Extraits de l'entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France 5" le 30 août 2010, sur le sort de l'Iranienne Sakineh Mohammad-Ashtiani, condamnée à mort par lapidation, la politique à l'égard des Roms et l'évocation de sa démission.

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Média : France 5

Texte intégral

Q - Deux très bonnes raisons d'inviter le ministre des Affaires étrangères ce soir.
La première, c'est qu'il se mobilise en faveur de cette Iranienne, Sakineh Mohammadi-Ashtiani, qui risque la pire des condamnations à mort, la mort par lapidation. C'est pour cela que l'on vous avait invité, Bernard Kouchner dès vendredi et merci d'avoir accepté.
Mais la deuxième raison de vous recevoir ce soir, c'est que vous avez créé du "buzz", comme on dit, ce matin sur RTL en annonçant que vous aviez songé à démissionner à cause de la politique à l'égard des Roms.
On va commencer par Sakineh, parce que c'est quand même le plus dramatique. Vendredi, vous avez annoncé que vous vous adressiez à tous vos collègues européens pour une initiative commune ?
R - Je viens d'être bouleversé par l'annonce de la mort de mon ami Alain Corneau, pardon.

Q - Vous pouvez nous dire un mot si vous le souhaitez.
R - C'était un homme de coeur et de grand talent et je savais qu'il était malade. Pardon, je viens de le savoir, je pense à lui et à sa famille.
Sakineh Ashtiani est une jeune femme qui a été condamnée à mort par lapidation parce que, dit-on, après la mort de son mari, elle a eu deux amants. Ne discutons pas du fond des choses. C'est un acte barbare, c'est un acte inacceptable qui me révolte ; j'ai été souvent révolté. Vous avez dit que j'avais des états d'âme parfois ; mais là, c'est tellement gros, c'est une accusation tellement impossible à soutenir que la communauté internationale a bien réagi et que, finalement, tout le monde a protesté, la France aussi bien entendu. Et il y a quand même eu une petite influence puisque la lapidation a été repoussée. Cela ne veut pas dire que Sakineh soit sauvée, pas du tout. Et cela ne veut surtout pas dire que les arrestations, qui se poursuivent, ne doivent pas être condamnées. Il y a eu des exécutions, après les manifestations. Il y a eu quatre mille arrestations, il y en a tous les jours. Il y a une oppression formidable contre les Ba'hais, contre les homosexuels.
Le sort de Sakineh nous mobilise, bien sûr, et il faut continuer. Mais il ne faut pas oublier l'ensemble des persécutions qui ont lieu en Iran.

Q - Dossier particulièrement sordide...
R - ... sordide, sordide...

Q - Elle a déjà reçu 99 coups de fouet devant son fils...
R - Vous savez combien on donne de coups de fouet d'habitude ? Théoriquement, pour les femmes, 60. Elle en a eu 99. Et pour les hommes, dites-moi combien ? 30, parce que pour un certain nombre d'interprétations erronées de la religion, ce sont les femmes les tentatrices.

Q - Vous dites que la mobilisation mondiale aurait peut-être aidé. Mais, est-ce qu'à l'inverse cela ne peut pas ne pas aider et faire en sorte que le pays se fasse remarquer ?
R - Non, je ne le crois pas. Non, la preuve. Encore une fois, rien n'est fini, rien n'est terminé. Il faut continuer à s'inquiéter du sort de notre amie, parce que c'est notre amie.

