Texte intégral
Q - Alors, Clinton est parti et la paix au Proche-Orient n'est pas faite. Vous y avez cru ?
R - De la fin de Camp David en juillet 2000 jusqu'à la provocation d'Ariel Sharon sur l'esplanade des Mosquées fin septembre et ensuite, quand le président Clinton a proposé avant Noël ses "critères", oui, j'ai vraiment pensé que nous étions plus proches que jamais d'une solution.
Q - A cause de quoi ?
R - D'abord, parce que Barak avait été élu pour faire la paix. Il avait fait sur Jérusalem et les Territoires les propositions les plus avancées jamais faites par un gouvernement israélien. Certes, en droit international, Israël devrait purement et simplement restituer tous les territoires occupés. Mais, dans le monde réel où nous sommes, les propositions d'Ehud Barak et de Shlomo Ben Ami étaient très courageuses.
Q - Les Palestiniens n'ont pas été aussi courageux !
R - Ce n'est pas si simple. Ils avaient eux aussi fait des ouvertures sans précédent sur les Territoires et les colonies. Certes, ils maintenaient des exigences sur Jérusalem et les réfugiés. Mais il faut comprendre que, pour un leader palestinien, dire à son peuple que la lutte historique est terminée et que l'accord est définitif, c'est une très lourde responsabilité, surtout si des points essentiels demeurent sans solution complète ou immédiate.
Q - Quel a été le rôle de Bill Clinton ?
R - Essentiel et hors normes. Il s'est engagé plus qu'aucun président américain avant lui. Il l'a fait avec tout le poids du président des Etats-Unis, mais avec en plus un rayonnement personnel auprès des deux parties bâti au fil des rencontres, permis par un certain rééquilibrage des positions américaines et lié à son charisme. Madeleine Albright, aussi, a fait preuve d'une extraordinaire activité.
Je regrette profondément que tout cela n'ait pas abouti et veux espérer qu'il en restera quelque chose.
Q - L'Europe n'a joué aucun rôle dans tout cela.
R - L'Union européenne en tant que telle n'a pas joué jusqu'ici de véritable rôle politique au Proche-Orient. Par conséquent, tout ce qu'elle a fait ces dernières années à travers ses aides, ses programmes de coopération, son envoyé spécial, M. Moratinos, l'action de son haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité, ses déclarations de plus en plus précises et fermes sur la paix au Proche-Orient, est un progrès et un gain d'influence.
Q - On ne peut se contenter d'aussi peu !
R - Qui s'en contente ? Il faut être beaucoup plus ambitieux, l'Union européenne ne peut se contenter de bonnes paroles, de distribution de fonds et d'aide humanitaire et de tournées dans la région. Elle doit avoir une vraie politique. Avec l'Espagne et quelques autres pays, la France ne cesse d'y pousser.
Q - Au risque d'entretenir l'antagonisme avec les Etats-Unis ?
R - Ce n'est pas inévitable. Nous pouvons avoir nos propres idées et coopérer utilement pour la paix avec les Américains. Mais il faut aussi que l'Europe ait le courage de prendre ses responsabilités et des positions qu'elle juge bonnes pour la paix en refusant d'être disqualifiée a priori par Israël ou les Etats-Unis, ou instrumentalisée par les Arabes.
Q - Aux Etats-Unis, on a souvent un jugement sévère sur la politique arabe de la France, sa partialité, ses arrière-pensées commerciales.
R - Permettez-moi de sourire : chacun sait que les considérations commerciales ne jouent aucun rôle dans la politique étrangère américaine, n'est-ce pas ? Plus sérieusement, les considérations commerciales jouent un certain rôle dans toutes les politiques étrangères. Dans le cas de notre politique, elles ne sont pas dominantes, spécialement au Proche-Orient, où notre raisonnement est stratégique.
Q - Pouvez-vous préciser ?
R - Cela fait vingt ans que la France dit qu'un Etat palestinien viable est la solution et non le problème, et donc que les Israéliens et les Palestiniens doivent s'accepter et négocier. Ces idées caricaturées et combattues avec violence pendant des années (cf. les attaques virulentes contre François Mitterrand quand il avait reçu Yasser Arafat bien avant que celui-ci ne devienne un familier de la Maison-Blanche), avant d'être au bout du compte considérées comme des bases de travail évidentes par tout le monde, Américains et Israéliens compris ! Voilà un exemple d'une influence réelle que nous avons eue sur l'évolution des esprits alors que nous ne disposions pas de la position unique qui est celle des Etats-Unis au Proche-Orient depuis des décennies, aux yeux des Arabes comme des Palestiniens.
