Déclaration de Mme Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication, sur la politique culturelle en faveur du cinéma notamment la conservation, la création artistique, la diversité culturelle et l'éducation artistique, Cannes le 16 mai 2001.

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Circonstance : 54ème Festival international du film à Cannes"Journée de la transmission" le 16 mai 2001

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Monsieur le Président,
cher Gilles Jacob,
Chers amis,
Il y a exactement un an, j'avais le plaisir d'ouvrir le colloque organisé à l'occasion du Festival de l'an 2000 sur le "cinéma à venir". Le tournant du siècle nous incitait à mesurer les atouts du cinéma, ses forces, ses faiblesses, sa faculté à affronter les enjeux technologiques et économiques, et le Premier Ministre, Lionel Jospin, avait tenu à y apporter sa contribution.
Comment un an plus tard ne pas être tenté de jeter un pont entre les deux thématiques ? Si le cinéma affiche sa belle vitalité, c'est justement parce qu'il se nourrit de son histoire et que le souci de sa transmission est presque contemporain de sa naissance.
J'aime bien, parce que je la trouve juste, la liaison des deux termes "la connaissance" et "l'amour ", car ils se nourrissent l'un et l'autre comme dans tout apprentissage réussi.
Je note que cette année, cher Gilles Jacob, vous avez souhaité que le colloque se déroule en même temps que la compétition : comme pour souligner qu'il n'y a pas de divorce ou de contradiction entre le cinéma "en acte" et la pensée du cinéma, entre les uvres et le discours que l'on peut tenir sur elles, mais que l'un et l'autre se fortifient mutuellement.
Je salue tous les orateurs qui m'ont précédée et je salue l'orfèvre Jean-Claude Carrière qui a apporté son esprit de synthèse à ces débats.
Pourquoi se poser la question de la transmission ? Parce que le cinéma n'est pas un simple divertissement, mais un art. C'est une certitude qui s'est imposée en France peut-être de manière plus précoce qu'ailleurs. La transmission du cinéma répond à plusieurs exigences :
1- c'est d'abord le souci de conserver ce qui est précieux et unique ... l'uvre,
2- la transmission, c'est aussi un moteur essentiel de la création artistique,
3- de plus, la transmission nous donne le goût du partage de l'amour du cinéma et nous fait comprendre la diversité culturelle,
4 - enfin, la transmission est le socle de l'éducation à l'image. Patrimoine, création, partage et diversité, éducation artistique, ce sont des mots qui font sens pour la politique culturelle que je mène.
1 - La transmission permet la constitution d'un patrimoine cinématographique
C'est en effet le geste de la transmission qui a fait échapper les films à l'oubli ou à la destruction pure et simple : au début du cinéma ne brûlait-on pas les copies de films, après leur usage dans une sorte d'autodafé, leur refusant la qualité d'uvres, et au cinéma la qualité d'art ? Comme si la vie d'un film n'avait comme existence que celle, éphémère, de son exposition primitive au public. Le cinéma n'a donc pu constituer sa mémoire et inscrire les oeuvres dans la durée que par la volonté de quelques uns de conserver et de transmettre.
Cette volonté, on la doit aux créateurs de cinémathèques, un peu partout dans le monde, dont je salue les représentants présents dans cette salle. La France s'est particulièrement illustrée dans ce domaine grâce à la ténacité d'hommes comme Henri Langlois, dont l'action, au sein de la Cinémathèque française, était tout entière tournée vers le désir de réunir, de conserver et de transmettre, pour faire partager un amour du cinéma conçu comme un Art.
Grâce à la Cinémathèque Française, avec ses cycles, rétrospectives, hommages, les publics peuvent découvrir ou revoir les chefs-d'uvre de l'histoire du cinéma. Je profite de leur présence ici pour saluer Jean-Charles Tacchella et souhaiter la bienvenue à Peter Scarlett, qui arrive tout juste de San Francisco, tout comme je salue le rôle des cinémathèques régionales.
C'est par ce geste de la transmission que les films ont été reconnus comme indispensables à notre culture. La transmission, c'est donc d'abord la reconnaissance et la protection d'un patrimoine. Ces initiatives individuelles influencèrent, en France, l'action publique en faveur de la conservation et de la restauration des films, avec la création, dès 1946, du service des archives du film à Bois d'Arcy, puis plus tard l'instauration d'un dépôt légal des films, enfin la création de la Bibliothèque du film, la BIFI.
