Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur les priorités inscrites au Conseil européen du 17 juin, notamment la question de la gouvernance économique européenne, d'une stratégie européenne pour la croissance et l'emploi et de la régulation des marchés financiers, Paris le 16 juin 2010.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Déclaration du gouvernement préalable au Conseil européen et débat sur cette déclaration à l'Assemblée nationale, à Paris le 16 juin 2010

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Le Conseil européen qui se réunira demain à Bruxelles n'est pas un conseil de routine. J'ai d'ailleurs l'impression qu'il sera de plus en plus difficile d'employer ce mot. L'Europe vient de traverser des semaines très difficiles. La crédibilité de plusieurs Etats membres a été mise en doute par les marchés financiers. La note de la Grèce a été dégradée. L'euro a été attaqué. Face au danger, envers et contre tout, l'Europe a retrouvé sa raison d'être : la solidarité entre ses membres et la volonté d'être plus forts ensemble.
Le 7 mai, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Eurogroupe, réunis en sommet, ont pris la décision historique et audacieuse de préserver la stabilité de la zone euro. L'Europe s'est rassemblée pour défendre sa monnaie et, avec celle-ci, sa prospérité, ses emplois, sa crédibilité, son indépendance et son avenir.
Depuis, les travaux se sont accélérés : trois réunions du conseil ECOFIN, les 9 mai, 18 mai et 8 juin ; deux réunions du groupe de travail sur la gouvernance économique, présidé par M. Van Rompuy, les 21 mai et 7 juin. Ces réunions ont notamment permis de mettre sur pied en un temps record le Fonds européen de stabilisation, c'est-à-dire les 750 milliards d'euros dont le principe avait été décidé le 7 mai.
L'Europe, à nouveau, se met en marche. Nous avons pris les décisions d'urgence qui s'imposaient. Avec le Fonds européen de stabilisation auquel vous avez apporté votre soutien, nous disposons d'un mécanisme de réponse en cas de crise.
Nous devons aller plus loin. Quelques jours avant le Sommet du G20 à Toronto, ce Conseil européen qui se réunit demain à Bruxelles marquera le retour de l'Europe. Il nous donne à la fois une chance et une responsabilité.
La responsabilité, c'est de regarder sans complaisance les problèmes qui nous attendent.
La chance, c'est de donner enfin à l'Europe ce qui lui manque et que la France appelle de ses voeux depuis dix ans : une véritable gouvernance économique européenne ; une stratégie efficace pour la croissance et pour l'emploi ; enfin, la capacité de peser dans les négociations sur la régulation des marchés financiers.
La crise de la dette souveraine a rappelé deux évidences.
La première, c'est qu'on ne peut pas dénoncer les comportements financiers qui privilégient le court terme au détriment du long terme, et s'empêcher soi-même de penser à l'avenir. La dette non maîtrisée nous empêche de penser à l'avenir car elle interdit tout espoir croissance. Pour être sûrs de nos forces, nous devons d'abord être sûrs de nos finances publiques.
La seconde, c'est que le problème de la dette ne se pose pas seulement à l'échelle nationale ; il se pose à l'échelle de l'Europe. L'assainissement des finances publiques ne suppose pas seulement l'effort de chacun ; il suppose aussi la coordination de tous.
La France s'est engagée à ramener les déficits publics à 6 % du PIB en 2011, 4,6 % en 2012 et 3 % en 2013. C'est un effort considérable et nécessaire.
La Commission européenne vient d'ailleurs de reconnaître la réalité des efforts français. Mais cet effort n'aurait pas de sens si nous ne travaillions pas en même temps à renforcer la coordination des politiques européennes. Cela ne veut pas dire que tous les Etats membres doivent faire la même chose. Ils doivent avancer à un rythme qui soit adapté à leur situation réelle. Le contraire serait inefficace et ne serait pas crédible.
