Déclaration de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur l'économie sociale dans la perspective européenne et notamment les possibilités de libre établissement des mutuelles, coopératives ou associations, Paris le 17 novembre 1989.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Clôture par Michel Rocard des rendez-vous européens de l'économie sociale à Paris le 17 novembre 1989

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Les organisateurs de ces rendez-vous n'avaient sûrement pas imaginé qu'ils se dérouleraient à un moment où l'histoire de notre siècle s'accélère de façon aussi impressionnante.
Au-delà de la coïncidence chronologique, j'y vois l'émergence d'un symbole : les contextes et les enjeux sont naturellement d'une ampleur et d'une nature différente. Mais il s'agit ici de définir et là de construire un nouvel horizon.
On s'aperçoit aujourd'hui que l'on avait trop vite remisé au magasin des accessoires, en célébrant la "fin des idéologies", le sens des valeurs. Liberté, solidarité, sont des mots dont la force ne cesse de nous étonner.
Il serait indécent de solliciter plus avant ce parallèle. Nos sociétés occidentales offrent d'incomparables espaces de liberté, propices au développement des initiatives dans lequel la doctrine libérale voit la source unique de croissance économique et de progrès social.
Pourtant, c'est à l'époque du libéralisme triomphant que les principaux théoriciens du mouvement social rappelaient que c'est parfois la loi qui protège et l'excès de liberté qui opprime.
Je vous sais, comme moi, et plus que d'autres, soucieux de ne pas voir l'équilibre social construit depuis un siècle dans notre vieille Europe remis en question par l'achèvement de ce qui se veut d'abord, trente cinq ans après sa création, un marché commun.
Je ne crois pas cette crainte chimérique, mais je ne crois pas non plus sa réalisation inévitable.
A mes amis de l'économie sociale, je veux dire avec franchise que leur présence ici prouve qu'ils ne doutent plus désormais qu'il faille affronter ce problème de front. Apportons-lui des réponses concrètes.
Comme nous le rappelait Tony Dreyfus à l'instant, cette approche pragmatique a recueilli l'aval de la Commission des Communautés Européennes.
Le rôle de cette instance n'est pas, en effet, de se substituer aux Etats-Membres, réunis au sein des conseils des ministres ou du Conseil Européen, pour définir les orientations de la construction européenne.
Mais son pouvoir d'initiative lui donne l'obligation morale de ne négliger aucune des composantes qui contribuent à la cohésion économique et sociale de nos pays, de notre Communauté.
L'économie coopérative, mutualiste et associative rentre bien évidemment dans ce champ. Même si l'on mesure mal, faute de définitions communes et d'outils statistiques adaptés, son véritable poids, deux exemples suffiront pour rappeler son implication dans les enjeux de cette fin de siècle.
Je pense tout d'abord aux défis de l'exclusion sociale. Alors que la reprise de la croissance conforte nos économies, comment accepter que les victimes du chômage et de la précarité se comptent par dizaines de millions en Europe ?
De nombreux pays ont mis en place des mécanismes d'insertion. Comme en France, ceux-ci sont construits autour de la notion de revenu minimum.
Mais on ne saurait se contenter de cet aspect financier.
Ce revenu minimum que nous venons d'instaurer en France est un revenu minimum d'insertion qui comporte un contrat d'insertion avec les intéressés. Et la véritable réinsertion se matérialise par la conjonction, bien concrète, du bulletin de salaire et de la quittance de loyer.
Pour cela, l'apport des associations et des mutuelles en France, en Belgique, en RFA ou aux Pays-Bas, des coopératives en Grande-Bretagne ou en Italie est irremplaçable.
Toutes ces micro-coupures du tissu social, le tiers secteur est le premier à les détecter. Fort de sa plus grande force, le bénévolat, il y apporte les premières réponses, évitant ainsi à tel groupe en difficulté de s'installer dans l'exclusion.
Des abbés Pierre et des Coluche, chacun de nos pays en a produits, et avec eux des millions de citoyens qui ont refusé de tolérer l'intolérable.
Il s'agit ici, bien sûr, de leur rendre l'hommage qui leur est dû, mais aussi de contribuer à faciliter l'exercice de leurs fonctions bénévoles.
Plus globalement, je pense aussi aux questions que se pose l'avenir de la protection sociale en Europe. Sur notre continent, la santé ne peut devenir purement et simplement un produit de marché.
