Entretien de M. Laurent Wauquiez, ministre des affaires européennes, à "Canal Plus" le 23 février 2011, sur les relations franco-tunisiennes et la situation politique en Libye.

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Média : Canal Plus

Texte intégral

Q - Laurent Wauquiez, le ministre des Affaires européennes, est l'invité de «La matinale». Il était hier en Tunisie avec Christine. Lagarde, la ministre de l'Economie. Première visite des autorités françaises depuis la chute de Ben Ali. Michèle Alliot-Marie, ministre, elle des Affaires étrangères, empêtrée dans ses affaires tunisiennes, était plus utile au Brésil, visiblement. Une absence pourtant remarquée. Laurent Wauquiez, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Bienvenue.
Bonjour. Vous rentrez juste de Tunisie. Michèle Alliot-Marie ne faisait pas partie du voyage. Donc, la question qui se pose ce matin c'est : est-ce que la chef de la diplomatie française peut se rendre aujourd'hui en Tunisie ?
R - Mais bien sûr ! Il n'y a pas une feuille de papier entre moi et Michèle. On a travaillé ce déplacement ensemble. Je lui en ai fait hier un compte rendu. La diplomatie française : c'est une voix, ce n'est pas plusieurs voix. La seule chose c'est qu'on a un partenariat stratégique avec le Brésil : il fallait que Michèle soit là. En Tunisie, c'était un déplacement très attendu, premier déplacement officiel depuis l'arrivée des nouvelles autorités. Nous sommes passés du temps du commentaire au temps de l'action. Ce qui se passe en Tunisie est hallucinant, enfin c'est très impressionnant quand on va là-bas.
Q - Et c'est important. Vous nous dites ce matin qu'elle va aller prochainement en Tunisie, Michèle Alliot-Marie ? Elle n'est pas persona non grata en Tunisie ?
R - Bien sûr que non ! Et elle sera aussi évidemment attendue. Enfin, elle incarne la voix de la diplomatie française à l'étranger, elle sera amenée bien entendu sur cette phase à y aller. Là, c'est juste une question d'organisation. Il y a des enjeux européens en Tunisie, majeurs. Cela viendra.
Q - On l'a entendu, hier, lors de votre voyage, en marge de votre déplacement : des journalistes, des ministres, qui disaient qu'il y avait une petite tension entre la France et la Tunisie. Est-ce que vous le reconnaissez, ce matin, qu'il faut reconstruire le lien franco-tunisien après les gaffes de Michèle Alliot-Marie et les gaffes de l'ambassadeur de France en Tunisie, Boris Boillon ?
R - Qu'est-ce qui s'est passé en Tunisie ? Le peuple tunisien a donné une leçon au monde entier. Il a pris tout le monde de court, et la diplomatie française comprise. Le président de la République l'a reconnu, je le reconnais, bien sûr. Ils sont allés plus vite que ce qu'on pensait qui était possible. Maintenant, pour eux, ils sont plus là pour nous dire, «vous n'avez pas été au rendez-vous à tel ou tel moment», ils sont là pour nous dire «maintenant on joue notre avenir, et là on a besoin de la France». Et on en a besoin sur deux choses : la première c'est qu'on soit à l'écoute.
Q - Le lien entre la France et la Tunisie, Laurent Wauquiez, est intact de tout ce qui s'est passé ?
R - Oui, ce lien, moi, je l'ai trouvé hier préservé. Bien sûr, au début, il faut qu'on apprenne à reparler ensemble. Il y a des interlocuteurs qui ont changé, il y a une donne qui a totalement évolué, mais ce lien il est intact parce qu'il est très profond. Il se nourrit de contacts dans la société civile, il se nourrit de contacts entre entreprises, il se nourrit de contacts dans l'univers culturel.
Donc, les fondations de notre relation franco-tunisienne, elles, sont très solides. Et la visite hier avec Christine Lagarde s'est très bien passée. On avait la quasi-totalité du gouvernement en face de nous.
Q - Alors, l'ambassadeur Boris Boillon est contesté : on a entendu certains Tunisiens réclamer son départ. Est-ce qu'il peut rester en Tunisie ?
R - L'ambassadeur Boris Boillon est quelqu'un qui a fait un énorme travail en Irak. C'est un très bon diplomate.
Q - Non mais, là, il est en Tunisie, là.
R - Je vais y venir.
Q - Ah bon !
