Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur le thème "New World Challenges : the French Vision" (nouveaux défis mondiaux : la perception française), relatif à la politique étrangère de la France, aux enjeux et objectifs communs de la coopération franco-américaine liés à la globalisation, à la sécurité internationale et à la démocratisation, Chicago le 28 mars 2001.

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Circonstance : Voyage de M. Hubert Védrine aux Etats-Unis du 26 au 28 mars 2001- déclaration devant le Chicago Council on Foreign Relations le 28

Texte intégral

New World Challenges : The French Vision
Je remercie John Rielly de l'occasion qui m'est donnée de m'exprimer devant une institution dont le prestige ne s'est jamais démenti depuis près de 80 ans.
Lorsque Georges Clémenceau vint s'exprimer en novembre 1922 devant le tout jeune Council, il insista sur une exigence particulière de la relation franco-américaine, celle de la franchise dans le dialogue. Je cite Clémenceau : "Let us reason with each other, discuss with each other, even curse if that be necessary, but step by step, through unceasing efforts, let us strive to achieve that which moves the world - truth, justice, liberty and right".
Dans le même esprit, je voudrais d'abord vous dire quelques mots sur l'esprit dans lequel je conçois la relation franco-américaine. Bien des choses ont changé depuis Clémenceau mais ce dialogue entre nos deux pays est plus nécessaire que jamais. Et de fait, ces dernières années le dialogue franco-américain a été constant et constructif, et il se poursuit ainsi. Je viens d'avoir à Washington deux jours d'entretiens très denses qui l'illustrent.
Aujourd'hui, nous coopérons sur tous les grands sujets du moment notamment dans les Balkans, au Proche Orient, et plus qu'auparavant en Afrique ou en Amérique latine.
Le poids exceptionnel des Etats Unis dans le monde, leur leadership, sont une évidence. Depuis la fin de la guerre froide, vous êtes bien plus qu'une superpuissance, puisque vous détenez à la fois tous les attributs de la puissance classique et ceux du soft power. C'est ce que j'ai voulu dire en parlant "d'hyperpuissance", et ce n'est ni une critique, ni une dénonciation mais un constat. Vous jouez donc dans le monde un rôle historiquement sans précédent, à tel point que certains d'entre vous se demandent si vous avez encore besoin d'une politique étrangère, avec ce que cela implique de prise en compte des intérêts et des problèmes des autres. Je reste néanmoins persuadé que oui et que, dans ce cadre, une relation constructive avec vos grands alliés reste indispensable pour vous. En ce qui concerne la France, elle est à la fois l'amie de la première heure des Etats-Unis, avant même leur naissance, et leur alliée au sein de l'Alliance atlantique depuis plus de cinquante ans, et nous avons toujours été ensemble dans les grandes crises. Et cette relation, nous voulons qu'elle vive, et se consolide, dans l'honnêteté, la franchise, les valeurs partagées. Aujourd'hui, notre dialogue est concret, tourné vers l'action, vers ce que nous pouvons faire ensemble ou de manière complémentaire, au sein des institutions dont nos deux pays sont membres, notamment le Conseil de sécurité, l'Alliance atlantique et le G8.
Nous souhaitons coopérer le plus souvent possible avec les Etats Unis. Mais nous pouvons avoir, sur tel ou tel sujet, des différences d'analyse, de positions ou d'intérêts, parfois même des divergences car la France aussi a ses intérêts propres qui sont tout aussi légitimes et les défendre n'est en rien une preuve d'anti-américanisme. Je considère que notre relation est assez forte pour que ces différences soient traitées avec franchise, sans que toute divergence soit présentée à chaque fois comme un scandale, et déclenche un tir d'artillerie.