Q - Est-ce que quelque chose a changé dans les relations France-Etats-Unis au Proche-Orient ?
R - Oui, sous Bill Clinton. Nous avons dissipé le climat stérile de suspicion et de reproches mutuels. Nous y avons substitué une coopération très active, un large échange d'informations et même dans certains cas, par exemple à propos du Liban et de la Syrie, une vraie coordination opérationnelle sur l'attitude à adopter et les mesures à prendre. Tout cela dans le respect de nos spécificités. Nous sommes prêts à continuer ainsi avec l'administration de George W. Bush.
Q - Il y a eu une vraie coopération ?
R - Oui, par exemple, pendant l'été 2000, sur la recherche d'un accord israélo-palestinien, avec échange constant de "non papers" et des réunions téléphoniques.
Q - Mais cela n'a pas marché... Est-ce que les Palestiniens n'ont pas, une fois de plus, raté le coche ?
R - Vous pouvez regretter leur réaction, comme certains blocages israéliens. Mais ne jugeons pas. Ni les uns ni les autres. Demandons-nous plutôt ce qui peut être fait d'utile maintenant.
Q - Mais n'est-on pas entré depuis fin septembre 2000 dans une phase nouvelle où la formule de Raymond Aron, appliquée à la guerre froide, décrirait, hélas, la situation au Proche-Orient : "paix impossible, guerre improbable "?
R - A propos du Proche-Orient, j'essaie de n'être ni pessimiste ni d'ailleurs optimiste, mais engagé et persévérant. Quelle que soit la situation sur le terrain, et politiquement, nous ne devons pas baisser les bras. Nous ne devons pas nous arrêter au fatalisme de cette formule ni nous contenter de cet entre-deux.
Q - Que peut-on faire ?
R - Il faut distinguer : au bout du compte, seuls les Israéliens et les Palestiniens pourront prendre les décisions historiques, nécessairement très difficiles, car elles comporteront des concessions et des compromis, qui fonderont la paix qu'il faudra ensuite construire. Que peuvent faire les autres, les Etats-Unis, l'Europe ? Conseiller, dissuader, encourager, proposer, aider, garantir. Accompagner, donc faciliter. Ils ne peuvent pas se substituer aux protagonistes.
Q - Oui, mais concrètement ?
R - Aujourd'hui, d'abord favoriser la baisse de la tension sur le terrain, empêcher l'aggravation, enrayer l'engrenage ; ensuite, voir ce qui peut être préservé des acquis politiques et diplomatiques des derniers mois, aider à la reprise de négociations en redonnant une perspective, voir ce qu'il est possible de relancer entre Israéliens et Palestiniens, entre Israéliens et Syriens, tout en veillant à ce que les intérêts légitimes des Libanais et des Jordaniens ne soient pas négligés. Rechercher la meilleure synergie possible entre Américains, Européens et Egyptiens. Ne jamais se décourager.
Q - Que diriez-vous aux Israéliens et aux Palestiniens ?
R - Aux premiers je dirais : "Dépassez votre peur", l'existence d'Israël est à la fois une évidence et un droit inaliénable. Comprenez le désespoir et les attentes des Palestiniens. Prenez des mesures radicales et courageuses. Revenez à la logique de paix et poussez-la à son terme : vous avez besoin d'un Etat palestinien réellement viable.
Aux seconds : comprenez la spécificité de l'inquiétude des Israéliens et donc leur profond besoin de sécurité. A un moment donné, vous devrez choisir entre une vision absolue de ce qui est juste et de ce qui vous est dû et la réalité de ce qui sera possible. Je comprends que vous vouliez accroître la part de ce possible et peux ressentir les souffrances et même le désespoir, mais ce choix, vous devrez le faire un jour ou l'autre.
Le monde entier aidera les dirigeants israéliens et palestiniens qui auront eu ce courage ensemble.
Q - Certains commentateurs considèrent que le Sommet de Nice marque la fin d'une certaine Europe, dominée par la France.
