Texte intégral
Je vous propose de suivre avec moi les détails d'une affaire proprement rocambolesque, d'une intrigue à trous, rebondissant cache-cache digne des meilleurs romans policiers, dont l'heureux dénouement nous vaut aujourd'hui d'être réunis.
Tout débute en 1953 par un legs d'oeuvres d'art. Une toile peinte par Edgar Degas, « Etude de deux têtes de femmes » ou encore « Blanchisseuses souffrant des dents », datée de 1872, figure alors dans la collection privée de Carle Dreyfus, Conservateur des objets d'art au Louvre. Le tableau, ainsi que toute la collection de Carle Dreyfus, est légué cette année-là aux Musées nationaux et au Musée des Arts décoratifs. Le tableau entre alors dans les collections du Musée du Louvre. En 1961, le musée du Louvre effectue un dépôt de cinq tableaux dont celui qui nous intéresse aujourd'hui, au musée des Beaux-Arts du Havre qui vient juste d'ouvrir, et qui plus tard deviendra le musée Malraux.
En 1973, c'est-à-dire vingt ans après le legs de Carle Dreyfus, le tableau est dérobé au milieu de l'après-midi du 27 décembre 1973. Dans les mois qui suivirent le vol, ce tableau de petite taille mais de grand intérêt artistique, expression de l'art du portrait chez le maître impressionniste, suscita une grande convoitise ; plusieurs épisodes extravagants donnèrent alors à l'affaire une allure de feuilleton policier. On aurait eu aucun mal à imaginer un commissaire Maigret enquêter depuis les brumes et les vents du Havre jusqu'au lumières de New York.
Premier rebondissement dans l' « affaire Degas », au soir du dimanche 20 janvier suivant, la rédaction du journal local, le Havre-Presse, reçoit un appel du mystérieux voleur, qui se propose de restituer l'oeuvre, le numéro « 242 » contre versement d'une rançon de 400 000 francs. Principal intermédiaire entre la conservatrice du Musée du Havre, Mme Testanière, et le ravisseur anonyme, le Havre-Presse annonce dans son édition du 22 janvier que la conservatrice est prête à payer la rançon en échange de photographies attestant que le ravisseur est bel et bien toujours en possession du tableau. Le prétendu « ravisseur » envoie alors au journal une première pellicule de photographies non développée cependant, par malchance, cette pellicule, se révèle quasiment inexploitable. Le deuxième envoi de photographies toujours floues, mais exploitables, prouve la bonne foi du ravisseur.
L'intriguant téléphone à nouveau quelques temps plus tard au journal et exige un acompte de 40 000 francs pour l'envoi de photographies supplémentaires. Il déclare en réponse aux inquiétudes exprimées par la conservatrice du musée sur le sort du tableau, je cite : «D'autre part, que Mme Testanière se console : je ne m'énerve pas, je suis très calme et très patient quand il le faut[...], je vis et je m'incorpore dans le personnage du peintre. S'est-elle [Mme Testanière] un jour arrêtée devant cette toile aussi longtemps que je m'y suis attardé ? Non. Je ne pense pas ! Je crois que c'est revivre l'impressionnisme et rendre hommage à un grand peintre comme Degas. » Cette dernière phrase sonne comme un aveu, une posture d'esthète où l'on comprend aussi que le ravisseur recherchait peut-être indirectement, bien que de manière cavalière, à faire redécouvrir cette toile. Il précise, non sans humour et sans esprit: « Les Blanchisseuses ne souffrent pas !» traduisant ainsi par le détournement antinomique de son titre, son respect de l'oeuvre. Alors que la mairie du Havre s'active pour réunir la somme demandée, le mystérieux coupable disparaît, laissant conservatrice et maire dans l'expectative. Dernier soubresaut dramatique, l'inconnu menace de brûler le tableau si on ne lui donne pas satisfaction et destine au journal local, un colis contenant une reproduction schématique du tableau calcinée. Puis finalement, lassé d'attendre et de s'exhiber et ayant certainement trouvé la poule aux oeufs d'or, le ravisseur disparaît définitivement avec le tableau.
L'enquête reste sans suite lorsqu'un véritable coup de théâtre vient relancer l'affaire Degas. Après 36 ans de silence et de voyages au long cours, le tableau réapparaît en octobre 2010 à la faveur d'une vente aux enchères organisée par Sotheby's, à New-York. Monsieur Harris, fin connaisseur de Degas, que je remercie ici publiquement et avec gratitude, reconnaît le tableau disparu dans le catalogue de vente aux enchères et alerte immédiatement la conservatrice du musée Malraux du Havre, Madame Annette Haudiquet. Le tableau réapparu, une longue période de coopération internationale et de dialogues entre professionnels s'engage.
