Déclaration de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, sur la régulation mise en place pour faire face à la crise économique et financière internationale, Paris le 15 avril 2010.

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Circonstance : Dîner annuel du Club des Juristes, à Paris le 15 avril 2010

Texte intégral

Mesdames, Messieurs les Ministres,
Messieurs les parlementaires,
Monsieur le Vice-Président du Conseil d'État [Jean-Marc SAUVÉ],
Monsieur le Bâtonnier du Barreau de Paris [Jean CASTELAIN],
Madame la Présidente [Elisabeth BARDUC],
Mesdames, Messieurs, membres et amis du Club des Juristes,
Mesdames, Messieurs les dirigeants d'entreprises,
Mesdames, Messieurs,
Merci de m'avoir invitée à venir m'exprimer devant les membres et amis du Club des Juristes qui est promis, nul n'en doute, à un avenir aussi brillant que son cousin le Cercle des Économistes.
Merci à Nicolas MOLFESSIS [Secrétaire général du Club des Juristes], d'avoir organisé cette soirée. Je sais que parmi vos multiples activités, vous conservez du temps pour enseigner à l'Université Paris 2. Vos élèves ont d'ailleurs constitué un véritable fan-club en célébrant, je les cite : « l''antithèse du professeur de faculté: dispense de cours sans notes, blagues drôles, considération des élèves, interactivité pendant les cours avec les étudiants ». La barre est haute...
Évaluer avec vous l'impact de la crise sur la norme, et inversement, relève quasiment du pléonasme. Pour vous en convaincre avec un seul exemple, il suffirait de songer aux réflexions concernant les normes comptables. Parmi elles, le principe de la fair value a été régulièrement accusé d''avoir joué un rôle important dans la crise en raison de son effet procyclique.
C'est ainsi que la démontré le rapport que m'a remis en novembre dernier Pascal MORAND, Directeur de l'ESCP-Europe. En obligeant les banques à réévaluer tout leur portefeuille de trading sur la base de prix de marché cotés sur des marchés devenus illiquides et donc établis sur un volume de transactions non significatif, les normes IFRS auraient entraîné une dégradation probablement artificielle des résultats et conséquemment des fonds propres. Dès lors la fuite en avant a été inévitable : le respect des normes prudentielles Bâle II obligeant les banques, (i) d'une part à céder une partie de leur portefeuille de risque, accélérant la chute des prix, (ii) d'autre part, à se recapitaliser, le plus souvent avec l'aide de l'État. La crise de confiance s'est emparée des marchés financiers et s'est étendue aux entreprises industrielles et commerciales, dont les spreads de crédit ont atteint des niveaux jamais atteints dans l'histoire. Le principe de la fair value porterait ainsi une responsabilité importante dans l'atonie de l'économie réelle.
Cet exemple suffirait à illustrer la responsabilité qu'entretient le Droit à l'égard de l'Économie. (I) La norme à l'épreuve de la crise pour ainsi dire, où comment un cadre réglementaire nouveau de régulation économique émerge. Les problématiques juridiques pour trouver des solutions concrètes à la crise sont en effet nombreuses. Sans oublier, inversement, (II) la crise à l'épreuve de la norme, c''est-à-dire comment l'intervention publique exceptionnelle s'est déployée dans le cadre réglementaire existant, en particulier européen.
I- La norme à l'épreuve de la crise : la construction d'un cadre réglementaire nouveau
Nul besoin de vous rappeler la violence de la crise que nous traversons. La croissance française a connu un ralentissement de -2,2%, celle des 27 État-membres de l'Union européenne de -4,1%, et le PIB mondial a été négatif pour la première fois depuis 1945. Faut-il se poser la question d'une crise darwinienne du système capitaliste, une purge de type « destruction créatrice » ou l'aube, tout simplement, de la fin du système d'échange que nous connaissons, la thèse désormais postulée par Joseph STIGLITZ ? Le printemps 2010 semble mieux engagé que l'année passée avec des perspectives de croissance estimée à +1,2% en 2010 et un déficit public qui n'a pas atteint les 8% en 2009.