2 - La transmission est aussi un moteur essentiel de la création artistique
Ainsi que l'ont dit toutes vos belles leçons de cinéma, se nourrir du passé permet de progresser dans sa propre démarche artistique. Comme le théâtre contemporain prend ses racines dans le théâtre classique, les plus jeunes et les plus novateurs de nos réalisateurs ont su recevoir le legs des maîtres du passé. Rien n'illustre mieux cela que le rôle joué par les auteurs de la Nouvelle Vague dans leur travail de critiques et de découvreurs de talents. La transmission instaure ainsi un passage de relais entre les générations de cinéastes. Sans bien sûr que la visite du passé ne se transforme en une vénération passive des grands maîtres et ne provoque l'anesthésie du désir de créer. Mais au contraire, pour s'assurer que soit transmis, des oeuvres du passé, ce qu'elles recèlent de nouveauté et d'audace créatives, et qui fait qu'au delà des marques qu'imprime le temps, elles demeurent toujours d'actualité.
Si, à l'évidence, François Truffaut s'est profondément nourri d'Alfred Hitchcock, personne ne doute de l'originalité de son oeuvre ! De jeunes cinéastes français - ainsi Olivier Assayas, " passeur " de Hou Hsiao Hsien, ou bien François Ozon qui évoque Fassbinder ou Douglas Sirk - ne font pas mystère de ce que leur ont transmis leurs prédécesseurs. Ils estiment que cette transmission a participé à leur propre démarche artistique, à leur quête d'identité.
Le cinéma est un art où l'académisme n'a guère de place, et où au-delà des écoles, ce sont des films, des oeuvres toujours singulières qui transmettent leur message esthétique, politique, moral, bref une vision des choses et des êtres qui n'est guère réductible à des traités et des manuels d'apprentissage. C'est de cette manière qu'est conçu l'enseignement du cinéma dans nos écoles, je pense notamment à la Femis, qui fait largement appel aux cinéastes.
3 - Transmettre c'est aussi partager et faire l'apprentissage de la diversité culturelle
La transmission du savoir passe aussi par l'expression des cinéastes eux-mêmes sur leur travail : ils font alors legs de leur propre expérience de créateur. Non pour expliquer leurs films et en fermer l'interprétation, mais précisément pour transmettre et léguer leur conception du cinéma. La "Leçon de cinéma", dont nous célébrons aujourd'hui le dixième anniversaire, au-delà de son caractère pédagogique, est avant tout une belle leçon de partage. Tout à l'heure, Wong Kar Wai a contribué à cette longue chaîne de compréhension.
A l'instant, j'évoquais le rôle des cinéastes de la Nouvelle Vague dans leur rôle de critiques. Je veux aussi rendre hommage aux revues de cinéma. Les "Cahiers du cinéma" fêtent cette année leur cinquantième anniversaire. Ce sera le cas, en 2002, pour la revue "Positif". Là encore, nous savons à quel point leur rôle dans le travail de transmission a été fondamental dans notre connaissance du cinéma, et dans la reconnaissance d'une expression artistique majeure. Les festivals, au premier rang desquels se place le Festival de Cannes, sont des lieux de rencontre et de partage. Ce n'est pas un hasard si Gilles Jacob a choisi, pour porter la sélection, un homme tel que Thierry Frémaux venant justement d'un lieu de transmission, l'Institut Lumière ! Je veux aussi citer les festivals de Berlin, Venise, La Rochelle, Clermont-Ferrand, Annecy et tant d'autres. Une communauté de cinéastes, de créateurs de films - producteurs, distributeurs, acteurs ... - et de cinéphiles s'y retrouvent dans la même soif de découvrir. La transmission s'enrichit de révélations et d'anticipations, de découvertes de cinématographies d'ailleurs, encore méconnues.
Hier, c'était la reconnaissance du cinéma iranien ou du cinéma asiatique ; aujourd'hui, figure dans la sélection officielle de Cannes "No man's land" de Danis Tanovic, premier film bosniaque. Jamais aucun autre art que le cinéma n'a mieux servi l'idéal de diversité culturelle et je crois que la transmission cinéphilique y est pour beaucoup. Si la France est réputée terre d'accueil pour tant de cinématographies étrangères, c'est qu'une vraie tradition de curiosité, de dialogue et de coproductions s'y est établie, étayée par des mécanismes de soutien public, qu'à travers le CNC nous voulons poursuivre, comme, entre autres, le Fonds Sud cofinancé par le ministère des affaires étrangères.
