Texte intégral
Je suis très heureux de vous retrouver ce soir pour le lancement d'InaGlobal, en ce très beau lieu, La Bellevilloise, où les mots « alternatif » et « diversité » font pleinement sens. Une web-revue des industries créatives et des médias, qui cherche à attirer chercheurs, étudiants et professionnels des médias tout en visant un large public est un projet particulièrement bienvenu. Il permet en effet à l'INA de rendre plus visible l'une des missions qui sont les siennes depuis sa création : prendre le pouls des industries créatives, analyser les innovations, en renforçant ainsi ses activités d'enseignement et de recherche.
Je partage pleinement le constat général qui sert de point de départ à votre projet : mondialisation et tournant numérique sont aujourd'hui les deux mutations majeures de la création et des pratiques culturelles. Afin d'illustrer ce constat, vous avez coutume, cher Frédéric Martel, de nous rappeler utilement une réalité de cette mondialisation qui sonne comme un symptôme : les grands groupes médias des puissances qu'on s'obstine encore à dire « émergentes » sont également des groupes qui inscrivent d'entrée de jeu leur stratégie de développement dans l'économie du numérique. Savoir être collectivement à l'écoute de ces dynamiques, c'est l'ambition de votre beau projet.
On a abondamment parlé, depuis une dizaine d'années, de l'économie de l'immatériel, de la notion de « société du savoir », de la pertinence de la stratégie de Lisbonne pour une économie compétitive de la connaissance, de sa reprise dans la stratégie européenne 2020... Ce sont des débats riches en hypothèses et en controverses qui ont animé à la fois les cercles de décision politique, les milieux académiques et la société civile, pour identifier des modèles économiques pertinents, pour inventer de nouveaux modes de régulation, afin de faire face à ces nouveaux défis et tirer le meilleur profit du potentiel formidable dont sont porteurs ces phénomènes majeurs. De ce débat qui a déjà une certaine épaisseur historique, je retiendrais rapidement deux constats pour ce soir :
Le dogme de la gratuité a perdu de son lustre. Dans une sorte d'emballement sur l'économie de l'immatériel, on avait - il fut un temps - imaginé un horizon où la gratuité régnerait sur l'ensemble de ce qu'on appelle les « contenus » culturels, tant pour leur production que pour leur consommation. Il est clair, pour moi, que les années de l'Ethique Hacker, même si elles ont été porteuses d'une réflexion très enrichissante, sont en grande partie révolues. La question de la rémunération des créateurs et de la valeur desdits contenus a repris sa place centrale dans un débat qui vise à articuler offre numérique légale et dynamisme des filières culturelles de nos économies.
Dans l'évolution de ce débat - qui n'est pas encore stabilisé, loin s'en faut - la société civile joue plus que jamais un rôle essentiel. La société civile, c'est vous : les journalistes, les bloggeurs, les agitateurs d'idées, les faiseurs d'opinion. En misant sur la société civile, cette initiative de l'INA dispose selon moi de tous les ingrédients pour ne pas être un observatoire de plus.
InaGlobal dispose à mes yeux de quelques qualités saillantes : sa gratuité tout d'abord, qui, en l'occurrence, est un atout essentiel pour ouvrir le débat à un public le plus large possible ; son bilinguisme bien sûr, qui est la garantie de son ouverture au monde, mais aussi de la présence sur la toile d'une réflexion forte en français sur un domaine largement balisé par l'anglophonie. Mais surtout, je salue le fait qu'en ces temps de « fièvre Twitter », vous ayez souhaité recréer le temps long de la revue et du blog. Certains ont pu dire que le blog relevait déjà de l'histoire ancienne : pourtant, vous n'avez pas voulu céder aux sirènes du culte de l'immédiateté. Vous inscrivez au contraire la réflexion et le débat dans une économie maîtrisée du temps de la pensée, qui leur sont constitutives.
Dans InaGlobal, je vois de manière prometteuse un relai pour les multiples pôles de réflexion sur la mondialisation culturelle et le numérique. Mon ministère est également impliqué activement dans ce travail de réflexion : je veux parler des analyses du DEPS, le Département des Etudes, de la Prospective et des Statistiques du Ministère de la Culture et de la Communication, qui inscrit son travail de veille dans des partenariats multiples, au niveau européen et au-delà ; je souhaite évoquer aussi les débats internationaux que nous portons au Forum d'Avignon, qui se tiendra de nouveau dans un peu moins d'un mois. Nous pourrions d'ailleurs joindre nos efforts, et réfléchir ensemble à des pistes pour enrichir ce débat et accroître sa visibilité.
La mondialisation de l'économie et la révolution numérique favorisent incontestablement la circulation des biens et services culturels. Cependant, il est largement avéré que les mécanismes en vigueur ne jouent pas nécessairement en faveur de relations culturelles équilibrées. Les impératifs de rentabilité du marché entrent en contradiction avec le souhait de donner aux créateurs la possibilité de se faire connaître et de donner au public le choix d'une véritable offre culturelle diversifiée.