La surveillance ne doit pas se limiter aux questions budgétaires. Elle doit prendre aussi en compte les divergences de compétitivité, les réformes structurelles et la stabilité financière.
Nous ne partageons la même monnaie qu'à seize. Les économies de ces seize pays sont, de ce fait, interdépendantes, mais il n'y a pas assez de coordination de nos politiques économiques et budgétaires, ce qui est absurde. Pire encore : à moyen terme, c'est suicidaire. La monnaie unique doit s'accompagner d'une coordination effective des politiques économiques. Les instruments existants - que ce soit le pacte de stabilité et de croissance ou la stratégie de Lisbonne - n'ont pas rendu possible jusqu'à maintenant une coordination efficace.
M. Van Rompuy présentera au Conseil européen de demain un rapport d'étape sur les travaux du groupe qu'il préside. Nous attendons que le Conseil européen fixe les premières orientations pour renforcer la gouvernance économique de la zone euro et de l'ensemble de l'Union.
Que voulons-nous ? D'abord, nous voulons que ce gouvernement économique s'exerce au niveau du Conseil européen, c'est-à-dire au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement. L'Union européenne comprend vingt-sept Etats membres ; le gouvernement économique de l'Union européenne, ce sont les vingt-sept chefs d'Etat et de gouvernement.
Mais les responsables de l'Eurogroupe doivent pouvoir continuer de se réunir à seize quand c'est nécessaire et quand c'est plus pratique, comme ils l'ont déjà fait à quatre reprises. L'essentiel est là : la politique économique est une question politique. Elle doit donc être traitée au niveau politique. C'est précisément ce que le président de la République et la chancelière allemande ont affirmé ensemble lundi 14 juin.
Ensuite, nous souhaitons un renforcement de la discipline en matière de respect du pacte de stabilité et de croissance, qu'il s'agisse de son volet préventif ou de son volet correctif. Cela implique de renforcer la surveillance des budgets nationaux, à l'occasion de débats sur les programmes de stabilité et de convergence, dans le respect - bien entendu - des obligations constitutionnelles de chaque Etat membre. Il ne s'agit pas de déposséder les parlements nationaux de leurs prérogatives budgétaires.
Il appartient au Parlement, et au Parlement seulement, de donner son accord sur le budget national. Mais il faut un mécanisme préventif et un échange d'informations au sein de l'Union européenne, pour assurer la coordination qui nous manque aujourd'hui. Ce mécanisme doit aussi permettre aux parlements de décider par eux-mêmes, en disposant d'informations plus fiables et plus complètes.
Concernant le volet correctif, la chancelière Merkel et le président Sarkozy l'ont redit avec force ce lundi : si cela est nécessaire, les sanctions devront aller jusqu'au retrait des droits de vote au Conseil en cas de manquements graves et répétés.
Sur tous ces points, nous attendons du Conseil européen qu'il définisse des orientations précises.
Mesdames et Messieurs les Députés, la crise dont nous devons sortir a plusieurs faces. L'endettement des Etats est l'une d'entre elles. C'est peut-être la plus immédiatement visible, mais ce n'est pas la seule. Notre stratégie de sortie de crise doit couvrir au moins deux autres fronts : la croissance et la réglementation des marchés financiers.
Depuis les années 70, l'Europe a été confrontée à trois chocs qui ont divisé à chaque fois son rythme de croissance par deux.
Le problème essentiel de l'économie européenne aujourd'hui, c'est la faiblesse de la croissance : elle est dix à douze fois plus faible qu'en Chine, sept fois plus faible qu'en Inde, trois ou quatre fois plus faible qu'aux Etats-Unis et qu'en Afrique.
Où est la stratégie européenne pour la croissance ? L'Europe est-elle devenue le seul endroit au monde où l'on s'interdise de penser à l'avenir ? Les décisions du mois de mai prouvent abondamment le contraire. Mais il faut le reconnaître : la stratégie de Lisbonne a été un échec.
