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Je suis très sensible à votre invitation et vous remercie de me donner l'occasion de contribuer à vos échanges sur le « modèle numérique de demain ». En tant que ministre de la Culture et de la Communication, il me revient de souligner les bouleversements qui touchent aujourd'hui les industries culturelles à l'ère du numérique. Je suis persuadé que cette « révolution technologique » - qui s'accompagne d'un changement profond de notre rapport au temps, le fameux « régime d'historicité » - est une chance, un atout et non un obstacle pour notre patrimoine et notre création. Je suis également persuadé qu'elle nous impose des devoirs et une vigilance accrue. Dans le domaine du numérique, anticiper, c'est se donner les moyens de choisir entre ce que nous désirons et ce que nous ne pouvons pas subir.
Les thèmes de vos rencontres parlementaires portent essentiellement sur la neutralité des réseaux. Vous me permettrez, je l'espère, de partir de ce point de départ pour aller au-delà, voire en deçà, et évoquer avec vous la question des contenus, celle de la création artistique à l'ère numérique et, plus généralement, l'action de mon ministère pour favoriser aujourd'hui la création, son financement et sa diffusion à destination du plus grand nombre.
Je suis avec une grande vigilance les débats relatifs à la neutralité du net. Ces débats sont nés de questions avant tout techniques, qui concernent principalement le secteur des télécom et qui ont trait à la gestion du trafic sur internet.
Mais il apparaît évident aujourd'hui que ces enjeux posent de nombreuses questions d'ordre social mais aussi éthique qui intéressent très directement le secteur de la culture et de la communication : Comment assurer l'accès de tous à tous les contenus, notamment les contenus culturels, véhiculés sur les réseaux de manière transparente et non discriminatoire ? Comment concilier le respect des droits d'auteur avec la possibilité de pouvoir accéder à tout contenu ? Comment assurer le développement de l'Internet en permettant à chaque maillon de la chaîne de valeur - créateurs, opérateurs, fournisseurs de contenus et de services - de développer un modèle économique qui garantisse son développement dans la durée ?
Il me paraît donc essentiel que les enjeux relatifs aux contenus soient, eux aussi, largement pris en compte, car ils sont indissociables des réseaux grâce auxquels ils peuvent circuler. Je veux être clair devant vous, je ne crois pas au primat de la technologie sur l'humain, au primat des tuyaux sur les contenus culturels de qualité. En revanche, je suis persuadé que les politiques publiques en matière de culture et de communication doivent accompagner la « révolution numérique » en marche, sous peine de voir disparaître les artistes et les créateurs dans le flux dominant de l'industrie du divertissement.
L'un des principaux enjeux, c'est la lutte contre la piratage et le téléchargement illégal. Compte tenu des ambigüités qui existent parfois dans les formulations de certains défenseurs de la « neutralité de l'Internet », il n'est pas inutile de souligner que les libertés garanties au consommateur le sont, bien évidemment, sous réserve d'un accès licite à des contenus qui le sont également. Je me félicite à cet égard de la montée en puissance de l'Hadopi - représentée aujourd'hui par son secrétaire général Eric Walter - aussi bien dans la mise en place de la réponse graduée, que dans la mise en oeuvre de sa mission de promotion de l'offre légale en ligne.
Le 2ème enjeu, c'est celui de la régulation des services audiovisuels, et d'une concurrence non faussée entre les acteurs.
Le 3ème enjeu a trait au bon équilibre des relations au sein de la chaîne de valeur audiovisuelle et cinématographique. Des risques pourraient surgir si les différents acteurs opéraient directement sur le réseau, s'ils s'affranchissaient de l'acteur qui les précède dans la chaîne.
Si nous n'y veillons pas, ce sont les principes vertueux de solidarité financière entre les maillons de la chaine de valeur des industries culturelles, qui pourraient se trouver bousculés. Chacun le sait ici, il existe donc pour les industries du contenu, des enjeux considérables. Je crois que ces derniers n'ont pas été suffisamment examinés, pesés, évalués. Dans le débat actuel et dans celui à venir, notamment au Parlement, sur la neutralité du net, je souhaite que ces dimensions ne soit pas occultées et que les professionnels des contenus prennent toute leur part dans ses réflexions.