Si je dis cela, c'est parce que je suis obligé de constater, même si je sais que ce n'est pas le cas à Chicago, que certains stéréotypes ont la vie dure de ce côté ci de l'Atlantique sur la politique étrangère de la France selon certains analystes, elle consisterait à s'opposer systématiquement aux Etats Unis dans l'espoir dérisoire de retrouver une gloire passée. Croyez-moi: ce n'est pas notre obsession. Mais ce que nous faisons, nous Français, est parfois interprété par certains avec ces lunettes. J'ai encore lu il y a quelques jours un florilège d'idées reçues de ce genre dans une revue américaine pourtant prestigieuse. Sans doute l'auteur connaît-il mal la France ? A ce compte-là on se demande quelle France trouverait grâce aux yeux de ses amis américains ? Peut-être une France où plus personne ne parlerait français et qui ne produirait plus aucun film, qui n'exporterait plus aucun produit agro-alimentaire, qui rejetterait toute protection sociale, et qui serait transformée en musée. Je plaisante bien sûr, et je sais aussi que la France est appréciée, étudiée avec curiosité et objectivité. De même que les Etats-Unis suscitent en France un intérêt passionné et aussi parfois des jugements stéréotypés. Je voudrais vous citer quelques exemples de présentations biaisées.
Alors que nous sommes en train de bâtir, au départ avec les Britanniques, et avec les autres Européens une capacité autonome de défense en Europe, et que ce projet sera un formidable facteur de dynamisme pour l'Alliance atlantique, on nous accuse de vouloir casser l'Alliance !
On nous a aussi périodiquement soupçonnés de poursuivre des objectifs mercantiles au Moyen-Orient sous prétexte que nous émettions des réserves sur l'efficacité des sanctions envers l'Iraq. Accusation étrange pour trois raisons :
1) Il ne semble pas que les considérations commerciales soient absentes de la politique étrangère américaine. Mais je suppose qu'elles n'y sont pas dominantes. Eh bien, c'est la même chose pour la politique étrangère française.
2) On ne voit pas quel profit la France pourrait espérer tirer de sa proposition d'imposer des contrôles plus rigoureux et mieux ciblés sur le régime iraquien qui n'en veut pas.
3) La nouvelle administration américaine se pose maintenant sur l'Iraq des questions que la France posait depuis quelques années, sans être jusqu'ici entendue. J'en dirai un mot tout à l'heure.
Sur le conflit israélo-arabe également les préjugés anti-français restent tenaces, alors que, comme vous, nous ne cherchons que la paix et que des idées françaises anciennes prémonitoires et longtemps rejetées sont devenues aujourd'hui la base reconnue de tout règlement.
Toutes ces insinuations sont blessantes et surtout inexactes. Je dis donc à nos amis américains : intéressez-vous à là France réelle de 2001, à la politique de son gouvernement, à son économie - dont les performances sont saluées par vos revues les plus exigeantes -, à sa politique extérieure réelle. Elle est, comme la vôtre, déterminée par ses intérêts nationaux, mais aussi par sa vision de l'Europe et du monde et par des idées et des valeurs qui nous sont largement communes. Sur ces bases, notre politique évolue et s'adapte en permanence. Si nous sommes bien d'accord pour bannir arrière-pensées et préjugés, si nous avons le même souci de confiance et de loyauté, nous pouvons faire beaucoup de choses ensemble pour nous, et dans le monde.
Et de fait sur plusieurs continents nous sommes confrontés aux mêmes enjeux face auxquels nous pouvons coopérer.
Prenons le Proche et le Moyen-Orient et d'abord l'Iraq. Nous sommes d'accord sur le constat : la politique actuelle ne marche pas, l'embargo ne pénalise que la population, le régime n'est pas contrôlé. Nous sommes également d'accord sur l'objectif : empêcher ce régime de redevenir une menace pour sa population et ses voisins et parvenir sans prendre en otage la population iraquienne. A ce propos, je le dis tout net, ce n'est plus d'un régime de sanctions punitives dont nous avons besoin mais d'un système de vigilance et de contrôle efficace. C'est pour cela qu'il faut repenser notre politique à l'égard de l'Iraq ; cela concerne tous les membres permanents du Conseil de sécurité : c'est en cours ; nous y travaillons de concert, cela a d'ailleurs été un des sujets de mes fructueux entretiens de Washington.
