Fanny Gaida, Sylvie Guillem, Laurent Hilaire, Manuel Legris, Eric Vu An, tous à lépoque très jeunes sujets du Ballet, seront les interprètes de « France/Dance ». Ils ont, en quelque sorte, parrainé votre brillant baptême français.
Depuis 1984, vous dirigez le Ballet de lOpéra de Francfort. A la tête de cette prestigieuse institution, vous avez obtenu de nombreux succès, parmi lesquels je citerai seulement :
« Artifact », « Pizza Girl », « Skinny », « New sleep » and « Some old Story »...
Dans tous vos spectacles, le décor ou le cadre de scène ne sont jamais traités comme des éléments statiques : vous parvenez au contraire à en tirer un parti dynamique. Vous soumettez la lumière à la même métamorphose, sans hésiter à provoquer, à loccasion, une discontinuité de la perception visuelle pour en accroître lanimation.
Peu soucieux dillustrer une conception de lharmonie classique du discours, vous allez parfois jusquà compromettre les principes déquilibre du danseur, au point que le public se demande où il trouve ses repères et ses points dappui.
Revenu en 1987 à lOpéra de Paris, vous y présentez une pièce qui fera date dans lévolution du langage académique :
« In the middle, somewhat elevated » témoigne dune évolution décisive dans votre démarche créatrice.
Vous exprimez en effet désormais une nouvelle façon de penser le corps en mouvement, son espace, les solutions quil établit avec la musique, notamment celle de Thom Willems.
Lenthousiasme, lintérêt passionné que vos recherches suscitent alors de la part du public ne se démentiront plus. Votre art ne laisse personne indifférent.
Avec votre compagnie de Francfort, vous allez de succès en succès : « The Second Detail » en 1991, et « Alien A©tion » en 1992, sont deux oeuvres puissantes qui semblent surgir dun monde profondément troublé, agité, au bord du chaos. Avec un saisissant pouvoir de conviction, vous représentez la violence des forces contraires travaillant nos sociétés désorientées, qui paraissent avoir perdu le contrôle de leur sens, de leur rythme et de leur vitesse dévolution.
Lanimation extraordinaire de vos spectacles ne laisse à aucun cliché le temps de sy fixer, à aucune convention la possibilité de sétablir. Cette économie suscite chez le spectateur limpression paradoxale dassister à lélaboration très sophistiquée dun nouveau discours. Un discours puissant et magnifique, dont la syntaxe originale exige de la part de vos interprètes une incomparable virtuosité technique.
Dès lors, cher William Forsythe, la valeur novatrice de votre art a été consacrée par les grandes compagnies internationales. De la Scala de Milan au Ballet de Monte-Carlo, du Ballet de San Francisco au New York City Ballet, et en France au Ballet de lOpéra national de Lyon, toutes ont désormais inscrit votre répertoire à leurs programmes.
Depuis 1990, le public français, particulièrement favorisé, a pu suivre régulièrement vos créations, notamment au Théâtre du Châtelet, aux festivals dAvignon ou de Montpellier. Dans la production actuelle de lOpéra national de Paris, vous collaborez avec des danseurs dont lexceptionnel talent constitue pour vous une source inappréciable dinspiration. Ils ont tenu à vous entourer ce matin, et je suis heureuse de les saluer.
Dans le même temps, votre propre compagnie donne toute la mesure de sa virtuosité, dans le cadre nouveau que lui offre le Théâtre de Bobigny dont vous êtes linvité, en qualité de résident. Je suis heureuse den féliciter votre hôte, Monsieur Ariel Goldenberg.
Cher William Forsythe, je suis sûre que vous répondrez toujours, par lexigence et la beauté de votre travail, à notre attente émerveillée et enthousiaste.
En vous faisant aujourdhui commandeur dans lOrdre des Arts et des Lettres, jentends marquer avec solennité la reconnaissance et ladmiration de toutes celles et tous ceux qui, dans notre pays, apprécient votre immense apport à lart chorégraphique.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 24 mars 1999