Surtout, les pays émergents, d'Asie en tête, devraient tirer le commerce mondial et déplacer le barycentre de l'économie mondiale un peu plus à l'Est. Dans cette transformation, l'évolution de la réglementation est incontestablement essentielle à l'épanouissement des activités économiques, vous en êtes tous convaincus. Pour prendre une analogie sportive, il décide de la taille du terrain, du nombre de joueurs et des gestes autorisés. Il impose également des garde-fous contre les activités inconsidérées ou mettant en péril l'équilibre du système. Hank PAULSON rapporte dans ses mémoires de crise [On the Brink], ces propos de Chuck Prince, CEO de Citigroup: isn''t there something you can do to order us not to take all of these risks? Le problème n'est pas seulement éthique ou moral, il est de comprendre que c'est la compétition réglementaire entre les différentes zones économiques qui a entraîné une fuite en avant. Je dirais que la crise est venu confirmer, douloureusement, pour paraphraser TOCQUEVILLE que « la liberté (économique) n''existe pas sans morale ». En un mot, il faut réhabiliter la régulation, que nous n'avions d'ailleurs jamais totalement abandonnée en France... La question essentielle qui est posée n'est pas celle de plus ou moins de régulation mais d'une régulation plus efficace et surtout unique.
En ce sens, l'apport décisif du G20 a été de constituer un ensemble de normes nouvelles et uniques pour lutter contre la crise mondiale : (i) un organe unique de surveillance et d'alerte des marchés, le Conseil de Stabilité Financière (CSF) ; (ii) des règles uniques, claires et précises, comme l'instauration d'un bonus-malus pour la rémunération des acteurs de marchés, avec des déclinaisons régionales et nationales.
Il s'agit alors d'enjeux nécessairement politiques même si le débat n'est pas de revenir aux événements qui aboutirent à l'abrogation du Glass Steagall Act pour permettre la constitution de Citigroup en 1999. On peut en effet distinguer, comme le propose Daniel COHEN dans Richesse du monde, pauvretés des nations, trois âges de l'économie politique : le mercantilisme de Colbert (le politique fait le marché), le libéralisme du XIXè (le politique libère le marché), et l'État-Providence de l'après-guerre (le politique contrôle le marché). Le quatrième âge serait celui où, selon COHEN, « l'économique et le politique s'examinent sans qu'aucun ne parvienne plus à dominer l'autre ». « La mondialisation actuelle, poursuit-il, introduit un nouveau paradigme : l'alliance du politique et du marché ».
Il revient donc au politique de revoir les systèmes de rémunération pour qu'ils n'incitent pas les banques à prendre des risques déraisonnables. Comme il faut renforcer nos règles prudentielles pour qu'elles donnent à l'État les moyens d'empêcher la spéculation. Et contrôler -sanctionner si besoin- les agences de notation, les hedges funds, les paradis fiscaux et prudentiels. Toutes les activités de marché sont concernées, tous les territoires aussi.
Suivant les recommandations du rapport LAROSIERE, et peut-être en souvenir des nuits passées à négocier le sauvetage de Dexia entre la France, la Belgique et le Luxembourg, nous avons par exemple décidé de doter l'Union européenne d''un Comité européen du risque systémique et de trois autorités de supervision de la banque, de l''assurance et des marchés.
Elles disposeront de prérogatives nouvelles pour adopter des standards harmonisés contraignants, pour prendre des mesures d'urgence en cas de circonstances exceptionnelles sur les marchés et pour arbitrer d'éventuels différends entre régulateurs. Dans ce domaine de la régulation, la France conserve une longueur d'avance : nous disposons désormais, grâce à la nouvelle Autorité de Contrôle Prudentiel, d''un système réglementaire parmi les plus rigoureux au monde. Dans quelques semaines, le projet de loi bancaire et financière viendra compléter cet édifice. L''Autorité des Marchés Financiers disposera alors de pouvoirs d''urgence en cas de situations exceptionnelles pour intervenir sur les marchés. Un Conseil de la régulation financière et du risque systémique, le COREFI, jouera le même rôle d'alerte et de surveillance que la structure européenne.