Au Proche-Orient, les Etats-Unis comme la France sont engagés depuis longtemps pour la paix entre les Israéliens et les Palestiniens. Notre diplomatie est très active. Elle est complémentaire de celle, évidemment essentielle, des Etats Unis. Je pense, comme les actuels responsables américains, que la paix peut être facilitée et encouragée de l'extérieur, mais pas imposée. Au moment du choix historique, de l'indispensable et douloureux compromis définitif, seuls les responsables israéliens et palestiniens pourront s'engager devant leurs peuples. On ne pourra les y forcer, ni le faire à leur place. Ces derniers mois, des occasions ont été manquées. Ne nous demandons pas à cause de qui. Aujourd'hui, nous mesurons bien l'inquiétude du côté israélien, le besoin de sécurité et sa traduction électorale. Mais ne sous-estimons pas du côté palestinien les frustrations terribles accumulées par 33 ans de colonisation et l'immensité du désespoir actuel. Oui, les deux camps doivent tout faire pour réduire la violence ; oui, il faut que la coopération sécuritaire reprenne, mais il est plus qu'urgent que les Israéliens mettent un terme au blocus des territoires, et que la recherche d'une solution politique redevienne un objectif partagé. Il est très important que les Etats-Unis et la France travaillent ensemble sur ces bases.
Dans les Balkans occidentaux, Européens et Américains sont engagés côte à côte dans un effort de longue haleine pour y installer la paix et la démocratie. Par rapport à il y a dix ans, ou même cinq ans, il y a déjà des réussites, et aussi des promesses notamment venues de Belgrade. Leur consolidation suppose un développement économique réussi dans chacun des pays de la région, notamment en Bosnie, et nous en sommes encore loin. L'Europe prend une très large part dans cet effort et a ouvert des perspectives de rapprochement entre les pays des Balkans occidentaux et l'Union européenne ; la France y apporte une grande contribution.
Aujourd'hui, ce sont surtout les problèmes liés à la question albanaise dans ses diverses composantes qui restent à résoudre. Comme les Etats Unis, l'Union européenne refuse qu'ils le soient par la violence et n'accepte pas que des extrémistes albanais remettent en cause nos progrès des dernières années. Il ne doit y avoir à cet égard aucune ambiguïté. Les problèmes politiques doivent être traités par des moyens politiques, que ce soit en Macédoine ou à Presevo. Au Kosovo, cela s'appelle l'autonomie substantielle telle qu'elle est prévue par la résolution 1244 et passe par l'organisation dans un avenir proche et dans de bonnes conditions d'élections générales. La concertation franco-américaine est permanente sur ces sujets.
A propos de la Russie, l'enjeu est avant tout sa modernisation politique et économique. C'est une tâche de longue haleine. Pour y parvenir, je suis convaincu que ce pays a besoin d'un Etat véritable, démocratique, doté d'une administration capable et agissant selon les principes du droit, mais moderne et efficace. Car c'est l'effondrement de l'Etat qui avait laissé le champ libre aux mafias et à la corruption. Il nous faut aider les Russes à bâtir un grand pays moderne et normal. Cela prendra du temps, mais c'est notre intérêt.
La Chine se prépare à entrer dans l'Organisation mondiale du commerce. Je suppose qu'elle mesure ce que représente pour elle cette volonté d'intégration dans le jeu économique mondial. Nous savons que la qualité des relations euro-chinoises et sino-américaines est un facteur structurant des relations internationales. A notre avis, il ne serait pas de bonne politique de raisonner uniquement en termes d'affrontement et de ne considérer la Chine que comme un adversaire inéluctable ou commode. Un partenariat avec la Chine, certes lucide et exigeant, doit demeurer un objectif.

Plus généralement, face aux nouvelles réalités du monde, la France, l'Europe et les Etats-Unis, devraient se rejoindre et travailler ensemble sur des objectifs communs.
J'en distinguerai trois: réussir la globalisation, maintenir la sécurité, favoriser la démocratisation.
La France, qui est un acteur majeur de la mondialisation et qui est donc bien placée pour en connaître les opportunités et les avantages, est également sensible aux multiples problèmes qu'elle engendre comme l'instabilité des marchés financiers, les atteintes à l'environnement ou l'explosion vertigineuse des inégalités dans le monde.
Face à ces problèmes, l'Union européenne veut jouer un rôle utile, pour elle et pour le monde, et a fait de nombreuses propositions. Avec les Etats Unis, elle est la mieux à même de proposer des règles, à mettre en oeuvre par des institutions internationales efficaces et de promouvoir ce que vous appelez la "bonne gouvernance" et que nous appelons la "régulation". Les mots sont différents mais les objectifs sont communs.