R - "Certains" sont décalés par rapport à ce que l'Union était déjà devenue depuis des années. Les négociations de Nice n'ont rien révélé qu'on ne sache déjà : nous ne sommes plus dans l'Europe des Six et du Traité de Rome. Il y a eu le marché unique, Maastricht et Amsterdam ; nous sommes quinze Etats membres ; la Commission a vingt membres et ce chiffre va augmenter. Le Parlement européen compte 626 membres et, à Nice, ce chiffre a été porté à 732, pour l'Union à 27 ; nous avons ouvert des négociations d'adhésion avec douze candidats et nous n'aurons pas à nouveau la présidence tournante en principe avant 2008. Il y a en Europe près de dix autres candidats potentiels. La construction européenne est faite depuis longtemps de compromis entre les conceptions des uns et des autres, de la France, de l'Allemagne et des autres. Il y a longtemps qu'elle n'est plus simplement une extrapolation des conceptions françaises. Mais je suis convaincu que la France y gardera ses capacités de propositions, d'influences, d'entraînement, si elle est imaginative et déterminée.
Q - A Nice, les relations franco-allemandes n'ont pas paru harmonieuses, c'est le moins qu'on puisse dire. Sommes-nous entrés dans une phase différente de nos relations, plus distante, ou plus querelleuse ?
R - Les relations franco-allemandes évoluent avec les réalités. Après les acquis irréversibles des périodes de Gaulle, Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl, nous sommes entrés dans une nouvelle période dans laquelle l'Allemagne réunifiée se veut un pays "normal" qui défend ses intérêts sans complexe sur tous les plans. Au nom de quoi en contester à l'Allemagne le droit ? Pourquoi s'en émouvoir ? Pour ma part, je ne l'ai jamais fait. Le Chancelier Schroeder incarne cette Allemagne-là. Il faut réfléchir à partir de cette réalité nouvelle.
Q - Certains ont dit que Nice entérinait un leadership allemand de facto. Qu'en pensez-vous ?
R - C'est une fausse impression. Je ne pense pas que l'Allemagne veuille, ni puisse, gouverner l'Europe ! Je continue donc à penser qu'une entente franco-allemande est irremplaçable, même si elle ne suffit plus, car chacun des Etats membres compte. Je crois aussi que, comme le dit excellemment Joschka Fischer, les tensions dans la relation franco-allemande sont "créatrice". Eh bien, créons ! C'est ce que nous faisons intensément, depuis le dîner à cinq (Chirac, Schroeder, Jospin, Fischer et moi-même) en Alsace en janvier.
Q - Après Nice, les portes de l'Union sont-elles désormais clairement ouvertes aux candidats à l'adhésion ?
R - Oui, à Helsinki, les Quinze s'étaient engagés à être prêts à accueillir à partir de la fin 2002, début 2003, ceux des pays candidats qui seraient alors prêts à entrer, c'est-à-dire à reprendre les acquis communautaires. Compte tenu des délais de ratification, cela supposait un accord à Nice en décembre 2000. Les Quinze ont donc tenu parole. Le succès de Nice, c'est aussi cela.
Q - La France est accusée de traîner les pieds dans les négociations d'élargissement.
R - Je connais ces procès d'intention. Ils sont infondés et injustes. La France se borne à dire depuis le début que les négociations d'adhésion doivent être sérieuses pour que l'élargissement soit réussi, dans l'intérêt des membres comme des candidats, ceux qui aspirent à entrer dans l'Union parce qu'elle marche. A quoi leur servirait d'entrer dans une Union paralysée, sans politiques communes ? Apparemment, c'est encore trop pour certains, puisque cela a suffit à déclencher la vindicte et des campagnes périodiques d'intimidation.
Q - Pouvez-vous préciser ?
R - Ces critiques contre des pseudo-blocages français provenaient de certains pays membres qui, fidèles à leur conception purement libre-échangiste de l'Europe, ont toujours privilégié l'élargissement sur l'approfondissement ; de plusieurs autres qui poursuivent à travers l'élargissement à tel ou tel pays précis des stratégies de voisinage, de clientèle, de parrainage pour renforcer leur influence dans l'Union élargie de demain ; de certains pays candidats qui, ayant du mal à faire chez eux les réformes demandées, qui sont de fait difficiles, voudraient court-circuiter les principales difficultés de la négociation en obtenant que soit fixée sans attendre et arbitrairement une date pour leur adhésion ; enfin, de milieux pro-européens généreux qui voient l'élargissement comme un devoir moral et qui ne découvrent que maintenant (!), douloureusement, combien les élargissements antérieurs ont déjà réduit la capacité de l'Union à quinze à s'approfondir
Q - Vous démentez toute obstruction française ?
