Interview de M. François Fillon, Premier ministre, au quotidien croate "Jutarnji List" du 9 juillet 2010, sur le soutien apporté par la France à l'adhésion de la Croatie à Union européenne, le bilan du G20 de Toronto, le projet d'interdiction de la burqa et les relations entre l'UE et la Turquie.

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- Comment jugez-vous les progrès de la Croatie vers l'UE ? Qu'est-ce qui doit être fait avant que la Croatie devienne membre de l'UE ? Y a-t-il des problèmes politiques sérieux que la Croatie doive résoudre avant d'adhérer ?
La Croatie est entrée dans une phase décisive de ses négociations d'adhésion, en quelque sorte dans la dernière ligne droite. Pour cela, elle a accompli des efforts importants, que je tiens à saluer. L'ampleur des transformations politiques et économiques qui sont intervenues après la période difficile qui a suivi l'implosion de l'ex-Yougoslavie, avec les conflits sanglants que nous gardons tous en mémoire, l'ont amenée aujourd'hui au seuil de l'Union européenne. C'est mérité. Les efforts réels en matière de lutte contre la corruption ou de réformes économiques témoignent de l'engagement déterminé des autorités croates à aller de l'avant. Je souhaite que la Croatie puisse franchir avec succès le dernier pas, afin que nous soyons en mesure de l'accueillir bientôt comme 28e Etat-membre.
La réussite de la Croatie est un message clair pour les autres pays de la région ayant vocation à adhérer à l'Union européenne : l'adhésion à l'UE est certainement un processus long et difficile, mais une volonté inébranlable de réforme permet de toucher au but.
Comme vous le savez, le processus des négociations d'adhésion est très exigeant, avec une liste de critères précis à remplir dans chaque domaine. Cette précision est essentielle à la crédibilité du processus. Dans le cas de la Croatie, aucune demande n'est hors de portée, même si plusieurs d'entre elles requièrent encore certains efforts. C'est particulièrement vrai pour le respect de l'Etat de droit, qui est à la base des valeurs européennes, et pour le fonctionnement de l'administration : une justice et une administration intègres et efficaces sont indispensables pour assurer la modernisation d'un pays. La question de la coopération avec le TPIY devra elle aussi trouver une réponse adéquate. Enfin, la restructuration de certains secteurs industriels comme les chantiers navals ou l'adaptation du système des aides agricoles aux règles communautaires sont des étapes délicates mais indispensables.
- Quel est le but principal de votre visite ? Beaucoup de temps s'est écoulé entre les visites officielles de hauts responsables français en Croatie : pour quelle raison ?
Ma visite a pour objectif principal de réaffirmer l'étroitesse des relations entre la France et la Croatie et de soutenir les efforts remarquables de celle-ci pour se réformer et être en mesure d'adhérer à l'Union européenne.
A cette occasion, nous signerons avec Madame Jadranka KOSOR, Premier ministre croate, un accord de partenariat stratégique, sur le modèle de ceux que la France a déjà conclus avec d'autres pays d'Europe centrale et orientale, et pour la première fois avec un pays européen non-membre de l'Union européenne. Il s'agit d'un document qui trace les grandes lignes de ce que sera notre coopération, dans tous les domaines, de l'économie à la culture, en passant par la défense ou l'environnement, avec là aussi un fort accent mis sur l'aide que la France peut apporter à la Croatie pour que son adhésion à l'UE se fasse dans les meilleures conditions.
- Comment voyez-vous la position des autres pays de l'ex-Yougoslavie dans leur processus d'adhésion à l'UE ? Quand la Serbie, le Monténégro, la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine peuvent-ils espérer devenir candidats puis membres ? Quel est votre message pour la région ?
Mon message pour la région est double. D'une part, l'ensemble des pays de l'ex-Yougoslavie et l'Albanie ont vocation à entrer un jour dans l'Union européenne. Ce principe a été proclamé au sommet de Zagreb en 2000 (dont l'initiative revenait, vous vous en souvenez, au président Chirac). Il a été réaffirmé récemment, lors de la conférence ministérielle entre l'UE et les pays de la région à Sarajevo le 2 juin. Nous souhaitons que cette région, marquée par une histoire difficile, rejoigne la zone de paix et de stabilité que constitue pour ses membres l'Union européenne.
D'autre part, il faut être conscient qu'adhérer à l'UE n'est pas une simple formalité : cela requiert de la part des pays candidats des efforts très importants pour se mettre en conformité complète avec l'acquis communautaire. Cette dynamique repose essentiellement sur la volonté des Etats concernés : mettre en oeuvre les profondes réformes nécessaires dans de multiples domaines et adopter une attitude de dialogue et de coopération au niveau régional.