L'OCBC, via le Bureau Central National d'Interpol qu'il représente pour les biens culturels, sollicite en urgence Interpol Washington, afin de faire surseoir à la vente du tableau chez Sotheby's New-York et de prendre toutes les mesures conservatoires nécessaires. Après concertation entre Interpol Washington personnifié par Gloria Ford, et l'OCBC, la négociation entre les agents du Service de l'Immigration et des douanes américain et le détenteur du tableau, le docteur Ronald Grelsamer, s'accorde, le 3 décembre 2010, avec le procureur fédéral pour le District de New York, à privilégier une restitution sans contrepartie à l'Etat français. Je souhaite aujourd'hui remercier tous les acteurs de ces négociations. Dernier « vol » des Blanchisseuses , si je puis me permettre, cette fois en départ pour le sol français dans la nuit du 24 au 25 janvier 2011. L'oeuvre sera directement prise en charge par l'administration des douanes françaises à son arrivée et déposée dans la réserve sécurisée du Service des Musées de France.
Si j'ai voulu vous faire le récit de l'histoire de ce tableau , c'est bien sûr pour le plaisir de raconter - plaisir auquel je n'ai pas tout à fait renoncé - mais également pour illustrer la réalité des multiples collaborations nouées entre services français et internationaux. C'est aussi pour illustrer leur importance capitale à l'heure où la chaîne des délits à l'encontre des oeuvres d'art est, elle aussi, largement internationale. Je pense aux Glaives du roi Jérôme dérobés en 1995 puis retrouvés en Belgique 14 ans plus tard.
Je tiens particulièrement à remercier sincèrement et à exprimer ma gratitude à l'ensemble des acteurs français et américains qui ont contribué à cet heureux dénouement. Tout d'abord un grand merci au bureau d'Interpol de Washington, représenté par Mme Gloria Ford, merci au service des douanes de New-York, mais également au procureur de Brooklyn, Mme Loretta Lynch. Je remercie très chaleureusement l'Ambassade de France aux Etats-Unis pour son aide, et bien évidemment je salue le travail remarquable de l'OCBC, L'Office Central de lutte contre le trafic des Biens Culturels.
En guise de conclusion, j'aimerais me tourner vers Edouard Philippe, maire du Havre, et lui annoncer officiellement que, bien entendu, Les Blanchisseuses retrouveront, par un dépôt de l'Etat, les collections du musée André Malraux. Premier musée-maison de la Culture conçu comme manifeste de l'architecture moderne et inauguré le 24 juin 1961 par le ministre du Général de Gaulle dont je cite les propos : «Il n'y a pas une maison comme celle-ci au monde, ni même au Brésil, ni en Russie, ni aux Etats-Unis. Souvenez-vous, Havrais, que l'on dira que c'est ici que tout a commencé. » Tout d'abord fondé sur les collections du musée des Beaux-arts du Havre, le musée bénéficie bien vite, au-delà de sa politique d'acquisitions, de nombreux legs qui sont venus enrichir progressivement ses collections : le fonds d'Eugène Boudin, donné par le frère de l'artiste, le legs de Charles-Auguste Marande, riche de chefs-d'oeuvre impressionnistes et de la période fauve, une collection personnelle de 70 oeuvres de Raoul Dufy léguée par sa veuve, et enfin dernièrement la collection d'Olivier Senn, donnée au musée par sa fille Hélène Senn-Foulds.
Nul doute que le retour des Blanchisseuses ne soit pour l'ensemble des Havrais et des visiteurs l'occasion de « ce ravissement, ce bonheur, ce plaisir » dont parle Stendhal dans l'Histoire de la peinture en Italie. Ces sentiments qui conduisent le public vers les grandes expositions et les grandes rétrospectives. Ces émotions qui doivent être parfois suscitées, parfois réveillées, à la faveur de découvertes comme celle-là, afin de valoriser le réseau incomparable et parfois trop méconnu des mille musées de France.
J'invite désormais M. Edouard Philippe, maire du Havre à s'exprimer à son tour et à nous faire revivre le suspens de cette affaire Degas, vu cette fois du coté de la ville qui accueillera à nouveau cette importante pièce.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 14 février 2011