R - Absolument. Voyez les progrès faits sous la présidence française ! Les négociations sont menées sous l'égide des présidences tournantes, mais en pratique par la Commission sous l'autorité du commissaire Verheugen. L'Union a présenté aux douze candidats, au cours du second semestre 2000, près d'une centaine de positions de négociations, ce qui a permis d'engager les discussions sur plus de 40 chapitres de l'acquis communautaire et de les conclure, à ce stade, pour 30 d'entre eux. En outre, l'Union a commencé à aborder les questions de fond, en examinant les demandes de périodes transitoires présentées par les pays candidats. La réponse positive apportée par l'Union à certaines de ces demandes a permis la clôture provisoire de chapitres importants de l'acquis avec certains des candidats, comme la libre prestation de services, la libre circulation des marchandises ou encore la politique sociale. Mais, aujourd'hui, 500 demandes de "transition" ont été déposées par les pays candidats et d'autres viendront encore ! Si elles sont toutes acceptées, il n'y a plus de politiques communes ni de marché unique. Si elles sont refusées, il n'y a plus d'élargissement. Donc, nous allons négocier jusqu'à ce que nous trouvions un accord, candidat par candidat, acceptable au total pour l'Union.
Q - Le principe de la différenciation est-il conservé ?
R - Il est constamment réaffirmé. C'est l'état de préparation de chaque pays candidat qui sera pris en compte.
Q - Quand ?
R - Dès qu'ils seront prêts, à partir de 2003. Cela ne dépendra alors que de leur capacité à reprendre et à appliquer l'acquis communautaire.
Q - Reste-t-il une ambiguïté à propos de la Turquie ?
R - Pas d'ambiguïté, une différence. Le caractère européen de la Turquie était - et reste - controversé. Beaucoup de responsables européens pensent qu'un partenariat stratégique serait plus adapté qu'une adhésion. Mais, comme des promesses ont été faites à la Turquie, à qui on a reconnu depuis 1963 une "vocation européenne", et que les forces les plus modernes de ce pays s'appuient depuis lors sur cet engagement, les Quinze ont finalement décidé en 1999 d'admettre, d'enregistrer, en quelque sorte, la candidature turque. Mais les négociations d'adhésion n'ont pas été ouvertes, la Turquie étant vraiment trop loin des critères de Copenhague. En attendant, sous présidence française, nous avons conclu avec la Turquie un "partenariat pour l'adhésion" pour l'aider à s'en rapprocher.
Q - Et les pays des Balkans ?
R - L'Union met en uvre avec les pays des Balkans qui ne sont pas encore candidats des accords "d'association et de stabilisation", élément clé de notre politique à l'égard des Balkans, qui va pouvoir se développer vraiment grâce au changement à Belgrade. Leur adhésion est une perspective, mais pas une question d'actualité.
Q - Malgré tout cela, ne doit-on pas regretter l'enlisement du projet européen ?
R - Vous ne pouvez parler d'enlisement que si vous jugez selon des utopies ou des perspectives idéales. Mais si vous jugez par rapport à l'Europe d'avant guerre ou même des années 50, le chemin parcouru est stupéfiant, une vraie métamorphose, un exemple sans précédent dans l'histoire des nations qui autorise toutes les espérances, toutes les ambitions. Bien sûr, si vous jugez les Traités de Rome, Maastricht, Amsterdam et Nice à l'aune des Etats-Unis intégrés d'Europe, si vous vivez dans l'attente de l'abolition des gouvernements et des parlements nationaux et selon le seul critère de l'intégration politique totale, c'est en effet frustrant. Mais c'est la réalité de l'Europe. La réalité démocratique de l'Europe à quinze de ses Etats nations et cela le sera encore plus de l'Europe à trente. On peut le regretter, mais alors c'est plutôt à l'époque de l'Europe à six, où c'était peut-être possible, qu'il fallait créer une vraie Europe intégrée et fédérée.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mai 2001)
R - De la fin de Camp David en juillet 2000 jusqu'à la provocation d'Ariel Sharon sur l'esplanade des Mosquées fin septembre et ensuite, quand le président Clinton a proposé avant Noël ses "critères", oui, j'ai vraiment pensé que nous étions plus proches que jamais d'une solution.