En s'engageant résolument sur cette voie, chaque pays définit le rythme de son rapprochement, le cheminement vers l'adhésion étant fondé sur une appréciation des mérites propres de chaque candidat et de son niveau de préparation. Il est beaucoup trop tôt pour fixer un horizon pour l'issue du processus, mais celui-ci se poursuit, et c'est bien là l'essentiel.
- Comment voyez-vous l'avenir de la Bosnie-Herzégovine ? faut-il changer les accords de Dayton ?
Nous encourageons les responsables politiques de Bosnie-Herzégovine à adopter, dans un esprit de compromis et de responsabilité, les réformes nécessaires pour l'avenir de leur pays et de leurs concitoyens. Ils pourront ainsi obtenir la levée de la tutelle internationale et mettre leur pays en mesure de poursuivre ses progrès vers l'Union européenne. La Bosnie-Herzégovine doit prendre en main son destin et se tourner résolument vers son avenir européen.
- De votre point de vue, quels sont les bénéfices que la Croatie retirera de son appartenance à l'Union européenne ?
Tout d'abord, le processus d'adhésion lui-même est un formidable facteur de modernisation. La conditionnalité que j'ai déjà évoquée constitue une incitation supplémentaire pour les pays concernés à mettre en oeuvre des réformes difficiles comme la rénovation des institutions politiques ou des restructurations industrielles. Sans l'Europe, il y a fort à parier que ces réformes, qui bénéficient avant tout aux citoyens eux-mêmes, finiraient par se faire de toute façon. Mais avec l'Europe, elle se font plus vite et avec plus de rigueur, elles sont là pour durer et elles bénéficient de l'assistance technique et financière que l'UE met à disposition.
Ensuite, en devenant Etat membre, l'ancien candidat s'intègre dans de puissantes politiques communes et dans un ensemble de solidarités, qui fait que le seul fait de devenir membre de l'UE est pour les investisseurs un gage de stabilité significatif.
Enfin, devenir membre de l'Union européenne, c'est bien sûr acquérir la possibilité de participer, sur un pied d'égalité, aux grandes décisions qui vont façonner l'avenir de notre continent et bien au-delà.
Mais un Etat membre a aussi des devoirs et doit respecter des disciplines strictes : la crise récente sur la dette souveraine le démontre.
- Quel est votre commentaire sur le dernier G20 ? est-ce un échec ?
Certainement pas. Le G20 est un forum essentiel pour échanger entre responsables provenant des différentes régions du monde et dont le rôle est de mettre les positions en cohérence pour améliorer la gouvernance mondiale.
A l'issue du G20 de Toronto, le Président Sarkozy a cité 4 points essentiels sur lesquels la France s'est battue pour avoir des avancées, reflétées dans le communiqué final : la taxe sur les banques ; la question des financements innovants et notamment de la taxation sur les transactions financières ; la réforme du système monétaire international ; la question de la gouvernance mondiale, sur laquelle des progrès urgents sont indispensables.
Il faut poursuivre sur cette voie. Le prochain G20 à Séoul sera l'occasion d'avancer sur les questions de régulation financière, déjà abordées lors des rencontres précédentes. Bien entendu, la France prépare activement sa présidence de l'an prochain, avec l'objectif d'obtenir les résultats les plus ambitieux possibles.
- Allons-nous à nouveau vers la récession, comme Paul Krugman l'a écrit récemment ? Quelle est la réponse globale et européenne à la crise économique ?
Il est de notre devoir de prendre les mesures nécessaires pour éviter les scénarios les plus pessimistes. C'est ce que nous avons fait au niveau européen à l'automne 2008, au plus fort de la crise. Avec nos partenaires de l'Union, nous avons mis en place des politiques coordonnées de relance pour éviter la spirale de la dépression. Plus récemment, face aux mouvements spéculatifs sur les dettes souveraines, l'Europe a su se mobilier pour un effort de solidarité envers ses membres menacés, qui s'est traduit par un plan de soutien en faveur de la Grèce à hauteur de 110 milliards d'euros, et par l'établissement d'un fonds de stabilisation financière qui atteint 750 milliards d'euros si on y inclut la contribution du FMI. Autant de mesures sans précédent.
Mais la contrepartie de cette solidarité, c'est l'exigence de responsabilité. C'est pourquoi nous devons réfléchir aux moyens de renforcer la gouvernance économique de l'Europe. Un groupe de travail dirigé par le président du Conseil européen, H. van Rompuy, est chargé de remettre des propositions à cet égard.
- Le sentiment anti-islamique semble s'accroître dans l'ensemble de l'Occident. Comment la France, le pays qui compte le plus grand nombre de musulmans en Europe, compte y répondre ? L'interdiction de la burqa est-elle vraiment nécessaire ?