Il en va de même s'agissant des paradis fiscaux. Une concurrence réglementaire vers le bas disais-je, doit être réglée en offrant une sortie par le haut. C''est-à-dire la promotion des logiques vertueuses : la signature d'accord de coopération avec les paradis fiscaux et prudentiels. 300 conventions ont été enregistrées depuis le G20 de Londres il y a un an. Le CSF s'est engagé dans la promotion de standards internationaux élevés et il rendra une évaluation fin 2010 d'une liste de juridictions non-conformes ou non-coopératives. En France aussi, nous avons mis en place des mesures de rétorsions puissantes à la fin de l'année dernière. Le gouvernement pourra mettre à jour chaque année sa liste en fonction de l''évaluation du bon respect des conventions existantes et de la signature de nouveaux accords.
Concrètement, les échanges, les dividendes, intérêts et redevances versés par des entités françaises à des destinataires domiciliés dans ces territoires sont désormais taxés à 50%, contre 33% au maximum auparavant. Une nouvelle carte du monde économique et financier voit le jour.
Dans le même temps, face aux conséquences de la crise, l'urgence n'était pas seulement de penser l'avenir, mais de préserver également le présent. Créer un nouveau cadre réglementaire n'a pas empêché l'État d'intervenir avec les moyens existant pour empêcher la thrombose de l'économie (soutien aux banques) et permettre aux entreprises de traverser la crise financière puis économique (médiation du Crédit, intervention directe).
II- La crise à l'épreuve de la norme : des interventions adaptées, un cadre assoupli
Avec les gouvernements nationaux, la Banque Centrale et la Commission européenne se sont mobilisés pour protéger l'épargne, garantir la stabilité financière et maintenir un flux de crédits abordables en faveur des entreprises et des ménages. Pourtant, la façon dont les État membres de l'UE réagiraient à cette crise n'était pas écrite d'avance. La crise elle-même a surpris tout le monde à certains économistes comme Jo STIGLITZ ou Nouriel ROUBINI. A l'époque ils passèrent d'ailleurs pour des Cassandre, ils sont aujourd'hui écoutés comme des Oracles.
En l'absence d'un cadre prudentiel, réglementaire et juridique global -celui que nous construisons actuellement - la politique de l'UE en matière d'aides d'État a joué un rôle de premier plan. Elle constitue en effet le cadre à l'intérieur duquel les mesures nationales adoptées pour faire face à la crise ont été examinées. L'UE a su préserver l'essentiel -les règles du marché intérieur- en même temps que la Commission européenne définissait le cadre juridique des plans d'aides d'État et en contrôlant plan par plan, la compatibilité des actions envisagées avec le marché commun.
a. Dès le début de la crise, le Gouvernement a ainsi pris des mesures d'urgence. D'abord en direction des établissements bancaires français, par la création de la SFEF et de la SPPE [Société de Financement de l'Economie Française, Société de Prise de Participations de l'État], afin de renforcer leurs fonds propres et par une intervention au capital de Dexia pour assurer son sauvetage.
Le Gouvernement a fait preuve d'une grande réactivité sur ce dossier depuis le plan de recapitalisation de 6 Mdeuros, en passant par la garantie des financements de Dexia octroyée par les État belge, français et luxembourgeois, jusqu'à la récente décision favorable de la Commission Européenne. DEXIA était un enjeu de stabilité financière et de financement pour l'économie et il le reste encore aujourd'hui : près d'une collectivité locale sur deux est financée par DEXIA.
Plus largement, l'absence de véritable précédent d'une telle gravité a permis à la Commission de préciser les conditions à respecter par les aides d'État, dont certaines sont jugées compatibles avec les impératifs du marché commun.
En s'appuyant sur la nécessité de « remédier à une perturbation grave de l'économie d'un État membre » [article 107 § 3 b) du TFUE, ex-article 87 TCE], la Commission a fait preuve de réalisme et de réactivité. Dans le secteur bancaire, la Commission a adopté quatre communications concernant les garanties (13 octobre 2008), la recapitalisation (5 décembre 2008), le traitement des actifs dépréciés (25 février 2008) et les aides à restructuration (22 juillet 2009). Ces lignes directrices ont permis d'autoriser les opérations de sauvetage des banques dans un cadre plus souple.
Cette gestion inédite a été consacrée par une Communication de la Commission européenne reconnaissant un « cadre communautaire temporaire pour les aides d'État destinées à favoriser l'accès au financement dans le contexte de la crise économique et financière actuelle ».