Q - A cause de quoi ?
R - D'abord, parce que Barak avait été élu pour faire la paix. Il avait fait sur Jérusalem et les Territoires les propositions les plus avancées jamais faites par un gouvernement israélien. Certes, en droit international, Israël devrait purement et simplement restituer tous les territoires occupés. Mais, dans le monde réel où nous sommes, les propositions d'Ehud Barak et de Shlomo Ben Ami étaient très courageuses.
Q - Les Palestiniens n'ont pas été aussi courageux !
R - Ce n'est pas si simple. Ils avaient eux aussi fait des ouvertures sans précédent sur les Territoires et les colonies. Certes, ils maintenaient des exigences sur Jérusalem et les réfugiés. Mais il faut comprendre que, pour un leader palestinien, dire à son peuple que la lutte historique est terminée et que l'accord est définitif, c'est une très lourde responsabilité, surtout si des points essentiels demeurent sans solution complète ou immédiate.
Q - Quel a été le rôle de Bill Clinton ?
R - Essentiel et hors normes. Il s'est engagé plus qu'aucun président américain avant lui. Il l'a fait avec tout le poids du président des Etats-Unis, mais avec en plus un rayonnement personnel auprès des deux parties bâti au fil des rencontres, permis par un certain rééquilibrage des positions américaines et lié à son charisme. Madeleine Albright, aussi, a fait preuve d'une extraordinaire activité.
Je regrette profondément que tout cela n'ait pas abouti et veux espérer qu'il en restera quelque chose.
Q - L'Europe n'a joué aucun rôle dans tout cela.
R - L'Union européenne en tant que telle n'a pas joué jusqu'ici de véritable rôle politique au Proche-Orient. Par conséquent, tout ce qu'elle a fait ces dernières années à travers ses aides, ses programmes de coopération, son envoyé spécial, M. Moratinos, l'action de son haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité, ses déclarations de plus en plus précises et fermes sur la paix au Proche-Orient, est un progrès et un gain d'influence.
Q - On ne peut se contenter d'aussi peu !
R - Qui s'en contente ? Il faut être beaucoup plus ambitieux, l'Union européenne ne peut se contenter de bonnes paroles, de distribution de fonds et d'aide humanitaire et de tournées dans la région. Elle doit avoir une vraie politique. Avec l'Espagne et quelques autres pays, la France ne cesse d'y pousser.
Q - Au risque d'entretenir l'antagonisme avec les Etats-Unis ?
R - Ce n'est pas inévitable. Nous pouvons avoir nos propres idées et coopérer utilement pour la paix avec les Américains. Mais il faut aussi que l'Europe ait le courage de prendre ses responsabilités et des positions qu'elle juge bonnes pour la paix en refusant d'être disqualifiée a priori par Israël ou les Etats-Unis, ou instrumentalisée par les Arabes.
Q - Aux Etats-Unis, on a souvent un jugement sévère sur la politique arabe de la France, sa partialité, ses arrière-pensées commerciales.
R - Permettez-moi de sourire : chacun sait que les considérations commerciales ne jouent aucun rôle dans la politique étrangère américaine, n'est-ce pas ? Plus sérieusement, les considérations commerciales jouent un certain rôle dans toutes les politiques étrangères. Dans le cas de notre politique, elles ne sont pas dominantes, spécialement au Proche-Orient, où notre raisonnement est stratégique.
Q - Pouvez-vous préciser ?
R - Cela fait vingt ans que la France dit qu'un Etat palestinien viable est la solution et non le problème, et donc que les Israéliens et les Palestiniens doivent s'accepter et négocier. Ces idées caricaturées et combattues avec violence pendant des années (cf. les attaques virulentes contre François Mitterrand quand il avait reçu Yasser Arafat bien avant que celui-ci ne devienne un familier de la Maison-Blanche), avant d'être au bout du compte considérées comme des bases de travail évidentes par tout le monde, Américains et Israéliens compris ! Voilà un exemple d'une influence réelle que nous avons eue sur l'évolution des esprits alors que nous ne disposions pas de la position unique qui est celle des Etats-Unis au Proche-Orient depuis des décennies, aux yeux des Arabes comme des Palestiniens.