Nous ne pouvons accepter que l'Europe soit un espace de prospérité économique et de délabrement social.
A ce propos, j'estime que les mutuelles constituent un pilier indispensable de l'espace social européen.
L'autre chantier qui ne peut laisser l'économie sociale indifférente est celui des relations au sein de l'entreprise.
C'est un enjeu considérable. Non seulement pour la cohésion sociale de nos sociétés mais pour l'efficacité économique :
l'implication dans le travail est l'un des premiers facteurs de cette qualité que les pays industrialisés doivent se donner comme objectif.
Dans la totalité du tiers secteur, le principe démocratique "un homme, une voix" garantit, au moins formellement, que chacun puisse participer à la prise de décision stratégique dans l'entreprise.
Mais ce principe a un prix. Il rend très difficile l'accès aux capitaux extérieurs nécessaires à des projets de développement ambitieux, dépassant la capacité d'épargne de l' entreprise seule.
Je vous invite donc à faire très vite des propositions précises sur le moyen de concilier la vraie gestion participative dans l'entreprise, socle du pacte coopératif, avec l'accès à des financements externes.
Il nous faudra nous-mêmes réfléchir, à partir des éléments que vous nous aurez fournis, sur les meilleurs moyens permettant à vos entreprises, sociétés de capitaux à forme coopérative ou sociétés sans capitaux, de profiter des avantages du marché unique.
A l'initiative de la commission et avec l'appui de la présidence française de la CEE, le conseil des ministres réunis le 21 décembre prochain pour traiter du marché intérieur débattra de l'évolution des entreprises d'économie sociale à l'horizon 1992.
Y sera naturellement évoqué votre souhait, que je juge légitime, de pouvoir bénéficier des principes de libre-établissement et de libre prestation qui implique le marché unique.
Il serait en effet absurde que mutuelles, coopératives ou associations restent enfermées dans des frontières nationales, par l'impossibilité de constituer entre elles, au niveau national comme au niveau international, de véritables groupes.
Mais bien d'autres projets sont à étudier, qui ont été évoqués au cours de vos travaux. Je ne reprendrai pas la synthèse qui vient d'en être donnée, mais je crois utile d'insister sur un certain nombre d'entre eux :
- il doit d'abord être clair que vous tous présents ici, vous avez vocation à participer à la construction européenne.
Toute entreprise humaine est fondée sur la mise en commun des efforts. Mais ceux-ci ne sont pas uniquement financiers.
L'investissement essentiel, c'est l'investissement dans l'homme. Et l'on comprendrait mal que l'Europe se construise en laissant de côté les sociétés de personnes. A cet égard, le programme d'action sociale que vient de publier la Commission ne me semble pas totalement satisfaisant ;
- l'effort de valorisation du bénévolat que nous avons entrepris, notamment par la modification du régime fiscal des dons du public aux oeuvres d'intérêt général, peut être élargi. Ainsi, par exemple, une évaluation de son apport économique et social, à l'instar de ce qui se fait aux Etats-Unis, fournirait, dans chacun des états-membres de la CEE, des informations très stimulantes.
Vous commencez à quitter des rivages paisibles pour accéder à la haute mer. Permettez au marin que je suis de vous rappeler quelques conseils.
A commencer par l'importance de la vigie, et celle du pilote : par gros temps il faut savoir se coordonner pour maintenir l'équilibre de l'embarcation.
Quelle que soit la dimension du bateau, ce qui le fait avancer, c'est le vent. Vous saurez, chers amis des coopératives, des mutuelles et des associations, capter le vent de l'histoire, qui se soucie plus des innovations que des situations établies.
L'Europe que nous souhaitons construire a besoin de votre apport : non seulement parce que vous faites partie intégrante du modèle européen, mais parce que, vous êtes à l'origine de tant d'innovations.
Nous vous avons offert le moyen de les faire se cristalliser, et de rappeler à une opinion trop souvent indifférente leur force de motivation.
Beaucoup a été fait, mais pour vous beaucoup reste à faire.La présidence française de la Communauté a lancé le débat avant de passer le témoin à nos amis irlandais et italiens. Mais c'est aux mouvements de l'économie sociale de progresser par eux-mêmes. Permettez-moi d'emprunter mon dernier mot à Bernanos : le lendemain, c'est vous...