R - Sur ses premiers pas, oui, il a fait des erreurs, il s'en est expliqué, il a fait ses excuses. On tourne la page maintenant. Maintenant, on est là pour travailler avec les Tunisiens. On a un pays à accompagner, on a une transition démocratique à réussir, c'est ça qui est attendu, et laissez-lui le temps, c'est un très bon diplomate. On en reparle dans trois mois, et vous verrez qu'il y aura déjà du chemin qui aura été parcouru.
Q - Alors, on n'a pas été là au début de cette poussée démocratique de la Tunisie. Qu'est-ce qu'on peut leur apporter...
R - Mais comme tout le monde.
Q - C'était peut-être plus grave pour la France qui avait un lien particulier avec la Tunisie, sans doute. Qu'est-ce qu'on peut leur apporter aujourd'hui, Laurent Wauquiez ?
R - Est-ce que je peux vous répondre ?
Qu'est-ce qu'on peut leur apporter ? Travailler concrètement avec eux, c'est ça qu'ils attendent : les infrastructures, les besoins énormes, notamment pour l'intérieur du pays. La formation des jeunes, c'est cela qui a déclenché cette immense attente qui est partie du Sud, aider leurs jeunes à se former. Essayer de travailler aussi sur des coopérations avec les PME et les entreprises. Hier, on était sur le terrain, dans une entreprise pharmaceutique qui était dans la périphérie de Tunis. On est allé voir comment on peut travailler avec eux sur tous ces sujets.
Ce dont ils ont besoin est immense. Et l'enjeu c'est quoi ? Si on veut que la transition démocratique soit réussie, on a besoin que leur économie reparte, et on a besoin d'aider à rétablir un climat serein. Mais n'oublions pas un point : notre relation avec la Tunisie maintenant c'est une relation d'égal à égal. Et ce qu'ils ne pourraient pas supporter, c'est qu'on vienne dans une posture de donneur de leçons. On est là pour écouter, on est là pour aider, on n'est pas là pour expliquer à un peuple qui a surpris tout le monde ce qu'il doit faire.
Q - Est-ce qu'on est là aussi pour éviter une vague d'immigration, comme on l'a entendu de la part de certains responsables, c'est-à-dire les aider économiquement pour éviter une vague d'immigration en direction de l'Europe, comme on l'a vu à Lampedusa ou en direction de la France ?
R - Oui, on est là aussi pour montrer que l'avenir des Tunisiens, on va les aider à le construire en Tunisie. Mais l'immigration illégale n'est bonne ni pour la rive Sud, ni pour la rive Nord de la Méditerranée.
Q - Alors, la diplomatie française est montrée du doigt : impulsivité, amateurisme, manque de cohérence, préoccupation médiatique. C'est une tribune dans Le Monde daté d'aujourd'hui, d'un collectif anonyme qui se prénomme «Marly». Qu'est-ce que vous leur répondez ? Est-ce qu'il y a des leçons à tirer de ce que ces diplomates disent à la diplomatie française ?
R - D'abord, je connais très bien le métier de diplomate. C'est un métier qui est dur, et on a la chance d'avoir une diplomatie française - malgré les épreuves qu'on a traversées - qui est excellente. Il n'y a pas de place pour la déprime. C'est un moment où on ne peut pas se permettre une déprime de la diplomatie française. La seule place, c'est une diplomatie française qui doit être mobilisée pour faire face aux changements géopolitiques. Et ce que je n'ai pas aimé dans cette tribune c'est qu'elle repeint tout en noir. On a des très belles réussites de la diplomatie française à notre actif : le Traité de Lisbonne fait par le président de la République, la Présidence française de l'Union européenne, la relation franco-allemande, en ce moment le G20, la construction de partenariats stratégiques avec le Brésil, l'approfondissement de nos relations avec l'Inde. On a de quoi être fiers.
Q - Alors, là, on est sur le Proche et le Moyen-Orient en ce moment : c'est ça l'actualité. Est-ce qu'il n'y pas des leçons à tirer ? On va rappeler que la diplomatie française s'est appuyée pendant des années sur des régimes autoritaires. Est-ce qu'il n'y a pas des leçons à tirer de ce qui se passe en ce moment ?
R - Bien sûr qu'il y a des leçons à tirer, et notamment, moi, ce qui me frappe, et c'est tout le travail qu'a voulu enclencher Michèle. Notre diplomatie doit essayer de multiplier ses canaux d'information, mais c'est la responsabilité des politiques, des ministres, et la responsabilité des diplomates. Donc, c'est en face qu'on doit faire face à ce défi. Le monde qui change, ce n'est plus un monde qui est géré par quelques chefs d'Etat, c'est un monde dans lequel toute la société civile, et c'est avec toute cette société civile qu'on doit travailler.