Q - Est-ce que quelque chose a changé dans les relations France-Etats-Unis au Proche-Orient ?
R - Oui, sous Bill Clinton. Nous avons dissipé le climat stérile de suspicion et de reproches mutuels. Nous y avons substitué une coopération très active, un large échange d'informations et même dans certains cas, par exemple à propos du Liban et de la Syrie, une vraie coordination opérationnelle sur l'attitude à adopter et les mesures à prendre. Tout cela dans le respect de nos spécificités. Nous sommes prêts à continuer ainsi avec l'administration de George W. Bush.
Q - Il y a eu une vraie coopération ?
R - Oui, par exemple, pendant l'été 2000, sur la recherche d'un accord israélo-palestinien, avec échange constant de "non papers" et des réunions téléphoniques.
Q - Mais cela n'a pas marché... Est-ce que les Palestiniens n'ont pas, une fois de plus, raté le coche ?
R - Vous pouvez regretter leur réaction, comme certains blocages israéliens. Mais ne jugeons pas. Ni les uns ni les autres. Demandons-nous plutôt ce qui peut être fait d'utile maintenant.
Q - Mais n'est-on pas entré depuis fin septembre 2000 dans une phase nouvelle où la formule de Raymond Aron, appliquée à la guerre froide, décrirait, hélas, la situation au Proche-Orient : "paix impossible, guerre improbable "?
R - A propos du Proche-Orient, j'essaie de n'être ni pessimiste ni d'ailleurs optimiste, mais engagé et persévérant. Quelle que soit la situation sur le terrain, et politiquement, nous ne devons pas baisser les bras. Nous ne devons pas nous arrêter au fatalisme de cette formule ni nous contenter de cet entre-deux.
Q - Que peut-on faire ?
R - Il faut distinguer : au bout du compte, seuls les Israéliens et les Palestiniens pourront prendre les décisions historiques, nécessairement très difficiles, car elles comporteront des concessions et des compromis, qui fonderont la paix qu'il faudra ensuite construire. Que peuvent faire les autres, les Etats-Unis, l'Europe ? Conseiller, dissuader, encourager, proposer, aider, garantir. Accompagner, donc faciliter. Ils ne peuvent pas se substituer aux protagonistes.
Q - Oui, mais concrètement ?
R - Aujourd'hui, d'abord favoriser la baisse de la tension sur le terrain, empêcher l'aggravation, enrayer l'engrenage ; ensuite, voir ce qui peut être préservé des acquis politiques et diplomatiques des derniers mois, aider à la reprise de négociations en redonnant une perspective, voir ce qu'il est possible de relancer entre Israéliens et Palestiniens, entre Israéliens et Syriens, tout en veillant à ce que les intérêts légitimes des Libanais et des Jordaniens ne soient pas négligés. Rechercher la meilleure synergie possible entre Américains, Européens et Egyptiens. Ne jamais se décourager.
Q - Que diriez-vous aux Israéliens et aux Palestiniens ?
R - Aux premiers je dirais : "Dépassez votre peur", l'existence d'Israël est à la fois une évidence et un droit inaliénable. Comprenez le désespoir et les attentes des Palestiniens. Prenez des mesures radicales et courageuses. Revenez à la logique de paix et poussez-la à son terme : vous avez besoin d'un Etat palestinien réellement viable.
Aux seconds : comprenez la spécificité de l'inquiétude des Israéliens et donc leur profond besoin de sécurité. A un moment donné, vous devrez choisir entre une vision absolue de ce qui est juste et de ce qui vous est dû et la réalité de ce qui sera possible. Je comprends que vous vouliez accroître la part de ce possible et peux ressentir les souffrances et même le désespoir, mais ce choix, vous devrez le faire un jour ou l'autre.
Le monde entier aidera les dirigeants israéliens et palestiniens qui auront eu ce courage ensemble.
Q - Certains commentateurs considèrent que le Sommet de Nice marque la fin d'une certaine Europe, dominée par la France.
