Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, sur le modèle social français qui se dessine avec les réformes en cours, notamment la proposition de loi sur le travail dominical, Paris le 7 juillet 2009.

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Circonstance : Débat de la proposition de loi sur le travail le dimanche, à l'Asssemblée nationale le 7 juillet 2009

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mesdames et messieurs les députés,
Il y a quelques jours je me suis adressé à chacun d'entre vous par écrit parce que je crois que sur certains sujets notre conception de la vie en société ne coïncide pas avec les frontières habituelles qui délimitent majorité et opposition.
Le débat qui nous occupe aujourd'hui n'est pas un simple débat technique pour savoir comment régler des exceptions plus ou moins larges à une règle qui demeurerait celle du repos dominical.
Il est infiniment plus profond. Je veux essayer avec vous de le restituer dans sa pleine dimension.
Tout d'abord, comme l'a démontré Christian Eckert ce matin, le texte qui nous est présenté est bien un changement de cap en ce qu'il généralise le travail du dimanche.
C'est une première évidence que dans sa rédaction, ce texte ouvre une brèche dans notre droit du travail. C'est ce que Jean Léonetti, vice-président du groupe UMP a implicitement reconnu en évoquant le flou de la loi et la nécessité de « sécuriser et délimiter les zones concernées ». Cette situation n'est pas le fruit du hasard. Si le gouvernement avait pris ses responsabilités, c'est un projet de loi qui aurait été déposé. Au lieu de quoi, le texte est venu sous la forme d'une proposition de loi, ce qui a eu pour effet le contournement du dialogue social préalable que vous aviez vous même institué comme règle.
Il est une seconde évidence : les engagements pris par le ministre Darcos sur le paiement des heures dominicales ne peuvent pas être tenus. C'est Pierre Méhaignerie, président UMP de notre commission des affaires sociales qui nous l'a dit : il ne saurait être question de doublement des salaires pour tous les salariés du dimanche. L'amendement adopté ce matin en commission sonne comme un aveu. En créant une obligation de négociations sur les contreparties possibles, il reconnaît qu'il n'en a jamais été question. Cette obligation n'étant que de moyen et pas de résultat le problème demeure entier.
Il est une troisième évidence, la proposition de loi permet l'ouverture de plein droit le dimanche pour tous les commerces et sur toute l'année, en rupture avec la rédaction actuelle du code du travail qui limite les dérogations à certains commerces et exclusivement sur la saison touristique. Contrairement à la législation brésilienne à laquelle il a été fait référence ce matin, les syndicats ne sont pas consultés préalablement. L'ouverture sera - je le répète - de plein droit.
Il en est une quatrième, les communes visées sont les « communes touristiques ». La définition de ces communes est précisée dans deux codes : le code du tourisme et celui du travail. On nous dit donc que c'est la définition du code du travail qui prévaudra. C'est bien la pire réponse que l'on pouvait attendre puisque c'est la définition la moins exigeante. Cela signifie simplement que toutes les communes qui satisfont aux critères du code du tourisme pourront être communes touristiques au sens du code du travail, mais que les communes qui ne sont pas éligibles au titre du code du tourisme pourront malgré tout l'être au sens du code du travail... A cet égard, si le danger d'extension à tout le territoire n'était qu'une invention de l'opposition alors pourquoi envisagez-vous désormais d'exclure explicitement les communes d'Alsace et de Moselle ?
Pourquoi vouloir aujourd'hui remettre en cause une loi qui a été adoptée à l'unanimité moins une voix en 1906 après 4 années de réflexion ?
Les questions étaient exactement les mêmes. Les réponses d'alors restent d'une actualité totale. Pourquoi les dérogations ont-elles été jusqu'ici strictement limitées ? parce que les mécanismes de la concurrence poussent au mimétisme... c'est la cinquième évidence : une fois la brèche ouverte, la contagion sera impossible à éviter. La pression sera croissante sur les maires dont la commune est limitrophe de ville(s) où les commerces ouvrent de plein droit le dimanche.
Il y a enfin une sixième évidence, les petits commerçants demanderont cette ouverture pour lutter contre la concurrence des grandes enseignes, mais cela ne créera aucun emploi, comme l'a reconnu madame Parisot et ce que confirment toutes les études sur le sujet.
Au final vous nous présentez un texte brouillon qui ouvre la porte à des contentieux innombrables. Le droit applicable sera différent selon que l'on soit :
- déjà salarié du dimanche - il n' y aura alors aucune compensation,
- nouveau salarié du dimanche dans les agglomérations de Paris, Lille et Marseille - il y aura alors compensation
- nouveau salarié du dimanche dans une commune touristique - le travail du dimanche sera alors de plein droit,
- salarié enfin d'Alsace Moselle, et là le droit commun ne s'appliquera pas !
« Et alors ? » diront certains.
En effet, je vous ai parlé en évoquant ces cinq évidences comme si nous étions tous forcément d'accord sur la nécessité de maintenir un encadrement strict du travail dominical.
