Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France 24" le 31 mars 2010 à New York, sur les engagements financiers de la France à la Conférence internationale des donateurs pour la reconstruction d'Haïti.

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Circonstance : Conférence internationale des donateurs pour Haïti à New York le 31 mars 2010

Média : France 24

Texte intégral

Q - Au cours de la Conférence des donateurs pour Haïti, j'ai entendu dire que vous allez contribuer directement au budget du gouvernement haïtien. Est-ce une façon de montrer qu'il faut désormais travailler avec les autorités ?
R - Pour toutes les contributions françaises, qui s'élèvent à 326 millions d'euros, nous travaillons directement avec le gouvernement haïtien et cette fois très directement puisqu'il s'agira du budget. Nous allons donner cinq millions avant la fin de ce mois, 20 millions cette année parce que la paie des fonctionnaires est essentielle au fonctionnement de l'administration dans les jours qui viennent.
Il est très important d'être directement responsable de quelque chose. Par exemple, les collectivités locales, qui sont une idée française, marchent très bien. Il n'y a pas que les grandes organisations financières internationales qui peuvent aider. Il y a aussi les collectivités locales mondiales, les ONG, la diaspora. Tout cela est vraiment très nouveau dans l'enceinte des Nations unies. C'était un travail très direct avec les Haïtiens.
Q - Il y a souvent eu des inquiétudes par rapport à la corruption en Haïti, la faiblesse de l'Etat. Doivent-ils faire leurs preuves ?
R - Le fond politique est un peu plus flou car pour changer, il faudrait changer la constitution. Pour changer la constitution, il faut que le geste vienne des Haïtiens qu'on pourrait aider, l'Organisation des Nations unies en particulier, qui fait déjà énormément. Ne parlons pas seulement de corruption, car maintenant il y a un effort notable et l'adaptation de la population haïtienne est formidable, dans un désastre extrêmement profond. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas continuer dans l'urgence, dire qu'il n'y a plus de vies immédiatement "sauvables", car les gens qui sont sous les tentes, c'est ça l'urgence. Les gens qui, par centaines de milliers, n'ont pas de logement, c'est encore l'urgence. Et puis la reconstruction viendra en même temps. Mais ne croyons pas que nous sommes sortis de la zone des tempêtes. Pour les gens qui sont dans une situation tellement précaire, il faut leur donner quelque chose en plus maintenant.
Q - Pensez-vous qu'Haïti peut prendre un nouveau départ ?
R - C'est tout le but de cette conférence qui est un grand succès. Ce n'est pas seulement parce qu'on a accumulé, comme dans les jeux télévisés, des chiffres sur un écran, mais parce qu'avec les Haïtiens, nous allons pouvoir travailler à tous les niveaux. Regardez ce qu'a dit le président Préval à propos de l'éducation : l'éducation est un système privé et les Haïtiens n'en bénéficient pas tous, loin de là. Il y aurait une éducation nationale, nationalisée - ce n'est pas un mot péjoratif, il y aurait une éducation obligatoire, ce serait formidable.
Concernant le système de santé, il y a eu 10 000 ONG - je n'ai rien contre les ONG -, mais le fond n'était pas traité ; comment, par exemple, accéder à un hôpital ou à des soins de prévention. Il faut penser à un système de sécurité sociale, d'assurance maladie. C'est ce que la France propose notamment. Voilà des choses bien nouvelles ici. Sur le fond, cela pourrait changer et l'avenir d'Haïti se présenterait sous de meilleurs auspices.
Q - Edmond Mulet, le chef de la MINUSTAH, disait qu'il y avait eu ce genre de grandes conférences internationales par le passé et que pour faire une différence cette fois, il fallait vraiment changer de méthode. Etes-vous d'accord avec lui ?