R - "Certains" sont décalés par rapport à ce que l'Union était déjà devenue depuis des années. Les négociations de Nice n'ont rien révélé qu'on ne sache déjà : nous ne sommes plus dans l'Europe des Six et du Traité de Rome. Il y a eu le marché unique, Maastricht et Amsterdam ; nous sommes quinze Etats membres ; la Commission a vingt membres et ce chiffre va augmenter. Le Parlement européen compte 626 membres et, à Nice, ce chiffre a été porté à 732, pour l'Union à 27 ; nous avons ouvert des négociations d'adhésion avec douze candidats et nous n'aurons pas à nouveau la présidence tournante en principe avant 2008. Il y a en Europe près de dix autres candidats potentiels. La construction européenne est faite depuis longtemps de compromis entre les conceptions des uns et des autres, de la France, de l'Allemagne et des autres. Il y a longtemps qu'elle n'est plus simplement une extrapolation des conceptions françaises. Mais je suis convaincu que la France y gardera ses capacités de propositions, d'influences, d'entraînement, si elle est imaginative et déterminée.
Q - A Nice, les relations franco-allemandes n'ont pas paru harmonieuses, c'est le moins qu'on puisse dire. Sommes-nous entrés dans une phase différente de nos relations, plus distante, ou plus querelleuse ?
R - Les relations franco-allemandes évoluent avec les réalités. Après les acquis irréversibles des périodes de Gaulle, Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl, nous sommes entrés dans une nouvelle période dans laquelle l'Allemagne réunifiée se veut un pays "normal" qui défend ses intérêts sans complexe sur tous les plans. Au nom de quoi en contester à l'Allemagne le droit ? Pourquoi s'en émouvoir ? Pour ma part, je ne l'ai jamais fait. Le Chancelier Schroeder incarne cette Allemagne-là. Il faut réfléchir à partir de cette réalité nouvelle.
Q - Certains ont dit que Nice entérinait un leadership allemand de facto. Qu'en pensez-vous ?
R - C'est une fausse impression. Je ne pense pas que l'Allemagne veuille, ni puisse, gouverner l'Europe ! Je continue donc à penser qu'une entente franco-allemande est irremplaçable, même si elle ne suffit plus, car chacun des Etats membres compte. Je crois aussi que, comme le dit excellemment Joschka Fischer, les tensions dans la relation franco-allemande sont "créatrice". Eh bien, créons ! C'est ce que nous faisons intensément, depuis le dîner à cinq (Chirac, Schroeder, Jospin, Fischer et moi-même) en Alsace en janvier.
Q - Après Nice, les portes de l'Union sont-elles désormais clairement ouvertes aux candidats à l'adhésion ?
R - Oui, à Helsinki, les Quinze s'étaient engagés à être prêts à accueillir à partir de la fin 2002, début 2003, ceux des pays candidats qui seraient alors prêts à entrer, c'est-à-dire à reprendre les acquis communautaires. Compte tenu des délais de ratification, cela supposait un accord à Nice en décembre 2000. Les Quinze ont donc tenu parole. Le succès de Nice, c'est aussi cela.
Q - La France est accusée de traîner les pieds dans les négociations d'élargissement.
R - Je connais ces procès d'intention. Ils sont infondés et injustes. La France se borne à dire depuis le début que les négociations d'adhésion doivent être sérieuses pour que l'élargissement soit réussi, dans l'intérêt des membres comme des candidats, ceux qui aspirent à entrer dans l'Union parce qu'elle marche. A quoi leur servirait d'entrer dans une Union paralysée, sans politiques communes ? Apparemment, c'est encore trop pour certains, puisque cela a suffit à déclencher la vindicte et des campagnes périodiques d'intimidation.
Q - Pouvez-vous préciser ?
R - Ces critiques contre des pseudo-blocages français provenaient de certains pays membres qui, fidèles à leur conception purement libre-échangiste de l'Europe, ont toujours privilégié l'élargissement sur l'approfondissement ; de plusieurs autres qui poursuivent à travers l'élargissement à tel ou tel pays précis des stratégies de voisinage, de clientèle, de parrainage pour renforcer leur influence dans l'Union élargie de demain ; de certains pays candidats qui, ayant du mal à faire chez eux les réformes demandées, qui sont de fait difficiles, voudraient court-circuiter les principales difficultés de la négociation en obtenant que soit fixée sans attendre et arbitrairement une date pour leur adhésion ; enfin, de milieux pro-européens généreux qui voient l'élargissement comme un devoir moral et qui ne découvrent que maintenant (!), douloureusement, combien les élargissements antérieurs ont déjà réduit la capacité de l'Union à quinze à s'approfondir
Q - Vous démentez toute obstruction française ?