Soyons très concrets : sur la sécurité maritime - où vos règles sont exigeantes -, sur la piraterie, la cybercriminalité, la contrefaçon et le copyright, sur les dérives de la globalisation financière, nous ne pouvons que progresser ensemble.
De même, nous devons prendre très au sérieux la question des changements climatiques. C'est une question majeure pour l'humanité qui justifie une mobilisation totale. A moins que la communauté scientifique se trompe - or, elle est unanime aujourd'hui -, tous les pays doivent s'engager résolument dans la diminution de l'émission des gaz à effet de serre, conformément aux engagements pris à Kyoto. Je dois dire que l'intention manifestée par votre administration de remettre en cause les engagements prévus par le protocole de Kyoto a suscité la consternation des chefs d'Etat et de gouvernement européens réunis à Stockholm.
Si les Etats-Unis ne contestent pas le problème, ils doivent nous dire comment ils entendent le traiter et comment ils y contribueront. Ils ne peuvent pas s'en laver les mains.
Nous devons également travailler ensemble à lancer un cycle global de l'OMC et à réformer et rendre les institutions financières internationales plus transparentes, plus efficaces, mieux aptes à prévenir et à gérer les crises financières et à répondre aux besoins du développement.
Cela m'amène au deuxième objectif nécessairement partagé, la sécurité.
Nous n'avons pas seulement l'obligation d'assurer la défense de nos Etats. Nous avons aussi la responsabilité de contribuer à la sécurité internationale, là où elle est menacée, là où notre intervention est justifiée. Je ferai à cet égard deux remarques :
- la première concerne l'Europe. La raison pour laquelle l'UE a décidé, depuis deux ans, d'acquérir des capacités autonomes pour gérer les crises, c'est précisément pour avoir les moyens d'être un acteur complet, un partenaire responsable sur la scène internationale. C'est l'intérêt de l'Europe ; c'est l'intérêt de l'Alliance ; c'est l'intérêt bien compris des Etats-Unis.
- la deuxième remarque porte sur le rôle du Conseil de sécurité. Face à la multiplication des crises dans le monde, il faut que le Conseil de sécurité soit à même de jouer son rôle d'exercer, comme le rappelle la Charte des Nations unies, sa "responsabilité première dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales". En tant que membres permanents du Conseil de sécurité, les Etats-Unis et la France ont tous deux un rôle particulier à cet égard.
Troisième objectif partagé, favoriser la démocratisation dans le monde.
Les Etats-Unis et la France savent que l'avènement de la démocratie n'est pas instantané, qu'elle ne se décrète pas ni ne s'impose de l'extérieur, que c'est un processus historique, long, souvent difficile, et en tout cas toujours perfectible. Ils savent aussi que la démocratie n'est guère possible tant que domine la misère, là où règne la guerre, là où l'Etat a fait faillite. Chaque situation particulière demande une combinaison spécifique d'aides, de coercition, d'initiative pour faire progresser et surtout pour enraciner la démocratie.
En bref, il n'y a pas dans ce domaine de recette magique dont nous aurions le monopole. Nous avons intérêt à ce sujet à échanger nos expériences et nos vues.

Je conclurai sur l'Europe. La France est engagée depuis cinquante ans dans une entreprise majeure, sans précédent dans l'histoire : la construction progressive d'une entité nouvelle, constituée de nations parfois millénaires, qui se sont combattues les unes les autres à travers les siècles et qui ont décidé, tout en gardant leur culture, leur histoire, leur langue, leur identité, de s'unir pour être plus fortes. Dans neuf mois, 300 millions de citoyens européens de douze pays, pour la première fois depuis l'empire romain, auront en main la même monnaie, des pièces et des billets libellés en euro. Construire l'Europe comporte naturellement des difficultés politiques, économiques, ou sociales et il nous faut inventer chaque jour des solutions nouvelles pour progresser. Mais au regard du défi que nous nous sommes lancé, nous pouvons mesurer le chemin accompli : il est considérable. C'est pourquoi un nombre croissant de pays sont attirés par l'Union européenne et veulent y adhérer. Nous réussirons ce grand élargissement et l'Union européenne en sortira encore plus forte.
Je vous dis donc pour conclure : faites confiance à la France. Faites confiance aussi aux Européens car l'Europe est votre vrai - peut-être votre seul - partenaire global à long terme.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 mars 2001)