Je souhaite également que l'on prenne garde à certains glissements sémantiques, dont on mesure mal la portée. Or on sait que le risque réside précisément dans le flou de certaines expressions. Dans le sillage de la « neutralité du net », j'ai parfois entendu l'expression « neutralité des contenus ». Etrange réalité. Oxymore parfait. Comment les contenus pourraient-ils être neutres ? Comme le dit le peintre Henri Moret, « on ne peut jamais être neutre, le silence est une opinion ». Serait-ce à dire qu'il sont fades, dénués de saveur, ou bien qu'ils sont privés de valeur ? Nous touchons là, indirectement, à un point fondamental : celui de la reconnaissance par tous, du consommateur à l'éditeur en passant par le fournisseur de services, de la valeur de ces contenus.
Le formidable développement des réseaux numériques s'appuie largement sur l'appétit du public pour les images vidéo transportés. Le succès de la diffusion numérique atteste de la valeur des programmes disponibles. Or le principe fondateur de la politique française de soutien à la création est le suivant : les différents modes de diffusion de la création contribuent, proportionnellement à la richesse créée, au financement de la création. C'est un cycle vertueux qui se met ainsi en place et permet de conduire une politique ambitieuse, cette politique qui nous permet notamment d'avoir le deuxième cinéma du monde.
Alors que les opérateurs mènent des politiques commerciales qui sont destinées à les différencier les uns des autres - ce qui est parfaitement légitime dans un marché concurrentiel, et qui devrait in fine bénéficier au consommateur - je voudrais réaffirmer la détermination qui est la mienne, la détermination du Gouvernement et du Président de la République, pour que les fournisseurs d'accès à Internet contribuent dans une juste proportion à cette politique de redistribution et de financement de la création.
Les principes en sont plus que jamais d'actualité au moment où l'offre numérique se déploie très largement. Le Gouvernement reste profondément attaché à ce principe et je m'étonne que certains acteurs, dans le cadre du renouvellement de leurs offres composites d'accès à internet, puissent affirmer aujourd'hui que l'audiovisuel représente aujourd'hui moins de 10% de leur chiffre d'affaires, alors qu'ils assuraient hier qu'il en constituait plus de 50%. Dire cela, cela relève d'une stratégie d'optimisation fiscale, cela met aussi clairement à mal le principe de la contribution des Fournisseurs d'accès à internet (FAI) au financement de la création. C'est pourquoi j'ai souhaité qu'une mission fasse rapidement des propositions afin que soient définis de façon pérenne et indiscutable les modes de contribution des fournisseurs d'accès à la création. Cette mission rendra ses préconisations dans les tous prochains mois, de façon à ce qu'elles puissent être mises en oeuvre rapidement.
Je referme cette parenthèse mais elle m'aura permis d'esquisser les éléments de réponse à la question qui anime votre débat aujourd'hui : quel modèle numérique pour demain ?
Ce modèle est à mes yeux le fruit d'un subtil dosage entre l'ancien et le moderne, entre l'adaptation de l'existant et de profondes innovations. Mais il est marqué par deux priorités. Il s'agit de les faire vivre dans la période actuelle caractérisée par des innovations rapides dans les domaines technologiques et économiques. Partant du fait que les biens culturels ont à la fois une valeur culturelle et une valeur commerciale, je me fixe en effet deux priorités : d'une part la préservation du pluralisme dans la production et la diffusion des biens culturels ; d'autre part, la garantie de la rémunération et du financement de la création.
La politique de mon Ministère concernant le livre numérique constitue à cet égard un bon exemple. A la veille du débat qui se tiendra à l'Assemblée nationale sur la proposition de loi relative au prix unique du livre numérique, je souhaiterais rappeler devant vous les objectifs de cette politique :
1/ Favoriser le développement d'une offre attractive, abondante et variée, alors que nos concitoyens souhaitent de plus en plus trouver les livres qui les intéressent dans des formats numériques. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de souligner en quoi le livre numérique était aujourd'hui la « nouvelle frontière » du monde de l'édition. Je suis convaincu qu'il sera demain un horizon partagé et un outil culturel diffusé.