R - Absolument. Voyez les progrès faits sous la présidence française ! Les négociations sont menées sous l'égide des présidences tournantes, mais en pratique par la Commission sous l'autorité du commissaire Verheugen. L'Union a présenté aux douze candidats, au cours du second semestre 2000, près d'une centaine de positions de négociations, ce qui a permis d'engager les discussions sur plus de 40 chapitres de l'acquis communautaire et de les conclure, à ce stade, pour 30 d'entre eux. En outre, l'Union a commencé à aborder les questions de fond, en examinant les demandes de périodes transitoires présentées par les pays candidats. La réponse positive apportée par l'Union à certaines de ces demandes a permis la clôture provisoire de chapitres importants de l'acquis avec certains des candidats, comme la libre prestation de services, la libre circulation des marchandises ou encore la politique sociale. Mais, aujourd'hui, 500 demandes de "transition" ont été déposées par les pays candidats et d'autres viendront encore ! Si elles sont toutes acceptées, il n'y a plus de politiques communes ni de marché unique. Si elles sont refusées, il n'y a plus d'élargissement. Donc, nous allons négocier jusqu'à ce que nous trouvions un accord, candidat par candidat, acceptable au total pour l'Union.
Q - Le principe de la différenciation est-il conservé ?
R - Il est constamment réaffirmé. C'est l'état de préparation de chaque pays candidat qui sera pris en compte.
Q - Quand ?
R - Dès qu'ils seront prêts, à partir de 2003. Cela ne dépendra alors que de leur capacité à reprendre et à appliquer l'acquis communautaire.
Q - Reste-t-il une ambiguïté à propos de la Turquie ?
R - Pas d'ambiguïté, une différence. Le caractère européen de la Turquie était - et reste - controversé. Beaucoup de responsables européens pensent qu'un partenariat stratégique serait plus adapté qu'une adhésion. Mais, comme des promesses ont été faites à la Turquie, à qui on a reconnu depuis 1963 une "vocation européenne", et que les forces les plus modernes de ce pays s'appuient depuis lors sur cet engagement, les Quinze ont finalement décidé en 1999 d'admettre, d'enregistrer, en quelque sorte, la candidature turque. Mais les négociations d'adhésion n'ont pas été ouvertes, la Turquie étant vraiment trop loin des critères de Copenhague. En attendant, sous présidence française, nous avons conclu avec la Turquie un "partenariat pour l'adhésion" pour l'aider à s'en rapprocher.
Q - Et les pays des Balkans ?
R - L'Union met en uvre avec les pays des Balkans qui ne sont pas encore candidats des accords "d'association et de stabilisation", élément clé de notre politique à l'égard des Balkans, qui va pouvoir se développer vraiment grâce au changement à Belgrade. Leur adhésion est une perspective, mais pas une question d'actualité.
Q - Malgré tout cela, ne doit-on pas regretter l'enlisement du projet européen ?
R - Vous ne pouvez parler d'enlisement que si vous jugez selon des utopies ou des perspectives idéales. Mais si vous jugez par rapport à l'Europe d'avant guerre ou même des années 50, le chemin parcouru est stupéfiant, une vraie métamorphose, un exemple sans précédent dans l'histoire des nations qui autorise toutes les espérances, toutes les ambitions. Bien sûr, si vous jugez les Traités de Rome, Maastricht, Amsterdam et Nice à l'aune des Etats-Unis intégrés d'Europe, si vous vivez dans l'attente de l'abolition des gouvernements et des parlements nationaux et selon le seul critère de l'intégration politique totale, c'est en effet frustrant. Mais c'est la réalité de l'Europe. La réalité démocratique de l'Europe à quinze de ses Etats nations et cela le sera encore plus de l'Europe à trente. On peut le regretter, mais alors c'est plutôt à l'époque de l'Europe à six, où c'était peut-être possible, qu'il fallait créer une vraie Europe intégrée et fédérée.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mai 2001)