La crise que nous traversons aujourd'hui marque aussi le contrecoup de cet échec. Il est temps d'en tirer les conséquences.
Nous avons besoin d'une nouvelle stratégie pour la croissance et pour l'emploi. Le Conseil européen doit l'adopter demain : il s'agit de la stratégie dite "Europe 2020". Le cadre général en a été fixé au mois de mars dernier. Cinq grandes priorités d'action ont été retenues : l'éducation, la recherche et développement, l'emploi, la lutte contre la pauvreté, et le changement climatique.
Demain, le Conseil précisera ses objectifs, y compris les objectifs chiffrés en matière de lutte contre la pauvreté ou en matière d'éducation. Ces objectifs devront ensuite être déclinés au niveau des Etats. La France sera particulièrement vigilante sur ce point car la définition des objectifs chiffrés n'est pas une fin en soi. Ce qui compte, ce sont les moyens mis en oeuvre.
Nous avons obtenu que le pilotage soit assuré par le Conseil européen, c'est-à-dire par les chefs d'Etat et de gouvernement eux-mêmes : il est en effet nécessaire qu'ils s'approprient cette stratégie. Cela permettra une meilleure prise en compte de l'environnement macro-économique, et évitera qu'on ne retombe dans les travers bureaucratiques et gestionnaires de la stratégie de Lisbonne.
Nous souhaitons que toutes les politiques européennes contribuent à faire nôtre cette stratégie : pas seulement les politiques nationales, mais aussi les politiques communes, comme la politique agricole ou le marché intérieur.
Nous souhaitons que cette stratégie puisse s'appuyer sur des initiatives volontaristes dans le domaine de l'industrie et de l'innovation. Où est la stratégie européenne en matière de véhicules électriques ? Où est la stratégie européenne en matière de technologies de pointe ? Cela doit pourtant figurer au coeur de notre stratégie.
La prospérité européenne s'est construite sur l'ouverture des marchés. Cela reste vrai. La tentation du protectionnisme serait suicidaire. Mais l'ouverture des marchés doit être équitable. Quand certains grands partenaires de l'Union européenne introduisent des mesures de discrimination dans leurs marchés publics, quand ils refusent de prendre tout engagement sérieux en matière d'émissions de gaz à effets de serre, nous ne pouvons pas rester sans réagir.
L'Europe a pris des engagements ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il y a un risque de distorsion de concurrence avec les pays moins exigeants et moins scrupuleux. Au mois de mars dernier, le président de la République avait appelé la Commission européenne à analyser les ripostes possibles. C'est ce qu'elle a fait à la fin du mois de mai, en reconnaissant que la définition d'un mécanisme d'inclusion carbone, c'est-à-dire l'intégration des importateurs dans le système communautaire de quotas d'émission, constitue, comme nous le pensons, une des réponses qu'il convient d'explorer. Ce n'est pas seulement un instrument de protection contre les risques de fuite de carbone ; c'est aussi un outil pour inciter les pays tiers à réduire eux aussi leurs émissions. Pour tous nos partenaires, ce point doit être clair : l'absence d'engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effets de serre aura nécessairement un coût.
Retrouver des marges de manoeuvre pour la croissance nécessite aussi de regarder en face la réalité des défis de demain. Je pense ici en particulier à la réforme des retraites. Le débat est aussi européen. L'ensemble de nos partenaires font le même constat, qu'ils soient dirigés par des gouvernements de droite ou de gauche. L'autre front sur lequel nous devons continuer d'agir, c'est la réglementation des marchés financiers.
A force de se tourner vers les marchés financiers pour emprunter, les Etats ont fini par se rendre dépendants de leur logique. Ils doivent maintenant prendre leurs responsabilités et apurer leurs comptes. Mais il faut que les marchés, eux aussi, soient réformés. Le président de la République et la chancelière ont écrit le 9 juin dernier à propos des ventes à découvert. Ils ont redit le 14 juin que cette bataille se mène d'abord dans le cadre du G20. Le Conseil européen de demain arrêtera donc la position de l'Union pour le prochain Sommet du G20 à Toronto. Il est important que l'Union se présente unie et avec des propositions fortes, singulièrement sur la régulation financière et la question de la taxation du secteur financier.