2/ Garantir une rémunération équitable des auteurs et éditeurs, condition essentielle pour préserver la diversité de notre création éditoriale et littéraire, à laquelle je suis extrêmement attaché. Chacun le sait la position dominante des grands opérateurs pourraient leur imposer des modèles économiques défavorables.
3/ Préserver la diversité de l'offre éditoriale, pour faire face au risque de l'uniformisation, si demain l'accès aux oeuvres n'était possible qu'à travers un seul acteur dominant.
La proposition de loi relative au prix du livre numérique constitue une étape importante dans la poursuite de ces objectifs. Elle crée un environnement mieux régulé et plus sécurisé tant pour les auteurs que pour les éditeurs. L'instauration du principe de contrôle du prix de vente par les créateurs permettra de rééquilibrer le dialogue par nature inégal entre ces derniers et les grands opérateurs des réseaux. La neutralisation de la concurrence sur les prix entre les détaillants favorisera une plus grande diversité dans la distribution.
Nous savons à quel point le bilan de la régulation introduite par la loi Lang de 1981 sur le prix unique du livre, cette « loi de développement durable » de la filière du livre, est positif. Le rapport remis en 2009 par Hervé Gaymard l'a illustré avec une remarquable précision. Je suis convaincu que les objectifs de la loi Lang de 1981 demeurent en grand partie pertinents pour le livre numérique.
Chacun le sent, chacun le voit, l'accompagnement, par une régulation simple et souple, de la transition numérique est nécessaire. Non pas pour maintenir à toute force la place des acteurs traditionnels, mais bien pour leur permettre d'accéder à ces nouveaux marchés et d'y jouer leur carte.
Cette mesure d'ordre législatif est complétée par ailleurs par un engagement clair des pouvoirs publics afin d'amener les acteurs du Livre à travailler ensemble. Il s'agit bien de rendre accessibles à nos concitoyens une offre élargie de contenus de qualité. Je pense en particulier à l'accord cadre qui vient d'être signé en faveur de la numérisation des oeuvres indisponibles du XXème siècle. L'outil numérique nous permet aujourd'hui de mettre à la portée de tous des contenus culturels de qualité. Cet accord permettra de numériser et de proposer à la vente, d'ici cinq ans, un corpus de 500 000 livres sous droits qui ne sont plus proposés aujourd'hui en librairie. Cet accord-cadre est également pionnier car il dessine une solution innovante sur le plan juridique, y compris à l'échelle communautaire : il ouvre la voie à une véritable adaptation des droits d'auteur à l'ère du numérique. La numérisation des livres s'inscrira en effet dans le cadre d'une gestion collective à même de garantir d'une part, le respect des droits patrimoniaux et moraux, d'autre part, la rémunération équitable des ayants-droit. Au regard de la stratégie de Google, cette initiative est une réponse, une voie française sur le terrain de la numérisation des oeuvres écrites. Cet accord montre qu'il est possible de parvenir à des solutions intéressantes pour tous les acteurs de la chaîne du Livre. Nous souhaitons qu'il fasse école à l'échelle européenne, comme nous y invite le récent rapport du Comité des Sages remis à la Commission européenne.
Dans d'autres secteurs, c'est ce même volontarisme qui permet de faire bouger les lignes et d'amener des acteurs aux intérêts parfois divergents à s'entendre. Il y a quelques jours, la conclusion entre les principaux acteurs de la filière musicale, d'une charte de « 13 engagements pour la musique en ligne», au terme de la mission de médiation sur la gestion des droits de la musique en ligne, menée par Emmanuel Hoog, me réjouit tout particulièrement.
Cet accord comporte en effet des avancées majeures. Il permettra notamment de favoriser l'accès aux droits des éditeurs de services de musique en ligne, dans des conditions plus stables, plus équilibrées, mais aussi plus transparentes. Ces avancées bénéficieront également aux ayants droit, notamment à travers les engagements pris pour la rémunération des artistes interprètes, les délais de versement des droits et la transparence dans le compte rendu des exploitations de musique en ligne.
Ces engagements, au terme d'une démarche inédite, reflètent la mobilisation collective de la filière afin de disposer de services musicaux en ligne innovants, diversifiés, des services qui soient des moteurs pour la croissance du marché de la musique, des services qui garantissent le financement durable de la création tout comme la valeur de la musique sur internet.
