Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "Europe 1" le 2 mai 2011, sur la mort d'Oussama Ben Laden et son impact sur le terrorisme au niveau régional et international.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - La mort d'Oussama Ben Laden, recherché depuis plus de dix ans, concerne naturellement les Etats-Unis mais le monde entier, ce matin.
R - Oui, et je dois dire que nous comprenons et nous partageons la joie du peuple américain. Il faut se souvenir de la tragédie épouvantable qu'ils ont vécue le 11 septembre 2001, vous l'avez rappelé, 3.000 morts, ces attentats très symboliques sur les deux tours jumelles de New York. Et, comme l'a dit le président Obama, le sentiment qu'aujourd'hui justice est faite explique cette explosion de joie du peuple américain, que nous ne pouvons que partager.
Q - Alors, à travers vous, la France adresse ses félicitations au président Obama et à tous ceux qui ont su mener, avec cette rigueur et cette précision, depuis longtemps, l'opération.
R - C'est un combat que nous avons en commun, comme vous le savez, nous nous battons nous aussi contre le terrorisme, qui est un fléau abominable, puisque c'est la lâcheté par excellence, s'attaquer, comme on l'a vu encore, à Marrakech, à des populations innocentes, dans des conditions barbares, c'est quelque chose qui mobilise toutes les démocraties.
Q - Y a-t-il eu un appel téléphonique entre Nicolas Sarkozy et le président de la République Obama ?
R - Je ne peux pas vous le dire, je ne sais pas.
Q - La coopération avec les Etats-Unis, elle fonctionne bien.
R - Elle fonctionne très très bien, face à Al Qaïda, face à la menace terroriste dans son ensemble, nos services travaillent en très bonne coopération, en très bonne intelligence.
Q - Mais la France savait-elle que les États-Unis avaient repéré Ben Laden, depuis plusieurs mois, et le poursuivait, le traquait ?
R - Nous savions que la traque était en cours, mais naturellement, le moment de l'intervention nécessite le secret, vous le comprendrez bien.
Q - C'est un coup, ou est-ce que vous estimez, Alain Juppé, que c'est un coup décisif aux hommes et à l'état-major d'Al Qaïda ? Est-ce que l'élimination de Ben Laden n'est pas encore l'éradication du terrorisme, évidemment ?
R - Evidemment non. Coup décisif, je pense que oui, car la personnalité de Ben Laden était quand même extraordinairement symbolique, tous les messages qui étaient adressés aux démocraties, l'étaient le plus souvent sous sa signature et de sa bouche. Donc cela a une valeur symbolique, comme je viens de le dire, extrêmement forte. Il n'en reste pas moins que les structures d'Al Qaïda subsistent, qu'il y a des numéros 2, des numéros 3, on le voit d'ailleurs lorsqu'en Afghanistan on démantèle un réseau, souvent, ensuite, la relève se fait.
Et puis, comme cela a été dit par tous vos experts, tout au long de cette émission, il y a des groupes qui se réclament d'Al Qaïda, mais qui ont une autonomie certaine, c'est une organisation «décentralisée», si je puis dire, et ces groupes vont continuer, je pense en particulier à AQMI.
Q - Donc, vous pensez que les successeurs réels ou autonomes, dispersés un peu dans le monde, de Ben Laden, vont chercher à le venger et à se venger ?
R - La menace terroriste n'a pas disparu et il faut donc rester totalement mobilisé pour y faire face. Nous avons donné des consignes, là aussi, très précises, et vous savez que nous sommes particulièrement exposés à cette menace au Sahel.
Q - Oui, on sait que ce ne sera probablement plus jamais la même chose. Ben Laden a fait souffrir l'Islam et les musulmans, il ne symbolisait pas l'Islam. Peut-être faut-il le rappeler ce matin.
R - J'espère que c'est clair dans la tête de tout le monde, l'Islam n'est pas, en soi, une religion terroriste, l'Islam est porteur d'un message de paix et de fraternité entre les hommes. Et je crois qu'il est très important de bien distinguer ce qui est le radicalisme, l'intégrisme et le fanatisme, qui, dénaturent le message de l'Islam, et puis la religion musulmane avec laquelle toutes les grandes religions du livre entretiennent un dialogue de confiance.
Q - Mais est-ce qu'il faut bien rappeler ou ne pas... est-ce qu'il faut bien dire ce matin que les islamistes djihadistes peuvent réagir, surtout si on exhibe, comme on commence à le faire, un peu trop, le corps mutilé de Ben Laden ?
R - J'espère que, face à la mort, qui est de toute façon quelque chose qui mérite la discrétion et la retenue, on ne se lancera pas dans cette exposition médiatique. Ce qui compte c'est l'acte qui a été fait, c'est justice, je le répète, et sur ce point il faut être très clair, mais sachons garder la retenue nécessaire.
Q - Alain Juppé, pendant des années, on croyait Ben Laden dans les montagnes afghanes, il était tout simplement au Pakistan, dans une ville importante du Pakistan et dans une maison tranquille.
R - L'une des questions qui se pose et qui méritera d'être éclaircie, bien sûr, c'est le degré de coopération entre les services américains, les services occidentaux et les services pakistanais. Vous savez que l'on a longtemps reproché à ces services d'être un petit peu ambigus dans leur traque, notre traque contre le terrorisme, il serait intéressant de savoir comment cette opération a été montée et des investigations complémentaires seront évidemment nécessaires.