4 - Enfin, la transmission nous renvoit bien sûr à la nécessité de l'éducation à l'image et à la cinéphilie
Transmettre c'est faire comprendre, c'est permettre d'apprendre un langage, ses formes esthétiques, ses messages. Le goût, l'appétit se forment dès le plus jeune âge. On va beaucoup plus au musée, par exemple, quand on y a été habitué enfant. Il existe en France, depuis les années 80, des programmes - Ecole et cinéma, Collège au cinéma, Lycéens au cinéma - associant ministère de la culture, services éducatifs et exploitants de salles de cinéma, qui permettent aux enfants et aux adolescents, futurs spectateurs, d'acquérir une initiation artistique au cinéma. Je souhaite renforcer avec l'Education nationale ces dispositifs, qui me paraissent essentiels pour éveiller la sensibilité artistique des jeunes, dans un monde assailli d'images de toutes sortes, où le cinéma doit garder sa place singulière.
La France sera enfin dotée en 2003 d'un lieu, à Paris, rue de Bercy, où la Cinémathèque Française, le Musée du cinéma, la Bibliothèque du film et le Centre national de la cinématographie allieront leurs moyens pour créer un lieu dédié à la transmission du cinéma. Les ciné-clubs ont joué un rôle essentiel en matière d'éducation et de connaissance du cinéma. Mais les formes de transmission se sont modifiées au cours des années. Bien évidemment la salle obscure demeure le lieu idéal de la transmission. Voir un film à la télévision ne procure pas le même bonheur : il faut être assis parmi les autres spectateurs, avoir entendu les murmures à l'unisson ou au contraire les silences d'une salle, avoir partagé les mêmes émotions, les mêmes angoisses, ou les mêmes rires, c'est l'expérience irremplaçable du cinéma. Les salles d'art et essai ont un rôle essentiel : elles n'ont pas d'égal pour restituer l'ambiance cinéphilique, exposer des affiches rares, donner à voir des films du répertoire.
Pourtant, la video et le DVD jouent aussi un rôle de transmission que je ne sous-estime pas. Les video-clubs ne remplacent pas les ciné-clubs, mais la facilité avec laquelle on trouve désormais des films, la popularisation de l'accès aux classiques constituent un réel progrès. Il en est ainsi du précieux travail de Serge Toubiana pour l'édition de l'uvre de François Truffaut en DVD, qui offre des possibilités d'analyse jamais explorées jusqu'alors. Je souhaite aussi que dans cette transformation de l'accès au film, la télévision publique assume une plus large part du travail de transmission.
Transmettre la connaissance et l'amour du cinéma, c'est rassembler et préserver, c'est découvrir et partager, c'est apprendre et comprendre. Est-ce que tous ces verbes donnent la bonne définition de la cinéphilie ? Ce mot singulier, dont on me dit qu'il n'est pas exactement traduisible dans une autre langue, comme si la France voulait s'en réserver l'exclusivité ? Est-ce le goût des films, est-ce une empathie pour tous ceux qui concourrent à la réalisation de l'uvre ? Dans tous les cas, la cinéphilie exprime bien le besoin de transmission de l'art du cinéma, besoin dans lequel se retrouvent professionnels, créateurs, amateurs éclairés. En élargir le cercle, c'est l'ambition de la politique française en faveur du 7ème art, et c'est ce qu'exprimait ici, il y a tout juste un an, le Premier Ministre, Lionel Jospin. Ambition ouverte et généreuse qui veut rallier et soutenir tous les genres de cinéma, tous les cinémas du monde.
Le cinéma, c'est la vie, comme nous l'ont appris les réalisateurs qui se sont succédés pour dispenser leur Leçon de cinéma. Le cinéma est un voyage dans la vie, dans l'histoire. Jean-Luc Godard nous a donné ses "Histoire(s) du cinéma". Ce soir, nous découvrirons l'histoire de Martin Scorsese, avec "son voyage dans le cinéma italien". Comme il le reconnaît lui-même, son amour pour l'histoire du cinéma est inséparable, pour lui, de son travail de cinéaste et de sa vie en général.

Pour terminer, je citerai, moi-aussi, l'expression de celui qui a été tout au long de ce colloque présent dans notre mémoire, Serge Daney, la transmission du cinéma est le fruit de "passeurs" multiples, illustres ou anonymes, tous réunis autour des mêmes passion et ambition. Je vous remercie.

(source http://www.culture.gouv.fr, le 18 mai 2001)