Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, rendant hommage à l'action de Javier Solana comme Haut Représentant de l'UE pour la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD), Munich le 6 février 2010.

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Circonstance : Conférence de Munich sur la sécurité : hommage à Javier Solana lors de la remise du prix Ewald von Kleist, à Munich le 6 février 2010

Texte intégral

Monsieur le Chef du gouvernement,
Monsieur l'Ambassadeur Ischinger,
Chers Amis,
L'an passé, le prix Ewald von Kleist est revenu à celui qui demandait le numéro de téléphone de l'Europe. Cette année, je suis très heureux de remettre le prix à celui qui a installé la ligne téléphonique !
Mon Cher Javier, au moment de commencer ce discours, je pense à ces mots pleins d'amitié que l'écrivain français Albert Camus a adressés, un jour d'octobre 1956, à ton oncle - le diplomate passionné, l'Européen infatigable, le penseur exigeant, le républicain en exil, Salvador de Madariaga :
"Un jour l'Europe renaîtra, elle renaîtra à l'ouest comme à l'est, à Madrid comme à Budapest, et elle aura votre visage, et elle reconnaîtra ses vrais maîtres parce qu'elle renie déjà ses faux prophètes".
Il me plaît de penser que cet espoir n'est jamais mort, et que tu as contribué à bâtir ce que tant d'hommes libres ont rêvé, dans le malheur et dans l'exil d'un siècle fracassé : l'Europe a retrouvé sa liberté, de Madrid jusqu'à Budapest, et c'est toi, Javier, qui lui as fait faire ses premiers pas sur la scène du monde, en lui donnant ton visage!
Ce visage, ton visage, nous apprend que le contraire de la haine n'est pas l'idéalisme timide, mais la justice généreuse. Il nous apprend que la justice sans la force serait impuissante, et qu'on peut regarder les faits en face, sans s'incliner devant le fait accompli.
Et il n'est pas anodin que ce visage nous soit venu d'Espagne. Parce que c'est en Espagne que tout a commencé : dans le souvenir d'une liberté injustement perdue, qui a inspiré les plus belles révoltes, et qui m'a inspiré aussi, et toute la génération à laquelle nous appartenons toi et moi - la génération qui n'a pas pu participer à ce clair combat, cet exigeant combat : la guerre d'Espagne. Nous sommes des compagnons de nostalgie, de révolte et d'espoir !
Quand tu parles de liberté et de privation de liberté, de démocratie et d'absence de démocratie, tu sais de quoi tu parles. Dans ta jeunesse, tu as connu le joug. Et tu l'as secoué. Et toute ta vie tu as lutté contre l'instinct de mort à l'oeuvre dans l'histoire.
Cette énergie, cette détermination, on les retrouve dans chacun de tes actes, depuis ton poste de ministre de la Culture jusqu'au Secrétariat Général de l'OTAN. Car ce que tu as accompli ces dix dernières années au service de l'Union européenne ne doit pas nous faire oublier tout ce que tu as fait avant !
C'est toi qui as conduit l'OTAN au seuil du XXIème siècle ! C'est toi qui as négocié avec la Russie - avec cette Russie d'avant - l'Acte fondateur de 1997, ces lignes historiques qui tournent la page de la guerre froide et ouvrent la voie de la coopération :
"L'OTAN et la Russie ne se considèrent pas comme des adversaires. Elles ont pour objectif commun d'éliminer les vestiges de la confrontation, et de construire une Europe stable, pacifique et sans division". Le cap est fixé, et c'est toujours le nôtre.
C'est toi qui as conduit les négociations pour la révision du concept stratégique de l'OTAN, adopté au printemps 1999. Les relations franches, personnelles et chaleureuses, que tu as nouées avec le général Wesley Clark, avec Madeleine Albright - avec nous ce soir - , avec Bill Clinton et son équipe, y ont beaucoup aidé. Car tu n'es pas seulement un grand européen. Ou plutôt : comme tous les grands européens, tu es un ami fidèle et exigeant des Etats-Unis.
Très tôt tu as compris l'importance qu'allaient bientôt revêtir la prévention des conflits et la gestion des crises. Et tu as aussi mis l'accent sur la reconnaissance d'une identité européenne de sécurité et de défense, au sein de l'Alliance.
Nul mieux que toi ne pouvait ressentir l'absence de l'Europe, et le besoin d'Europe, dans la guerre des Balkans - cette guerre sans vainqueur qui pèse encore sur nos mémoires. Nul mieux que toi ne pouvait comprendre que seule la force dissuade, et que seule la diplomatie accompagnée de la force peut permettre aux négociations de réussir.
Tu prends les commandes de l'OTAN deux semaines après la conclusion des accords de Dayton, qui mettent un terme aux atrocités de Bosnie. Et tu le savais bien : ces négociations n'auraient jamais pu aboutir sans les frappes aériennes de l'Alliance. Et l'accord n'aurait sans doute pas été respecté sans le déploiement, sur le terrain, d'une force multinationale sous l'autorité de l'OTAN. Et l'Europe ne faisait rien et ne pouvait rien faire, prisonnière encore des vieux réflexes d'une diplomatie héritée du XIXème siècle !