Q - Alors, que faut-il faire ? Il faut menacer Téhéran de sanctions ?
R - Mais non ! Il faut simplement que la pression soit telle qu'ils s'aperçoivent que c'est une erreur monstrueuse et qu'il faut arrêter ce genre de pratiques moyenâgeuses. Pour le reste, il y a une pression, il s'agit du nucléaire, il s'agit du danger que les Iraniens font courir au reste du monde, dans un Moyen-Orient qui est explosif ; il ne faut donc pas s'arrêter. Mais il faut s'arrêter un moment pour saluer cette jeune femme et imposer qu'elle soit sauvée, qu'elle ne soit pas exécutée - vous savez, elle pourrait être pendue - et que sont procès soit révisé.
Cela veut dire beaucoup d'influence culturelle. Et il faut surtout soutenir, ce que nous faisons, ce que la France fait terriblement : nous donnons des visas plus que tout le reste du monde.
Nous ne nous inquiétons pas des affaires lorsqu'elles ne sont pas universelles, lorsqu'elles ne sont pas monstrueuses comme celle-là, nous ne nous inquiétons pas des affaires intérieures. Et pourtant, le mouvement Vert représente l'avenir de ce pays, il est très composite, il est jeune, il est vieux, il est religieux, il ne l'est pas... Mais il y a un mouvement de protestation après des élections que le mouvement Vert a jugé truquées. Et nous continuons tout cela bien entendu. Mais Sakineh, il faut la sauver.

Q - Ces pressions internationales énervent en Iran. La télévision d'Etat iranienne a parlé de Carla Bruni et d'Isabelle Adjani en les traitant toutes les deux de prostituées. "L'immonde Carla Bruni" a dit la télévision d'Etat officielle, cela ne vaut pas le coup de convoquer l'ambassadeur d'Iran en France pour lui demander des explications ?
R - Bien sûr que cela vaut le coup ! Cela vaut le coup de ne pas le recevoir surtout ! Mais, en tout cas, c'est tellement minable que voulez-vous ! Quelle conception du monde ils ont à travers les femmes !

Q - C'est un dossier que l'on suivra...
R - Je l'espère et je suis à votre disposition et, je vous l'assure, nous le suivons et nous le suivrons aussi.

Q - Autre dossier. Ce matin, sur RTL, vous avez lâché une petite phrase qui a été très commentée tout au long de la journée à propos de la politique à l'égard des Roms. Vous avez dit : "oui, j'ai songé à démissionner.".
R - Non, mais je répondais à ma préoccupation des Roms. A propos des Roms, cela fait 25 ans que je m'en occupe. Donc, j'ai dit : oui, il y a un réflexe moral qui serait facile, ce serait de démissionner.

Q - Mais c'est quand même un mot : quand un ministre des Affaires étrangères dit à la radio : j'ai failli démissionner...
R - C'est un mot de sincérité, cela veut dire qu'un ministre des Affaires étrangères a de temps en temps des réflexes qu'ils jugent, peut-être à tort, moraux.

Q - ...et qui ne suit pas la politique de son gouvernement...
R - Je vais vous dire le fond. De quoi s'agit-il ? D'un problème européen sur lequel nous nous penchons, moi particulièrement. Je suis allé deux fois en Roumanie. Mon secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, Pierre Lellouche, y est allé deux fois. Il va à Bruxelles puis il retournera en Roumanie. Nous avons signé des traités.
Qu'avons-nous voulu ? Que les Roms soient mieux traités dans ces pays, de nombreux pays, en particulier ceux qui viennent d'adhérer à l'Europe mais d'autres également qui ne sont pas encore entrés dans l'Union européenne, car ils sont traités comme des sous-hommes.
Il faut vous dire quelque chose : il y a entre 17 et 20 milliards d'euros versés à la Roumanie y compris pour que l'intégration des Roms se fasse. Ils dépensent 0,4 %, à leurs dires. Donc, il faut vraiment que cela cesse. Il n'y a pas de conditionnalité, les membres de l'Union européenne sont tous égaux. Oui, ils sont tous égaux mais pas devant l'oppression...

Q - Donc, vous dites : l'Europe a un problème avec la Roumanie...
R - ... et nous avons un problème avec l'Europe. Nous devons imposer que l'argent que l'Union européenne - et donc la France entre autre bien entendu- donne, soit utilisé. Pour le moment, l'argent ne va ni à l'éducation, ni aux soins : lorsque l'on est Rom, on ne peut pas entrer à l'hôpital ou c'est très difficile, c'est beaucoup plus difficile que pour les autres.

