Texte intégral
Comme vous le savez, le G8 sous présidence française qui se tiendra à Deauville en cette fin de semaine présente cette particularité d'inclure le numérique à son ordre du jour. C'est une première. Et le « e-G8 » voulu par le président Sarkozy, organisé par Maurice Lévy, nous donne une excellente occasion de réunir des acteurs essentiels de secteurs d'activités qui non seulement représentent une part croissante de nos économies, mais sont également les moteurs d'un tournant technologique et culturel majeur.
On connaît le constat que fit, dès le début des années 1920, l'économiste Alfred Marshall, à propos de la musique enregistrée : plus on en écoute, plus on a envie d'en écouter. La sacro-sainte loi de l'utilité marginale décroissante trouvait alors son exception, qui allait devenir le propre des industries culturelles. Si à cela on ajoute les possibilités d'accès qui, avec l'internet, ont aujourd'hui radicalement changé de dimension, une évidence s'impose à tous : les années que nous vivons seront décisives tant pour les nouvelles formes que prendront les industries concernées que pour le devenir des pratiques culturelles elles-mêmes. Cela implique aussi bien le monde du livre, celui de la presse, celui du cinéma et de l'audiovisuel, de la musique, du jeu vidéo, mais aussi du patrimoine. Compte tenu du rôle de la culture dans l'attractivité de nos territoires, vous comprendrez aisément que la France ait une sensibilité particulière sur cette grande transformation.
Les possibilités extraordinaires que nous offre ce qu'on a pu appeler « l'âge de l'accès » ne doivent cependant pas nous faire perdre de vue les risques inhérents à ce qui est bien plus qu'une phase de transition technologique. Dans ce nouveau monde où ont émergé des acteurs à la taille et aux capacités de pénétration inédites, les règles du jeu ne se sont pas encore stabilisées, les modèles économiques se cherchent, le rôle des pouvoirs publics se redéfinit. Dans ce qui apparaissait il y a encore quelques années comme un nouveau « wild west », dans cette conquête des nouvelles frontières, venue cette fois de Californie, on a pu craindre que l'âge du droit d'auteur, par exemple, menaçait de s'éteindre. L'essor des réseaux contributifs et des réseaux sociaux a pu également accentuer la tendance à accréditer ce mirage de la gratuité où les notions d'auteur et de créateur étaient appelés à se diluer. À tous points de vue, cette phase est, me semble-t-il, derrière nous. Qu'il s'agisse du financement de la création ou encore du sentiment de perte de sens engendré par la profusion inédite des contenus, les acteurs privés comme publics conviennent plus aisément de la nécessité de « civiliser internet », pour reprendre l'expression du Président de la République ' et cela au bénéfice de tous.
Cependant, la profusion en elle-même ne suscite pas nécessairement une envie d'ailleurs et promouvoir la diversité culturelle, ce n'est pas seulement rendre accessible - car dans la nuit des tuyaux, tous les contenus sont gris.
C'est pourquoi j'accorde une importance majeure à la réflexion sur les nouvelles formes de médiation que nous devons ensemble inventer, imaginer, pour que le sens puisse se marier de nouveau à l'accès. L'éducation à l'image, les communautés de goût également, nous ouvrent des pistes qu'il nous faut mieux explorer, loin des logiques du profit immédiat.
Il faut aussi prendre en compte le fait que les innovations technologiques ne se traduisent pas nécessairement par des substitutions systématiques. Au même titre que la vidéo n'a pas tué le cinéma, ni la télévision la radio, rien ne nous indique que le livre numérique, par exemple, se substituera au livre papier. Seul le futur nous en dira plus sur les équilibres et les cœxistences qui se feront jour : pour l'heure, le devoir des pouvoirs publics est d'accompagner au mieux ces transformations, en protégeant des secteurs économiquement très fragilisés comme la presse, en soutenant les librairies dans leur effort de transition, ou encore en apportant la sécurité juridique nécessaire à la nouvelle filière du livre numérique.
Ne pas perdre la médiation de vue ; accompagner au mieux les filières qui connaissent des transitions délicates ; garantir au mieux, enfin, le financement de la création ' tels sont les axes sur lesquels mon ministère tente d'œuvrer au mieux. Protéger les droits des créateurs, c'est tout simplement veiller à ce que la source même de la valeur ne soit pas reléguée à une préoccupation secondaire par ceux qui auraient intérêt, souvent dans des stratégies de court ou moyen terme, à préserver l'illusion de l'accès. Le succès rencontré par le déploiement massif des offres légales en matière de musique en ligne a montré que les habitudes en la matière pouvaient changer, et ce sont là très probablement des pistes à suivre pour l'audiovisuel et le livre. L'action de la haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) est précisément de participer à cette prise de conscience. La Grande-Bretagne a également suivi cette ligne, avec le Digital Economy Act ; de même que l'Espagne, avec sa loi sur l'économie durable. À ce titre, on peut se réjouir du fait que le débat a bougé : le principe même de la protection du droit d'auteur ne fait plus question, et ce sont plutôt les modalités effectives de la protection et du ciblage de la prévention qui sont discutées. Le Forum e-G8 est là pour enrichir ce débat.
Favoriser la diffusion des œuvres dans l'univers numérique tout en respectant le droit d'auteur : telle est la ligne dont la France continue à se faire l'avocate. Chacun a dû suivre la remise en cause récente de l'accord de Google avec les éditeurs américains par le juge Denny Chin : au vu de cette décision, il me semble que notre vigilance, en France, vis-à-vis des projets de numérisation massive suivant la logique de l'opt-out ( « qui ne dit mot consent ») n'était pas dénuée de fondement, et que l'histoire semble aller finalement dans ce sens. Cette évolution nous pousse d'autant plus, j'en suis persuadé, à devoir raisonner en termes d'écosystème : la création et les biens culturels, il faut le rappeler ne sont pas une ressource comme les autres. Pour garantir les conditions de son renouvellement, profitable à tous, nous avons une responsabilité partagée. C'est dans ce sens que j'interviendrai cet après-midi aux Tuileries dans une table ronde sur la propriété intellectuelle.
Cet engagement prendra à coup sûr plus d'ampleur s'il devient européen. Pour cela, j'ai appelé mes collègues du Conseil à une mobilisation en ce sens, pour une réflexion commune. Nous devons nous donner les moyens de relever ensemble les défis technologiques, financiers et juridiques induits par la révolution numérique. Cela concerne par exemple le prix unique du livre numérique, sur lequel je suis très heureux que nous ayons pu nous doter d'une loi ambitieuse. Cela concerne aussi la TVA à taux réduit sur les biens et services culturels, y compris en ligne, conditionnement de la compétitivité de nos industries culturelles.
Mon engagement pour accompagner le tournant numérique de l'économie de la culture est donc un engagement profondément européen. C'est un engagement au service des créateurs. C'est aussi un engagement aux côtés des entreprises, et c'est là tout le sens de ce e-G8. Certains parlent de « responsabilité culturelle », d'autres d'« empreinte culturelle » des entreprises : autant de notions qui tentent précisément d'appréhender cette nouvelle réalité qu'il est urgent de mieux prendre en compte pour comprendre les contraintes qui pèsent sur l'écosystème de la culture numérique. La diversité culturelle est un bien commun dont nous avons la charge : avec le numérique, une chance formidable nous est offerte pour la promouvoir - mais nous nous devons d'être tous responsables de ce que nous avons apprivoisé.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 26 mai 2011