Q - Alors, la diplomatie française ou le gouvernement français, a l'occasion de se racheter avec ce qui se passe aujourd'hui en Libye. M. Kadhafi promet une boucherie à ceux qui oseraient se rebeller. Est-ce que ce matin vous demandez le départ de Kadhafi ?
R - Je «re-regardais» la vidéo. Cette vidéo fait peur, elle donne des frissons dans le dos. Le langage qui est utilisé, l'outrance, la violence des propos, l'absence totale de perspective politique, la France condamne tout ça avec la plus ferme détermination. Mais il y a un point...
Q - ... et ?
R - Il y a un point, c'est qu'on a encore des Français qui sont là-bas. Et on est sur un plateau, on doit faire très attention à tout ce qu'on dit. Il y a la vie de Français qui est en jeu. Notre première préoccupation : on ramène tout le monde à la maison. On a commencé : deux avions sont partis. Le premier avec à peu près 167 personnes, 70 enfants - 70 enfants qu'on vient de ramener. Le deuxième avion qui comprend à peu près 200 personnes. On a aidé également des ressortissants étrangers qui ont eu besoin de nous, les Allemands, les Britanniques. Ces avions vont repartir, refaire une rotation pour pouvoir ramener tout le monde à la maison. Mais il ne faut pas se tromper de priorité. La première chose d'abord : ramener tout le monde à la maison. Il y a des vies qui sont en jeu.
Q - Il reste combien de Français sur place ?
R - Il n'y a pas d'estimation exacte mais peut-être 300 Français qui sont encore sur place. C'est très difficile, le contexte là-bas est très dur, très éparpillé. Vous m'interrogez aussi sur ce que sont les réussites de la diplomatie française : c'est aussi, dans une crise comme ça, être capable de réagir et protéger nos ressortissants.
Q - Est-ce que vous nous dites ce matin qu'à l'avenir, donc peut-être le temps que les Français soient rapatriés, la France sera du côté de la démocratie, toujours du côté de la démocratie, et pas du côté de la real politique ? Il y a une interview ce matin intéressante de Rama Yade dans Le Parisien. On se rappelle combien certains membres de la majorité lui avaient tapé sur les doigts à Rama Yade qui avait osé dire qu'il ne fallait pas recevoir Kadhafi qui s'essuyait les pieds d'une certaine manière sur la France. Est-ce qu'à l'avenir cela sera différent, Laurent Wauquiez ?
R - Là-dessus d'abord, pas de grande déclaration des faits. La France étudiera, et très vite, dès qu'on aura résolu le problème des ressortissants français, la prise de sanctions contre le régime de Kadhafi. On va travailler dans cette direction, mais d'abord je l'ai bien dit, on assure la sécurité des nôtres. Ensuite, attention quand même, attention à ne pas juger le monde d'aujourd'hui à l'homme d'hier. On a des leçons à tirer, c'est clair. On a des leçons à tirer sur cet onde de choc démocratique qui traverse tout ce monde arabe, mais surtout je crois, ce à quoi moi je crois ce n'est pas à la diplomatie des déclarations, c'est la diplomatie de l'action. Et je crois que c'est là-dessus que la France est attendue aujourd'hui.
Q - On est d'accord, on est d'accord. On nous avait expliqué, Laurent Wauquiez, peut-être même vous l'aviez dit à l'époque...
R - Non.
Q - ...que M. Kadhafi était fréquentable, et que c'était une bonne chose qu'il vienne en France et qu'il soit reçu lors d'une visite d'Etat. Vous êtes très à l'aise avec ce passé ? Soyez honnête !
R - A quelle occasion cela s'était passé ? La libération des infirmières bulgares. C'était quelque chose qui était important, on avait pu ramener en Europe les personnes qui étaient détenues. Je crois qu'il faut qu'on fasse attention aussi. La diplomatie ce n'est pas un claquement de doigts, ce n'est pas quelque chose qui est simple. Il y a une réalité qui est très complexe, surtout dans le monde arabe. C'est un monde que je connais bien.
Q - Oui, vous parlez arabe.
R - Oui, je parle arabe. Et en ce moment le seul message dont ils ont besoin : la France est à vos côtés dans cette période (en arabe).
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 février 2011