La Commission a listé un certain nombre d'aides jugées compatibles avec le marché commun. En France, en particulier, des plans d'aides à l'industrie automobile et aux équipementiers ont été mis en oeuvre, essentiellement sous la forme de prêts à hauteur de 6,25Mdeuros. La « prime à la casse » a rencontré un tel succès, en soutien à la demande intérieur, que l'Allemagne et les État-Unis, ont adopté des dispositifs similaires. Ce qui a dû par ailleurs confirmer les craintes du Sénateur Jim BUNNING [REP, KY], When I picked up my newspaper yesterday I thought I woke up in France...
b. Dans le même temps, le soutien à l'investissement des entreprises s'organisait. Au plus fort de la crise, le 20 novembre 2008, le Président de la République annonçait devant les salariés de Daher sa volonté de voir l'État se doter d'un nouvel instrument permettant de répondre aux besoins de renforcement des fonds propres de nos entreprises stratégiques dans le respect du cadre communautaire existant.
L'idée semblait aussi ambitieuse qu'indispensable : il était crucial, après avoir rétabli la stabilité des marchés, de trouver les moyens de renforcer les fonds propres des entreprises petites moyennes ou grandes, stratégiques pour notre pays d'autant plus que l'accès au crédit se raréfiait. 20mdeuros ont été apportés au FSI par l'État et la CDC, dont 14mdeuros d'actifs 6mdeuros de liquidité. Mais le FSI, outil de crise est également destiné à poursuivre, dans le long terme, la vision industrielle de la France. Une gestion surveillée comme telle par la Commission européenne dans un dialogue quotidien et au cas par cas.
c. Ce dialogue s'applique également pour concilier les interventions de l'État avec le Pacte de stabilité. Certes les État ont décidé collectivement d'intervenir en réanimateur et d'apporter un peu de respiration artificielle au risque d'entraîner parallèlement une hausse subite des déficits. Mais « il y a des fois où on ne peut pas s''occuper de savoir si on a mal ou pas » expliquait le Président OBAMA lorsqu'il décida d'engager un stimulus package de 787,2 Md$, étalé sur plusieurs années. S'agissant des déficits publics français, j'ai adressé à la Commission européenne un Programme prévoyant le retour des déficits publics en France à 3% en 2013 est lié aux « conditions cycliques »... c''est-à-dire la croissance. Celle-ci toutefois, dépend de nombreux paramètres que nous ne maîtrisons pas tous. Au 4ème trimestre 2009, l'activité a bien progressé en France (+0,6%) mais la sortie de crise en 2010 devrait demeurer progressive.
Depuis fin janvier également, de nombreux groupes de travail sur les finances publiques ont été constitués à la demande du Président de la République : sur les collectivités locales, sur la sécurité sociale, sur les règles de finances publiques. Ces groupes de travail sont en train de finaliser leurs propositions qui seront rendues publiques au mois. Le Président de la République décidera alors des mesures les plus appropriées pour garantir le redémarrage de notre croissance et éviter de faire peser le poids de notre dette sur les générations futures.
Ce qui m'amène enfin à passer de la norme à l'Idée de justice développée abondement par Amartya SEN au cours de derniers mois. Celle-ci est née, chez SEN, de l'apologue suivant :
« imaginons trois enfants et une flûte. Anne affirme qu'on doit lui donner la flûte parce qu'elle est la seule qui sache en jouer ; Bob parce qu'il est pauvre au point de n'avoir aucun jouet ; Carla parce qu'elle a passé des mois à la fabriquer. Comment trancher entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes ? Les partisans des théories aujourd'hui dominantes - utilitarisme, égalitarisme, école libertarienne - plaideront chacun pour une option différente, selon la valeur qu'ils attachent à la recherche de l'épanouissement humain, à l'élimination de la pauvreté ou au droit de jouir des fruits de son travail. »
Puisqu'il existe toujours une pluralité des systèmes de valeurs et de critères, il est à craindre qu'aucun accord ne soit trouvé. Une résolution intelligente ne peut venir que d''une délibération publique, le « gouvernement par la discussion » cher à John Stuart MILL et Jean-Jacques ROUSSEAU.
Une des premières réalisations de ce que SEN nomme le « pluralisme raisonné » se dessine au niveau économique avec la pérennisation du G20 et la promotion, auprès de tous les acteurs économiques, d'une régulation à l'échelle du monde.
Je vous remercie.
Source http://www.economie.gouv.fr, le 16 avril 2010