Il ne faut pas céder à l'exagération : il n'y a pas en France d'hostilité générale envers la communauté musulmane, même si, malheureusement, des discriminations, et parfois des actes hostiles visent des personnes de confession musulmane. Dans sa très grande majorité, l'islam de France offre le visage d'une communauté ouverte et bien intégrée dans la société. La République française garantit le respect et la considération à tous ses citoyens, quelles que soient leurs appartenances religieuses, spirituelles ou philosophiques : c'est notre conception de la laïcité. Le vrai problème, c'est celui du communautarisme, et de sa version la plus extrême et dangereuse, l'intégrisme. Il s'agit d'une frange très minoritaire mais agissante, qui prône une vision intolérante de la pratique religieuse, incompatible avec les valeurs de la République et la volonté de vivre ensemble qui la fonde. C'est cette vision qu'exprime le port du voile intégral, pratique de repli sur soi, de rejet de l'autre et d'atteinte à la dignité de la femme. C'est pourquoi mon gouvernement a élaboré un projet de loi sur l'interdiction du voile intégral, dont la discussion a commencé le 6 juillet au Parlement. Cette interdiction sera précédée d'une période de six mois de pédagogie et de communication, grâce notamment à l'accompagnement des responsables de la communauté musulmane de France.
- Qu'en est-il de la Turquie et de l'UE ? Y a-t-il un horizon réaliste pour l'adhésion de la Turquie ?
Vous connaissez la position des autorités françaises : la Turquie n'a pas vocation à rejoindre l'Union européenne comme membre à part entière. Nous sommes donc en faveur d'un rapprochement aussi étroit que possible entre l'Union européenne et la Turquie, mais sans aller jusqu'à l'adhésion.
En même temps, nous sommes conscients que le processus de négociations constitue un levier essentiel pour la modernisation et la démocratisation de ce pays. C'est la raison pour laquelle le gouvernement français est favorable à la poursuite des négociations avec la Turquie, dans le respect de la position de notre pays sur l'issue du processus.
Il reste que, pour l'essentiel, l'avancée des négociations dépend de la capacité de la Turquie à mettre en oeuvre les réformes internes nécessaires pour satisfaire les critères d'ouverture des chapitres, et à remplir ses engagements envers l'Union européenne, notamment une application intégrale du protocole d'Ankara et la normalisation des relations avec l'ensemble des Etats membres, y compris la République de Chypre.
- Comment voyez-vous le rôle de la Russie dans le monde contemporain ? Le danger d'une nouvelle guerre froide est-il une réalité ?
La guerre froide est révolue et ne reviendra pas. La Russie est l'un des acteurs-clés du monde d'aujourd'hui et un partenaire irremplaçable de l'Union européenne, et pas seulement pour l'approvisionnement énergétique. Son appui est très précieux dans la gestion des grands dossiers internationaux, qu'il s'agisse par exemple de l'Iran, du Proche-Orient ou de la gouvernance mondiale. Nous souhaitons développer avec elle des relations étroites dans un esprit de confiance mutuelle. A titre national, nous avons une relation riche et soutenue. 2010 est une année croisée France-Russie. Le Président Medvedev était en visite d'Etat à Paris début mars, M. Poutine était à Paris il y a un mois, le Président Sarkozy était il y a quelques jours au forum économique de Saint-Pétersbourg. Le prochain séminaire gouvernemental franco-russe aura lieu quant à lui en décembre à Moscou.
- Pour finir, revenons à la Croatie. Y a-t-il un intérêt français pour des investissements majeurs en Croatie ? Que doit faire la Croatie pour attirer les investisseurs étrangers ?
La France est déjà présente en Croatie. Nous en sommes le 5e investisseur, avec un total de 1,35 milliards d'euros sur la période 1993-2009. Certaines de ces opérations sont des opérations d'envergure, comme le rachat de la Splitska banka par la Société Générale ou celle du Dukat par Lactalis.
La Croatie dispose d'un grand potentiel pour nos entreprises : sa proximité avec le marché européen, sa situation géographique au sein d'une région amenée à se développer, le niveau de vie de sa population sont autant d'atouts. Ceux-ci doivent être mieux mis en valeur par une approche plus favorable aux investissements étrangers : simplification des procédures, respect des règles de non-discrimination, meilleur fonctionnement de la justice et transparence accrue de l'administration. C'est à cette condition que des projets importants pourront être lancés. Les entreprises françaises sont prêtes à y prendre toute leur part. Je pense en particulier au projet de terminal gazier sur l'île de Krk ou à la construction d'un nouveau terminal pour l'aéroport de Zagreb.
Source http://www.ambafrance-hr.org, le 19 juillet 2010