Nous avons donc les outils mais surtout la volonté de faire vivre un véritable « modèle numérique ». J'évoquais tout à l'heure l'adaptation de notre modèle de régulation et de redistribution, mariage d'ancien et de moderne. Le dispositif de financement de la création audiovisuelle et cinématographique a connu dans les dernières semaines deux évolution majeures qui en sont la parfaite illustration. Avec le décret dit « webcosip », le compte de soutien du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) s'est ouvert à la production audiovisuelle pour internet. Fruit d'un longue concertation, cette évolution permet d'adapter notre système de soutien automatique aux nouveaux modes d'accès aux oeuvres patrimoniales. L'internet et les supports mobiles sont aujourd'hui des modes d'accès alternatifs pour nombre d'oeuvres : nos politiques publiques et nos politiques de soutien doivent en tirer toutes les conséquences, en gardant à l'esprit que la notion d'oeuvre et de création reste absolument centrale.
Presque simultanément, le décret SMAd, sur les services de médias audiovisuels à la demande, est entré en vigueur. Il étend à de nouveaux acteurs les principes de contribution à la production d'une part, et l'exposition substantielle des oeuvres européennes et françaises d'autre part. Cette extension se fait cependant selon des modalités adaptées, qui seront réexaminées à moyen terme. Si j'entends défendre la création et la diversité culturelle, je suis en effet conscient de la nécessité de ne pas entraver le développement du secteur émergent des médias audiovisuels à la demande. Nous y avons veillé.
Préserver, adapter et moderniser : tels sont les chantiers aujourd'hui, tels sont les impératifs pour demain. Je voudrais également évoquer, plus largement et pour finir, la nécessité de donner à nos industries culturelles les moyens de leur compétitivité à l'ère numérique. Pour ce faire, une réforme de la TVA au niveau communautaire, s'impose en ce qui concerne les biens culturels en ligne.
2011 constituera, je le souhaite, une année décisive dans la marche vers une révision du cadre communautaire. Peu à peu les consciences s'éveillent. Peu à peu, le travail de conviction déjà entamé sur le sujet porte ses fruits et nos soutiens se font de plus en plus nombreux au sein de la Commission européenne : Mme KROES, Vice-Présidente de la Commission en charge de la stratégie numérique, s'est exprimée en faveur d'une TVA à taux réduit pour les biens et services culturels lors du Forum d'Avignon début novembre. De la même manière, Mme VASSILIOU, Commissaire européenne à l'éducation et à la culture, a soutenu un tel taux de TVA réduit lors du Conseil culture-audiovisuel du 18 novembre 2010 à Bruxelles. Je les ai rencontrées la semaine passée, à Bruxelles, ainsi que Michel BARNIER, avec lequel j'entretiens un dialogue constant, et dont le soutien sur ce sujet semble acquis. Soyez assurés que le Gouvernement va redoubler d'efforts auprès de ses partenaires européens pour progresser sur ce dossier certes difficile, mais essentiel pour l'avenir de nos industries culturelles.
La mission récemment confiée par le Président de la République à Jacques Toubon arrive donc à point nommé. Nous connaissons tous l'expérience européenne de Jacques Toubon et sa force de conviction. Elles nous seront infiniment précieuses pour promouvoir auprès de nos partenaires l'idée d'un taux de TVA réduit, notamment pour les services de musique en ligne.
Voici en quelques mots les idées-forces de ce qui constitue à mes yeux, pour nos industries culturelles, un modèle numérique pour demain. C'est un modèle durable, c'est un modèle qui allie diversité, pluralisme, protection et diffusion de la création. C'est un modèle sur lequel, je l'espère, l'Union européenne saura, je l'espère, trouver un accord et un consensus. En effet, pour l'invention des modèles économiques de demain, la France, tout comme l'Europe, se doivent non seulement d'être présentes, mais également d'être exemplaires sur les valeurs qu'elles veulent promouvoir et sur lesquelles elle se sont engagées.
Je vous remercie et vous souhaite donc de fructueux échanges.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 10 février 2011