Certains ici ne partagent pas ce point de vue. Parmi vous comme parmi nos concitoyens, voire même parmi certains salariés, il en est qui voient d'un bon oeil un pays où les commerces ne ferment jamais. Il y a des gens pour plaider en faveur du travail dominical, il en est d'autres pour souhaiter les horaires tardifs, d'autres encore pour vanter les ouvertures nocturnes. Il y a des villes dans le monde où la nuit et le jour se confondent, où les lundis et les dimanches se ressemblent car l'activité ne faiblit jamais.
Il y a d'autres modèles que le nôtre. Convenons-en. Et débattons.
Nous sommes face à un choix de société que nous devons trancher.
Le débat sur le travail du dimanche nous invite à une réflexion plus large : quelle est la société dans laquelle nous voulons vivre ?
Le marché veut tout. Tous les équilibres auxquels nous sommes parvenus à travers les siècles sont remis en cause. Aujourd'hui, le marché vous demande les dimanches, hier il vous a demandé la précarisation du salariat, demain c'est sur la vie elle-même qu'il cherchera à étendre son emprise. Le marché n'a pas d'autre objet que la rémunération de capitaux qui demandent un rendement indépendamment de toute réalité humaine.
Le marché veut tout. Et nous, que voulons-nous justement face à lui ?
C'est le combat contre le « tout marché » qui a structuré l'histoire du mouvement ouvrier et puisqu'ici tout le monde se réclame désormais des mannes de Jaurès, entendez sa voix qui a passé le siècle et qui vous adjure de ne pas renoncer à une grande loi qui, en 1906, a instauré le repos dominical obligatoire de 24 heures pour les ouvriers et les employés de commerce.
Aux femmes et aux hommes qui n'appartiennent pas à cette tradition de la gauche, mais qui se réfèrent à la démocratie chrétienne je veux rappeler que ce repos dominical ne fut pas la seule victoire de la CGT, mais aussi leur victoire puisqu'en 1880 c'est une majorité qui par aveuglement anticlérical avait abrogé la loi de 1814 qui avait déjà permis de chômer le dimanche.
Ce débat d'aujourd'hui n'est pas un débat comme les autres. Si cette proposition de loi en est à sa quatrième mouture, c'est parce que nous savons tous que le travail du dimanche est une digue et que sa destruction en entrainerait d'autres.
Le débat d'aujourd'hui c'est celui du modèle de société que nous voulons léguer à nos enfants.
Je vous demande d'écouter avec attention ce je veux vous dire maintenant :
« Le modèle de la croissance dans lequel le progrès social, le progrès humain vont de pair avec le progrès économique, c'est celui qui a toujours permis à la France de remporter ses plus beaux succès.
Fonder sa compétitivité, non sur des politiques sacrificielles qui dégradent le niveau de vie, mais sur la recherche d'une productivité globale par la qualité de son éducation, de sa santé, de sa recherche, de ses services publics, de sa protection sociale, de ses infrastructures, par sa qualité de vie, par la mobilisation de toutes ses ressources matérielles et humaines, par une complémentarité réussie entre l'initiative privée et l'action publique, c'est au fond ce que la France a toujours voulu faire.
C'est ce qui correspond le mieux à son génie.
C'est ce qui correspond le mieux à son idéal.
C'est ce qu'au fond nous voulons tous, au-delà des divergences que nous avons sur les moyens à mettre en oeuvre, sur les réformes nécessaires pour y parvenir, sur l'importance de la responsabilité individuelle ou sur la définition de l'égalité.
Nous aimons tous notre pays.
Nous partageons les mêmes valeurs fondamentales.
Nous voulons que chacun ait les mêmes droits et les mêmes devoirs, que chacun se sente respecté, que chacun ait sa place dans la société.
Le modèle républicain reste notre référence commune. Et nous rêvons tous de faire coïncider la logique économique avec cette exigence républicaine.
Ce rêve nous vient du Conseil National de la Résistance qui, dans les heures les plus sombres de notre histoire, a su rassembler toutes les forces politiques pour forger le pacte social qui allait permettre la renaissance française.
Cet héritage est notre héritage commun.
Nous devons même nous souvenir des Trente Glorieuses, non avec nostalgie, mais pour nous rappeler que ce miracle d'un idéal républicain en prise avec les réalités de son temps et tirant de la France ce qu'elle a de meilleur est toujours possible quand nous sommes rassemblés.
Ce que nos pères ont fait avant nous, il ne tient qu'à nous de savoir le faire à notre façon et à notre époque.
Qui ne voit que la crise mondiale crée de nouveau des circonstances favorables à cette aspiration française à mettre l'économie au service de l'Homme, et non l'inverse?
»
Mesdames et messieurs de la majorité, ces mots, vous ne les applaudissez pas parce que c'est moi qui les prononce. Ces mêmes mots quand vous les avez applaudis à Versailles je ne l'ai pas fait parce que c'est Nicolas Sarkozy qui les prononçait.
Faut-il y voir la marque de nos sectarismes réciproques ?