Notre idée est simple : il appartient aux établissements bancaires de supporter le coût des activités qui font peser un risque sur le système financier. Nous nous battrons pour que des progrès soient enregistrés sur ce point à Toronto comme nous nous battrons pour que des progrès soient faits sur la taxation des transactions financières pour répondre, notamment, au financement du développement.
Nous attendons aussi que les engagements qui ont été pris au mois de septembre au Sommet de Pittsburgh soient tenus. L'Union entend prendre toute sa part à ce processus. La Commission a présenté un certain nombre de propositions en ce sens, concernant notamment la création de fonds de résolution des défaillances bancaires ou la surveillance des agences de notation.
Mesdames et Messieurs les Députés, voici l'Europe que nous voulons après la crise : des finances publiques assainies et un mécanisme de prévention et de résolution des crises que l'on peut activer en cas de tensions sur la zone euro ; une coordination efficace des politiques budgétaires et, plus largement, de nos politiques macro-économiques ; une vraie stratégie pour la croissance et pour l'emploi ; une vraie politique en matière de régulation des marchés financiers.
La crise financière a accéléré, en Europe, des évolutions que nous n'avons jamais cessé d'appeler de nos voeux. Je ne parle pas seulement de la coordination des économies. Je parle aussi du pilotage politique de l'Union autour du Conseil européen. Le Traité de Lisbonne a institutionnalisé le Conseil européen. C'était une innovation majeure. Aujourd'hui, cette innovation est pleinement mise en oeuvre, grâce au travail du président du Conseil, M. Van Rompuy, mais aussi grâce à la volonté politique des membres du Conseil, et au premier chef, du président de la République et de la chancelière allemande.
Au coeur de tous les efforts que je viens de citer, il y a en effet un moteur : le couple franco-allemand. Bien sûr, nos positions ne sont pas toujours identiques. Bien sûr, des compromis sont nécessaires. Mais l'Europe est grande par le compromis, elle avance par le compromis, elle avance par le couple franco-allemand. La rencontre entre la chancelière Merkel et le président de la République, il y a deux jours, en est une preuve supplémentaire.
Il faut en finir avec les clichés !
Il n'y a pas d'un côté une vision française et de l'autre une vision allemande, qui se feraient face et qui s'opposeraient. Il y a une vision européenne, respectueuse des intérêts français comme des intérêts allemands, et nous la défendons ensemble. Depuis l'origine, le couple franco-allemand repose sur quelque chose qu'il ne faut pas hésiter à nommer un peu de grandeur politique. Oui, il y a de la grandeur en politique européenne. Peut-être ceux qui ne savent pas le reconnaître sont ceux qui n'en sont pas capables.
Plusieurs autres points seront bien sûr abordés lors du Conseil : la perspective d'une entrée dans l'euro de l'Estonie au 1er janvier 2011 et l'octroi du statut de candidat à l'Islande ; la mise en oeuvre du pacte européen sur l'immigration et sur l'asile ; la position de l'Union en vue du sommet des Nations unies sur les Objectifs du Millénaire ; la mise en place à brève échéance de sanctions complémentaires sur l'Iran - permettez-moi cependant de ne pas les évoquer dans le détail.
J'ai voulu me concentrer sur la réponse à la crise actuelle parce que l'avenir de l'Europe est en jeu et parce que le Conseil européen sera, face à la crise, une étape majeure de la consolidation de l'unité européenne. C'est à ce prix que nous maintiendrons la place de l'Europe dans le monde et que nous éviterons un double piège - que le monde change sans l'Europe, et que l'Europe change sans les Européens.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 juin 2010