Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur les avancées de la construction européenne soixante ans après la déclaration de Robert Schuman, Paris le 7 mai 2010.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Commémoration des 60 ans de la déclaration de Robert Schuman : discours d'ouverture du colloque intitulé "Soixante ans après la déclaration Schuman : l'Europe vue par le monde" prononcé par Bernard Kouchner, à Paris le 7 mai 2010

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs, Chers Amis,

Je voudrais commencer par une question : si on avait organisé ce colloque il y a soixante ans, juste après la déclaration Schuman, combien d'entre vous se seraient déplacés ? Combien auraient parié sur le succès de l'entreprise : faire d'un continent meurtri, exsangue, et coupé en deux, un espace uni dans la démocratie et dans la paix ? Combien auraient pu imaginer que les vieilles frontières, pour lesquelles des millions d'hommes avaient donné leur vie, seraient enfin ouvertes ?
Contre toutes les attentes, malgré les crises et même contre les crises : l'Europe s'est faite. Beaucoup ont douté. Ils ont été surpris. Et l'Europe va les surprendre encore ! Je veux vous remercier, tous, les uns comme les autres, d'être venus, parfois de très loin, pour nous dire quel regard vous portez sur cette aventure. Et je veux remercier Pierre Lellouche d'avoir organisé cette rencontre.
"L'Europe vue par le monde" : c'est en effet la question qu'il faut poser. Il faut la poser maintenant, parce que nous sommes arrivés à un vrai tournant. Et la crise grecque relance des interrogations que je connais bien. L'Europe existe, elle est utile et elle a, il faut le rappeler, puisque nous sommes en pleine crise financière, de fabuleux atouts. L'édifice sera menacé si l'Europe continue d'oublier qu'elle n'est pas seule au monde. Elle doit compter, composer, jouer avec d'autres acteurs ; cela demande une solidité, une unité, une réactivité et un état d'esprit nouveaux.
Nous avons fait la moitié du chemin et au prix de quels efforts ! Pourtant le risque est là : la fatigue muette, la tentation d'avoir la paix, chacun chez soi, en tirant avantage de l'union, sans trop sacrifier. Mais nous sommes embarqués. Il n'est plus temps de rester au milieu du chemin. Je vous rappelle cette phrase de Camus : "Tout accomplissement oblige à un accomplissement plus grand".
La crise budgétaire et financière que connaît la Grèce met en évidence, dans la douleur, surtout pour eux mais pas seulement pour eux, cette nécessité. La création d'une monnaie unique était un premier pas. Mais l'édifice est encore incomplet. Et tant qu'il est incomplet il reste fragile. C'est le sens de l'initiative prise il y a deux jours par le président de la République et la chancelière allemande.
Il faut d'abord redire notre solidarité avec la Grèce. C'est nécessaire pour la Grèce mais c'est aussi nécessaire pour l'Europe. Nous sommes solidaires et exigeants : l'aide de l'Europe a pour contrepartie des réformes dont nous mesurons la difficulté pour le peuple grec. Je veux ici saluer les efforts engagés par ce peuple sous la direction de mon grand ami, Georges Papandréou, dont je salue le courage.
La crise grecque ne révèle pas seulement la solidarité nécessaire de l'ensemble des Etats de la zone euro. Au-delà, elle révèle la nécessité urgente de compléter les capacités dont l'Europe dispose pour prévenir ce genre de catastrophe.
Les causes du problème ne sont pas seulement en Europe. Et le problème ne pourra pas se régler seulement entre Européens. Les dérèglements de la finance internationale ont aussi joué et continue de jouer un grand rôle dans cette crise. Pour en sortir, il faudra que l'Europe pèse de tout son poids sur les autres acteurs, et fasse entendre sa voix, son choix, ses préférences, ses intérêts. Sinon l'Europe est menacée d'effritement sous les coups d'une histoire qui se décide ailleurs.
Robert Schuman voulait créer des "solidarités de fait". Je suis admiratif, bien que n'ayant pas vu tous les documents, dont je remercie Jean Mendelson, surtout d'ailleurs le document original de la Déclaration. La solidarité de fait est essentielle, je citai Robert Schuman, mais elle ne suffit pas. Il faut la solidarité consciente, la solidarité voulue, la solidarité assumée.
Les Européens ne perçoivent pas clairement à quel point désormais leurs destins sont liés, qu'ils le veuillent ou non. Cette inconscience endort et paralyse. Elle est notre danger. Nous sommes tous, plus ou moins, dans la situation que décrivait Paul Valéry à la veille de la guerre : "Je n'avais jamais songé qu'il existât une Europe. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie. Nous ne les percevons qu'au moment où elles s'altèrent tout à coup".
Essayons, cette fois, de ne pas attendre qu'il soit trop tard ! Ouvrons les yeux ! Ne pas prévoir, c'est déjà gémir !
L'Europe se regarde et s'écoute. Ce n'est pas comme cela qu'elle pourra se trouver. Elle se trouvera dans le regard des autres. Elle se trouvera en fixant l'horizon. Elle se trouvera dans ce détour et dans ce risque, en mesurant ses atouts, ses manques, ses responsabilités, et le sens du moment historique, dans le risque, toujours dans le risque. Qu'est-ce qui nous sépare de la déclaration Schuman ? L'inspiration est identique, inaltérable. Mais la situation n'est plus la même. Les moyens ne seront pas les mêmes.
L'Europe sortait de la guerre. Construire la paix en Europe était le premier cap. Réconcilier la France et l'Allemagne était le premier acte. Pourtant Schuman, déjà, voyait plus loin. Il faut lire Schuman jusqu'au bout : la paix en Europe n'est pas une fin en soi. C'est un moyen pour une fin plus grande. Quelle est cette fin ? La contribution que l'Europe, vivante et organisée, peut et doit apporter à la paix du monde. L'heure a sonné.
La guerre froide a laissé place au bouillonnement d'une mondialisation qu'il faut organiser. Tout reste à faire. Et l'Europe à nouveau doit décider d'elle-même. Si nous voulons être les acteurs de notre propre histoire, défendre le modèle de société que nous voulons, les valeurs auxquelles nous aspirons, nous devons nous donner les moyens de peser face aux nouveaux acteurs, ceux qui dessinent, sous nos yeux, l'organisation du monde.
Ou alors ce sont eux qui nous imposeront leurs valeurs, leur modèle de société, leurs choix économiques. Et que deviendrons-nous ?
Notre responsabilité, maintenant, c'est de donner à l'Europe les moyens de peser - face aux autres - dans les domaines où se joue son avenir, notre avenir : la monnaie - le gouvernement économique tant attendu qui, je l'espère, se dessinera ce soir, à Bruxelles, au moins dans les déclarations -, l'énergie, la formation des élites, mais aussi, et beaucoup, la défense. Ce n'est pas seulement une affaire d'institutions. Bien souvent, nous avons les institutions. Il faut inventer les politiques.
Beaucoup le disent, l'espèrent et le réclament. Alors pourquoi ne va-t-on pas plus vite ? Parce que cela suppose des sacrifices. Les opinions publiques n'y sont pas toujours prêtes. C'est un frein pour l'Europe. Soyons clairs : pas d'Europe sans politique, et pas de politique sans une Europe des citoyens.
Cela suppose un long travail de formation, pour regarder autrement notre histoire commune - ce qui nous sépare, ce qui nous unit, ce qui traverse d'un même courant toutes les nations européennes. Les barrières douanières ont disparu. Mais il reste, bien plus hautes encore, des barrières de certitude, de certitude nationale souvent !
Et croyez-vous que ces barrières disparaîtront d'elles-mêmes ? Non ! Nous avons besoin d'une génération ferme et résolue de politiques, d'entrepreneurs, de penseurs, dont la conscience et surtout l'ambition seront aussi larges qu'est devenue l'Europe.

Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
L'Europe a commencé il y a soixante ans, par la solidarité du charbon et de l'acier. Elle ne peut continuer, aujourd'hui, sans la solidarité d'hommes et de femmes unis par un même horizon : la contribution de l'Europe à l'organisation du monde. Dessiner cet horizon, former cette génération : il faut nous mettre d'accord, sans attendre, sur les moyens concrets de le faire.
Et pour terminer, en vous remerciant une fois de plus d'être là, en remerciant Pierre Lellouche d'avoir organisé cette rencontre, je voudrais vous dire que nous venons de parler longuement et fraternellement avec nos amis portugais qui nous rendent visite aujourd'hui. Ils sont menacés, eux aussi, par ces forces obscures, par ce profit sans fin, qui n'a aucun intérêt moral, qui ne prend pas position, qui profite ; ce qui compte, c'est le rapport. Eh bien, nos amis portugais, dont l'économie est saine, dont la dette est faible, dont les fondamentaux n'ont rien à voir avec les fondamentaux grecs et avec les statistiques un peu surprenantes qui nous avaient été fournies, sont dans le doute. Nous les avons rassérénés de notre mieux. Nous avons bien sûr affirmé notre solidarité et je suis sûr que nous en sortirons. Une par une, ces sociétés se posent la question : "qu'avons-nous fait de mal ?". Je crois que dans cette période de crise, comme jamais économiquement notre continent n'en a connue, il faut affirmer la nécessité de l'Europe et la nécessité de faire face. Il faut plus d'Europe pour expliquer l'Europe et il faut sans aucun doute se servir, comme souvent dans l'histoire de l'Europe, de cette crise, tout d'abord pour démentir les marchés financiers, mais aussi affirmer - et j'espère que ce sera fait ce soir à Bruxelles - la manière dont nous soutiendrons nos amis grecs dans cette adversité qui est la nôtre. Nous défendons en Grèce l'euro et notre niveau de vie, nos progrès et notre place demain dans le monde.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 2010