Je vais vous dire les choses franchement. A Versailles, il y a une partie du discours du Chef de l'Etat que j'aurais pu applaudir. La Première. Celle dont je viens de vous lire un extrait.
Mais j'ai appris à me méfier des mots. L'histoire politique récente nous a enseigné que ce n'est pas parce que l'on dit que « la maison brûle » lors d'un déplacement en Afrique du Sud que l'on éteint l'incendie de retour à Paris.
Plus récemment encore Nicolas Sarkozy s'est présenté comme le « président du pouvoir d'achat » et nous voici pourtant rassemblés aujourd'hui autour d'un projet qui généralise le travail du dimanche sans même prévoir de compensation salariale pour les salariés auxquels il sera imposé...
Admettez que ce paradoxe puisse rendre méfiant l'opposition la plus bienveillante...
Mais bon... Cette fois nous avons été réunis à Versailles pour écouter le Chef de l'Etat ; ce n'était pas arrivé depuis près d'un siècle et demi, alors je veux croire que ce n'était pas pour un simple discours de circonstance.
Qui ici pourrait admettre que la parole de l'Etat puisse se galvauder avec un discours dont chaque page serait froissée sitôt les dépêches tombées et le 20 heures achevé ?
Qui parmi vous mesdames et messieurs de la majorité, accepterait que tout s'efface dans la réalité de l'action gouvernementale alors que vous avez voulu voir dans cette prise de parole devant le Congrès un acte fort de « revalorisation du Parlement » ?
Le président nous a invité le 7 juin à défendre le « modèle social français ». Alors je dis « chiche » !
Nicolas Sarkozy s'est référé au programme du Conseil National de la Résistance. Cela me va !
Comment d'ailleurs les socialistes pourraient-ils ne pas se reconnaître dans un programme dont l'idée première revient à Léon Blum en 1942, lui qui avait pressenti la nécessité de proposer à l'ensemble des forces associées dans la Résistance, une plate-forme de la rénovation de la vie politique de l'après-guerre ?
Que proclamaient les mouvements, groupements, partis réunis autour de Jean Moulin au sein du Conseil National de la résistance ?
« L'établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ». Ça me va !
La pleine « liberté de la presse », ce qui signifiait son « indépendance à l'égard de l'Etat, ou des puissances d'argent », ça me va !
« L'inviolabilité du secret de la correspondance », ça me va !
« Le retour à la nation des grands moyens de production, fruits du travail commun », notamment des « sources d'énergie », ça me va !
La défense et « l'amélioration du droit au travail et du droit au repos », ça me va !
La « sécurité de l'emploi, la réglementation des conditions d'embauche et de licenciement », ça me va !
Un « plan complet de sécurité sociale », ça me va encore !
« Une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours », cela me va toujours !
C'est ce patrimoine qui devrait nous être commun.
Si j'emploie un conditionnel au lieu du présent, c'est parce que la politique qui est déterminée et conduite par le Chef de l'Etat est ces derniers mois souvent apparue en contradiction avec ces principes.
La démocratie la plus large supposerait un découpage des circonscriptions impartial. Il suffit de lire les commentaires les plus indépendants pour comprendre qu'aujourd'hui cela n'est aucunement garanti par le travail de M. Marleix.
La liberté de la presse, son indépendance vis-à-vis de l'Etat a été ébranlée par une loi qui donne au chef de l'Etat le pouvoir de nomination et de révocation des patrons de l'audiovisuel public.
L'inviolabilité du secret de la correspondance a été malmenée par la première version du projet de loi Hadopi.
Le maintien dans le giron de l'Etat des sources d'énergie a été ébréché avec la privatisation de GDF. Les services publics ne sont plus une priorité et la poste s'apprête à être privatisée.
L'accès à l'instruction et à la culture n'est qu'un voeu pieux lorsque dans le même temps on supprime sans cesse des postes dans l'éducation et notamment les Réseaux d'Aides Spécialisées aux Élèves en difficultés.
Les bases mêmes de la sécurité sociale vacillent. Hier avec la mise en oeuvre de franchises, demain avec le recul de l'âge légal du départ à la retraite sans qu'aient été traitées préalablement les questions des métiers les plus pénibles ou encore l'emploi des séniors.
Le droit à la sécurité dans l'emploi est remis en cause par touches successives. L'externalisation du salariat, c'est-à-dire la sortie croissante de salariés des garanties et solidarités collectives dans l'entreprise est facilitée à travers les nouvelles règles sur les groupements d'employeurs, le prêt de main d'oeuvre, les contrats de mission ou le statut d'auto-entrepreneur.
Enfin s'agissant du droit au repos - et nous pourrions ajouter à une vie familiale, culturelle, citoyenne, spirituelle - ce texte sur le travail dominical le contredit de manière éclatante. Il vient après d'autres dérégulations : suppression de certains repos compensateurs, explosion des plafonds contingentant les heures supplémentaires, tentative de porter la durée maximale hebdomadaire du travail à 65 heures, élargissement des forfaits jours et heures.
Source http://www.deputessocialistes.fr, le 25 août 2009