Q - En Roumanie ?
R - Oui, en Roumanie. Chez nous, même les illégaux entrent à l'hôpital, c'est l'honneur de la France !

Q - Donc, on a un problème avec la Roumanie on l'a bien compris. Mais il y en a aussi en France qui ont un problème avec la politique d'expulsion assez spectaculaire qui a été mise en place...
R - Ce n'est pas une politique d'expulsion. C'est une politique de retour.

Q - Ce que l'on n'a pas compris, Bernard Kouchner, c'est : est-ce que vous soutenez à 100% ou pas la politique qui a été menée cet été ?
R - Je la soutiens à 100% ! Et j'ai même eu un tout petit peu, fugitivement, l'idée de l'abandonner parce que ce n'était pas suffisant. Mais ce n'est pas de notre faute, c'est une affaire européenne. Il faut que la Commission avance, d'une façon ou d'une autre, avec notre aide... Nous avons aussi des projets bilatéraux, c'est-à-dire que la France soutient directement avec son argent en Roumanie. Retour volontaire en majorité, chaque démantèlement des implantations illégales a été fait sous la décision d'un juge ; nous avons respecté le droit européen. Je vous rappelle que ni la Roumanie, ni la Bulgarie ne sont dans l'Espagne Schengen, mais on a le droit de venir dans les autres pays très ouvertement et pour une période de trois mois après lesquels on considère qu'il faudrait avoir des ressources, etc.

Q - Avez-vous fait part directement à notre président de vos sentiments vis-à-vis des mesures concernant les Roms ?
R - La réponse est "oui".

Q - Qu'a-t-il répondu ?
R - Il s'est expliqué à propos des décisions des juges notamment. Hier matin, le ministre de l'Intérieur roumain a dit : "il ne s'agit pas d'expulsions mais de retour de nos concitoyens volontairement dans notre pays". Leur pays, c'est la Roumanie. Evidemment, je lui en ai parlé ! Qu'est-ce que vous croyez ?

Q - A gauche, certains ont dit : il a songé à la démission, eh bien il aurait dû.
R - Oui, bien sûr. Que faisaient-ils à ce moment-là ?

Q - "Indigne" a dit Martine Aubry. "Démissionne" a dit Cambadélis...
R - Elle a tort. Je rappelle que la première fois que je me suis occupé des Roms - enfin, officiellement, parce qu'avec Médecins du monde et Médecins sans frontières on s'était déjà occupé d'eux -, c'était dans le gouvernement Rocard. Qu'est-ce qu'il a dit Rocard ? Il a dit : "on ne peut pas accueillir toute la misère du monde". C'est exactement pareil : le problème des Roms nous concerne tous mais il est très permanent, horriblement permanent, parce que chez eux ils sont, encore une fois, considérés, du point de vue de l'éducation, du point de vue de la santé, du point de vue du mal-être, comme des gens qui doivent partir. Vous savez que, dans certaines villes, il y avait des murs construits autour de ghetto rom ; c'est comme cela qu'on les traite. Il y a une haine qu'il faut mesurer, peser. Alors, vous comprenez, mes états d'âme là-dedans ce n'est rien.
Je me suis dit : il faut continuer et nous allons le faire avec Pierre Lellouche. Avec François Fillon, j'ai parlé pendant une heure de ce problème il y a deux jours. Nous essayons de faire le maximum.
Et je ne connais pas un maire socialiste qui n'ait accepté le démantèlement des implantations illégales sur son territoire.

Q - Ce qui aurait pu susciter vos états d'âme également, c'est cette notion de déchéance de la nationalité pour les Français récemment naturalisés, cela a fait beaucoup débat également. Avez-vous quelque chose à nous dire ?
R - J'espère que ce sera réservé, comme ça l'est déjà dans la loi - parce que la différence est déjà faite au niveau du terrorisme - pour des occasions absolument exceptionnelles. Je l'espère, je l'espère...
(...).source

http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 septembre 2010