L'émergence des grands groupes dont vous avez fait, cher Frédéric Martel, une cartographie, est représentative d'un nouvel environnement multipolaire, dans lequel la puissance publique se doit bien sûr de repenser ses modes de régulation pour favoriser la diversité des pôles de création et de diffusion. La ratification particulièrement rapide de la Convention de l'UNESCO signée en 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expression culturelles est un signal particulièrement encourageant dans ce sens. La convention, dont la France a été une ardente avocate, pose les bases multilatérales d'un respect mutuel entre sphère culturelle et sphère économique, dont l'interdépendance doit être gérée de manière équilibrée.
La reconnaissance de la double nature des biens culturels, leur valeur économique quantifiable, et leur valeur sociale et symbolique qui exige que leur circulation échappe à la seule logique du marché, a d'ailleurs prouvé son utilité lors de la crise économique récente. Face à la crise, les industries culturelles, leur savoir faire, et plus généralement toutes les activités de la culture, ont montré leur solidité, pour devenir un pôle de résistance, et inventer de nouvelles formes de croissance. Il faut cependant aller plus loin pour adapter, voire réinventer nos modes de régulation et d'intervention. Sur ce point, le rôle des think tanks et des plateformes de réflexion s'avère bien sûr essentiel, pour donner forme à cette ligne de crête entre deux abîmes, où la prudence aristotélicienne est de règle.
À ce titre, le rapport de la mission Création et Internet nous a donné des pistes pour appréhender le réseau mondial comme une chance à saisir, pour nos artistes et nos créateurs, de se projeter vers un horizon mondial, dans l'économie d'aujourd'hui, vers les marchés de demain.
Quant au financement de la création, son avenir réside à coup sûr dans la concertation et la négociation entre acteurs publics et privés. Je pense ici à l'accord récent trouvé entre la Sacem et YouTube : les auteurs-compositeurs peuvent désormais être rémunérés pour la diffusion de leurs oeuvres sur YouTube. Cet accord vient ponctuer une démarche à laquelle je suis particulièrement attaché.
Le développement de ces partenariats public-privé est clairement une voie porteuse. Je pense par exemple à l'accord qui vient d'être conclu entre la BnF et Microsoft, que j'avais appelé de mes voeux il y a déjà plusieurs mois. Grâce au moteur de recherche Bing, les oeuvres de la BnF seront mieux indexées, ce qui donnera un meilleur accès et une plus grande visibilité aux documents numérisés de Gallica.fr.
Je pense également, bien sûr, au Grand Emprunt. La logique de co-investissement, qui au coeur de sa démarche, est une autre voie porteuse : au-delà du développement de l'offre légale, elle vise à structurer une véritable filière numérique culturelle. Dans ce domaine, le Ministère de la Culture et de la Communication joue un rôle d'impulsion majeur. Du fait de leur exemplarité, je souhaiterai évoquer deux projets majeurs, dans le domaine du cinéma d'une part, et de l'audiovisuel d'autre part.
La création d'une plateforme de 6500 films en format VOD, en lien avec des partenaires privés mutualisant leurs catalogues, s'inscrit dans cet objectif. Devraient ainsi être numérisés les longs métrages postérieurs à 1929 et, je l'espère, le merveilleux continent du cinéma muet. Restaurer et numériser sur de nouveaux supports, c'est bien entendu servir la mémoire du cinéma et sa transmission. C'est aussi faciliter l'accès à ce patrimoine à un large public, notamment les scolaires et les jeunes générations. C'est enfin préserver et développer un emploi à forte compétence dans les filière techniques et les laboratoires. C'est surtout adresser un message fort de mobilisation, en Europe, dans le monde.
Quant au projet développé dans le domaine de l'audiovisuel, il consiste à créer un portail d'offre de vidéos à la demande (VOD) pour l'ensemble des contenus audiovisuels et cinématographiques. Jusqu'alors, cette offre est en effet inégalement accessible et très dispersée. Autour de l'INA, qui apporte la richesse de ses base de données et son expertise, mais aussi autour d'acteurs historiques des médias et de la communication, il s'agit donc de développer une offre audiovisuelle légale. C'est une logique de bénéfices partagés qui doit présider à ce projet : pour les éditeurs de contenus, ce portail offre une source supplémentaire d'audience et de revenus ; pour les ayants droit, c'est une garantie de redistribution du fait du caractère national de l'offre ; pour l'INA enfin, déjà bien positionné sur le terrain de la numérisation et de l'édition, c'est aussi le moyen d'affirmer son rôle et sa place dans la distribution des contenus audiovisuels. Ce portail ne sera pas un concurrent pour les offres existantes : il sera un levier et un incitateur au profit de l'offre légale, valorisant les contenus de qualité.
Ce processus n'en est qu'à ses débuts. Il vise à faire en sorte que nous puissions mieux nous approprier notre futur, en préservant et valorisant notre patrimoine, en favorisant la création artistique et nos médias dans un contexte concurrentiel sur lequel il faut anticiper. Pour cela, il faut être capable de faire preuve d'ambition, et de nous donner les moyens de nous projeter à vingt ou trente ans. Comme le disait récemment l'historien Pascal Ory, le « pessimisme culturel est éternel » : ce n'est pas lui qui m'anime au Ministère de la Culture et de la Communication. Place à la prospective et à l'inventivité.
C'est justement là que les plateformes de réflexion comme la vôtre jouent pleinement leur rôle. Votre ambition est de créer un laboratoire d'idées qui soit un Wired « à la française » : je ne peux que vous y encourager de tout coeur.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 18 octobre 2010