R - Bien sûr. D'ailleurs nous en avons parlé aujourd'hui. Il sera prolongé, je pense, d'un an. Il faut que cela change. J'ai connu plusieurs conférences internationales où, en général, on trouve d'abord beaucoup d'argent et après on contrôle bien la façon dont cet argent est dépensé. Là, sur dix ans, un changement profond de structure est envisagé. Il ne peut pas être envisagé que de l'extérieur mais doit être envisagé avec les Haïtiens.
Q - Le tremblement de terre s'est produit il y a deux mois et demi. Le premier appel d'urgence de l'ONU a été satisfait à 100 %. Ban Ki-moon a dit ce matin qu'ils avaient réuni un peu moins de la moitié des fonds pour le deuxième appel complémentaire. Y a-t-il un risque qu'Haïti soit remplacé par la prochaine catastrophe naturelle et que les donateurs et la communauté internationale l'oublient ?
R - On oublie toujours. Dès qu'il n'y a plus d'images de malheur, on croit qu'il n'y a plus de malheur mais je ne pense pas que cela puisse être le cas ici. Je pense à l'effort collectif tout à fait étonnant, en particulier des pays d'Amérique latine mais aussi des Etats-Unis, du Canada, du Brésil, de la France, de l'Union européenne... L'Union européenne a été le plus grand contributeur ce matin. Je pense que cela se passera bien dès lors nous prouverons que l'on peut avoir confiance dans les projets, que les Haïtiens, d'abord, ont confiance dans les projets et que nous serons très attentifs à la façon dont cela se déroule.
La réalité, l'expérience des tremblements de terre, c'est que l'on reconstruit toujours aux mêmes endroits. Si on pouvait éviter cela, ce serait bien. Mais les gens reviennent, pour oublier leur malheur et parce qu'ils ont des biens, parce qu'ils sont propriétaires du terrain, parce que simplement c'était leur abri. Il faut éviter cela. C'est un travail dantesque. Déménager Port-au-Prince : séparer, aller vers le Haut Plateau ou vers d'autres villes, oui c'est possible si on crée des emplois. S'il n'y a pas d'emploi, il n'y aura rien de nouveau. C'est un projet ambitieux et très passionnant et nous devons bien cela aux Haïtiens.
Q - On parle de reconstruire complètement Port-au-Prince, d'avoir de nouveaux centres urbains autour, d'avoir une capitale plus moderne, croyez-vous à ces plans ?
R - Je veux y croire mais je n'en suis pas sûr. Il y a eu beaucoup de groupes d'urbanistes, dont un groupe d'urbanistes français, qui ont prévu que cet endroit complètement bloqué soit dégagé, que la ville soit étendue, qu'il y ait des points d'équilibres pour gagner d'autres territoires, en pensant notamment à l'agriculture. Si c'est possible, c'est formidable et c'est ce que nous essayons de faire.
Mais la triste expérience que j'ai, c'est qu'en réalité, pour des raisons sentimentales, économiques mais aussi d'urgence, les gens reviennent pour reconstruire au même endroit, parce que c'était chez eux, parce que le terrain leur appartenait ou appartenait à une collectivité, parce que c'était leur mémoire et qu'ils veulent effacer ce deuil terrible. Peut-on trouver un chemin un peu différent, avoir un plan d'urbanisme pour la ville de Port-au-Prince et puis quand même s'étendre et rééquilibrer le pays ? Je l'espère fortement et c'est dans cette direction que nous travaillons.
Les liens entre Haïti et la France - des liens historiques souvent difficiles - sont tels qu'il faut travailler dans le long terme. Dans l'immédiat, il faut penser à reloger les gens qui sont sous les tentes ; la saison des pluies n'est pas encore à son paroxysme, il faut donc penser à ces personnes car nous nous reprocherions que d'autres malheurs arrivent. Mais, à moyen et à long terme, ce serait bien que l'on puisse aérer l'ensemble, trouver des industries, des zones d'agriculture, et créer de nombreux emplois, sinon ce pays vivra toujours de charité et c'est le contraire de ce que nous voulons.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 avril 2010