Lorsque tu quittes ton poste en octobre 99, c'est juste après le dénouement d'une nouvelle crise - le Kosovo. Les discussions de Rambouillet n'aboutissent pas. A nouveau, des bombardements pour éteindre la haine. A nouveau le déploiement au sol d'une force armée, pour rétablir la paix. A nouveau le travail souterrain, patient, pour négocier l'avenir. Et moi je t'attendais sur place - sous la neige, par moins trente degrés sans électricité, ou dans l'été brûlant de chaleur, et je retrouvais toujours Javier avec le même bonheur et il était toujours aussi efficace.
Quand j'y repense, ce que nous avons fait là-bas, c'est exactement ce que Victor Hugo a décrit dans un texte trop peu connu, un texte précisément adressé à la Serbie - et puisque tu es un lecteur infatigable je t'ai apporté ce texte de Victor Hugo :
"Nous allons étonner les gouvernements en leur apprenant une chose : c'est que les crimes sont des crimes ; c'est qu'il n'est pas plus permis à un gouvernement qu'à un individu d'être un assassin ; c'est que l'Europe est solidaire, [...] que ceux qui commettent ces forfaits sont effrayants, et que ceux qui les laissent commettre sont épouvantables".
Il fallait que l'Europe se réveille et prenne le relais. Et ce passage c'est toi qui l'incarnes. Tu étais Secrétaire Général de l'OTAN. Tu deviens le premier Haut Représentant pour la Politique Européenne de Sécurité et de Défense.
Au départ, deux petites lignes dans le Traité d'Amsterdam. Deux petites lignes qui instituent cette fonction de Haut Représentant. Encore un sigle supplémentaire ! Et pas de numéro de téléphone !
Et qu'y a-t-il à l'arrivée ? 4 millions de kilomètres parcourus en 10 ans, c'est-à-dire 10 fois le tour de la planète chaque année. 24 opérations déployées sur 4 continents, de Skopje à Mogadiscio. De l'action, encore de l'action, toujours de l'action. Personne, je crois, n'aurait pu imaginer que tant serait fait à partir de ces deux petites lignes.
Mais tout de même !
Dans cette Bosnie déchirée qui te préoccupe tant, nous sommes passés d'une force de l'OTAN soutenue par les Européens à une force européenne disposant des moyens et des capacités de l'OTAN. Tu y as beaucoup travaillé, et aussi avec Carl Bildt.
Grâce à toi, l'Europe a montré un visage qu'elle n'avait jamais montré. En 2003 elle est présente à Bunia, en République démocratique du Congo, pour arrêter l'intolérable : les enfants soldats, les massacres, les actes de cannibalisme. Elle est présente au Tchad, pour protéger les populations menacées. Elle est présente aux côtés des forces somaliennes, pour assurer leur formation et aider l'Etat à prendre en main la sécurité du pays.
L'Europe ne se construit pas uniquement à Bruxelles ! L'Europe ne se construit pas uniquement en Europe ! L'Europe se construit également en ouvrant les yeux sur la fureur du monde et le malheur des autres ! C'est là qu'elle retrouve le sens de son devoir, sa place dans l'histoire et son être : en prenant sa part dans la responsabilité de protéger.
Tu as été le premier à traverser du nord au sud la bande de Gaza, un dimanche de décembre 2005, juste après le retrait de Tsahal. Tu as été le premier à rencontrer officiellement un représentant du Hezbollah en 2009, pour accélérer la réconciliation inter-libanaise.
Je n'oublie pas l'Iran : des années de négociations, de contacts, de déplacements. Je n'oublie rien du tout ; mais je ne peux pas rappeler ce soir tout ce qu'a fait Javier.
Avec toi, l'Europe a pris confiance en elle-même. L'Europe a appris qu'elle pouvait agir, de manière autonome, en bonne entente avec l'OTAN, en bonne entente avec l'ONU. Plus encore : l'Europe a appris qu'elle est attendue, qu'elle est désirée, qu'elle est nécessaire.
Elle va franchir le cap. C'est ma conviction. A condition de remonter jusqu'à la source vive de l'humanisme qui la fonde, et qui a irrigué ta vie. Là encore, c'est toi qui montres le chemin.
Chez toi, l'homme politique ne se distingue pas de l'homme de culture. Le lecteur infatigable trouve des raisons supplémentaires de ne pas s'assoupir dans le confort des idées courtes. Ne pas affirmer par avance, toujours agir, toujours remettre en cause, chercher la voie étroite entre l'idéal sans action, et l'action sans idéal : cela s'appelle l'humanisme !
Que aventura humana excepcional ! Adheriste al Partido Socialista Obrero a los 22 años, en plena dictadura franquista, y que camino desde entonces ! Pero
"Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
Caminante, no hay camino,
se hace camino al andar (...).
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar".
Las estelas de tu barco se llaman el Congreso de Suresnes, la construcción de las herramientas de la democracia al lado de Felipe Gonzalez, las Cortes, el gobierno, la OTAN, Europa. Si, qué camino ! Hoy que empieza otra etapa de este camino, quiero saludar al amigo, al demócrata, al europeo, al humanista.
Je sais que tu aimes cette phrase de Camus, qui résume assez bien ta pensée : "Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse".
Oui, tu as toujours lutté pour que le monde ne se défasse pas, et pour que l'Europe existe. Ton engagement est pour nous tous, en Europe et au-delà, un exemple. Merci, Cher Javier, lutteur infatigable et courtois, combattant plein de finesse et d'humour, ennemi des contorsions spectaculaires, démocrate résolu. Je suis heureux d'être ton contemporain.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 février 2010