Q - Cette fois, il semble que le Pakistan ait coopéré, sans doute il savait depuis longtemps où se cachait Ben Laden, le Pakistan reste un nid de terroristes.
R - Nous avons besoin de la coopération du Pakistan, n'oublions pas que la lutte en Afghanistan se poursuit, et ce n'est pas la disparition de Ben Laden qui va tout d'un coup régler le problème sur l'Afghanistan.
Or, en Afghanistan, nous ne parviendrons à aider le gouvernement afghan à rétablir son autorité et à faire prévaloir la démocratie, que si le Pakistan coopère avec nous, et je pense que ce qui a dû se passer pour cette prise de Ben Laden, va dans le bon sens.
Q - Donc, les Pakistanais vont être, aussi bien pour leurs intérêts que pour leurs dirigeants, menacés, mais on peut dire que partout, les dirigeants et les intérêts américains vont être menacés à partir d'aujourd'hui ?
R - Les intérêts des Américains, les intérêts de toutes les démocraties. Nous recevons nous aussi des menaces, et donc la solidarité de ceux qui respectent la vie humaine, de ceux qui ont une conception élevée des droits de l'Homme, est plus nécessaire que jamais face à ce qui est à l'évidence une forme de barbarie et de dénaturation du message de l'islam.
Q - Alain Juppé, Barack Obama a dit : «Justice est faite». Justice est faite par un État, certes, l'État le plus concerné, mais est-ce qu'il avait la mission internationale d'agir comme il l'a fait ?
R - Ecoutez, n'ayons pas toujours le chic de chercher les difficultés, soyons simples. Ben Laden a commandité des attentats meurtriers aux États-Unis, il était normal que les États-Unis le traquent pour le traduire en justice. Les évènements ont fait qu'il a été tué, je partage le sentiment du président Obama : justice est faite.
Q - Ce qui s'est passé, est-ce que c'est aussi un avertissement adressé à tous les terroristes et aux dirigeants qui tirent sur leur peuple ? Je pense par exemple à Bachar El Assad et surtout à Kadhafi.
R - Enfin, ne mélangeons pas tout, terrorisme et dictature...
Q - Mais parfois il y a des terroristes d'État.
R - Il y a des terrorismes d'État, il y a effectivement, une violation aussi des droits de l'Homme par des chefs d'État qui n'hésitent pas à faire tirer au canon sur la population et vous savez que la position de la France là-dessus est d'une extrême clarté. Nous avons condamné tous ceux qui se sont livrés à ce genre de crime et nous le condamnons avec la plus grande fermeté.
S'agissant de la Syrie, il n'y a pas d'issue, si le régime syrien persévère dans cette voie, il tombera, un jour ou l'autre, mais il tombera. Et nous sommes en train de travailler avec nos partenaires européens, à définir un certain nombre de sanctions au niveau européen pour bien marquer, non seulement notre condamnation mais notre action contre ce type de comportement. Aujourd'hui, il y a cette grande aspiration à la liberté et à la démocratie, il faut en tenir compte et la réprimer en tirant à balles réelles sur des foules est inacceptable, quel que soit le pays qui se livre à cet exercice.
Q - Ça, c'est un avertissement à la Syrie et à Bachar El Assad. L'OTAN a bombardé des habitations de la famille Kadhafi, elle a tué un des ses fils et des petits fils. Est-ce normal ? Est-ce que c'est lui qui était visé ? Cela veut-il que la prochaine cible de l'OTAN, c'est Kadhafi lui-même ?
R - Je me réfère aux déclarations des responsables militaires de l'OTAN, ils n'ont pas tiré sur des habitations, ils ont tiré sur un bunker qui était un centre de commandement militaire. Mais la réponse est dans les mains de Kadhafi, il faut qu'il s'écarte, il faut qu'il quitte le pouvoir et qu'il permette au peuple libyen, lui aussi, d'accéder à la démocratie.
Q - La disparition de Ben Laden peut avoir des conséquences sur la guerre d'Afghanistan et la présence des soldats français en Afghanistan ?
R - Forcément, elle aura des conséquences, je l'ai dit tout à l'heure, c'est une disparition très symbolique, mais il n'en reste pas moins que les structures d'Al Qaïda, et il n'y a pas qu'Al Qaïda en Afghanistan, également tous les groupes de taliban sont toujours là et que la situation n'est pas pour autant aujourd'hui pacifiée.
Q - C'est une grande journée pour la démocratie.
R - Je crois qu'il ne faut pas ménager sa joie lorsqu'un criminel de cette envergure là, qui a défié pendant des années et des années tous les peuples et pas simplement le peuple américain, tous les autres, n'oublions pas les menaces adressées aussi au peuple français, au président de la République, à nos otages. Donc, la disparition d'un tel barbare ne peut être qu'une satisfaction pour tous ceux qui partagent, je le répète, une certaine idée de la dignité de l'homme, du respect qui est dû à la personne humaine. On ne tue pas, par des actes de barbarie comme celle-là, totalement gratuite, des civils, des hommes, des femmes, des vieux, des jeunes, c'est ça le terrorisme, c'est quelque chose d'absolument insupportable, sur laquelle il faut nous mobiliser.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mai 2011