Interview de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, dans "L'Express" du 17 mai 2001, sur les restructurations chez Danone, la réduction du temps de travail, les relations entre le gouvernement et les syndicats, les relations avec le MEDEF dans le cadre de la refondation sociale et sur la signature du PARE.

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Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

En trois ans, l'économie française a créé des centaines de milliers d'emplois, mais la suppression de 570 postes chez Danone provoque beaucoup d'émotion. Ce paradoxe révèle-t-il une nouvelle donne sociale ?
On constate que les entreprises continuent à restructurer leurs activités, même quand tout va mieux. Le vrai changement, par rapport à la situation antérieure, c'est qu'elles affichent des profits. Cela nous rend plus vigilants, plus exigeants : l'entreprise doit pleinement justifier ses décisions de licenciements, répondre à nos contre-arguments, et atteindre le " zéro chômeur ", en assurant à tout salarié la continuité de son emploi, d'une manière ou d'une autre. Cela dit, nous sortons de l'économie de crise que nous avons connue pendant 20 ans et, même si nous ne sommes pas assurés d'entrer dans une période de croissance durable, cette transition suscite de nouvelles attentes chez les salariés
Lesquelles ?
Les salariés supportent de moins en moins bien les situations de précarité comme le temps partiel subi, les CDD à répétition, les emplois saisonniers de rabais. Avant, avoir un boulot, ce n'était déjà pas si mal ; aujourd'hui, on supporte moins bien ce qui paraissait inévitable. Les conditions de travail, la qualité des emplois, la question de la dignité au travail sont des thèmes qui montent. On l'a bien vu avec la sensibilisation autour du harcèlement moral.
Sur ces sujets, vous percevez de fortes revendications ?
Nous sentons une sensibilité, une demande même s'il n'y a pas de conflits ouverts. Une campagne engagée l'an dernier, et que nous allons relancer, a montré que les jeunes saisonniers ont soif d'informations sur leurs droits et que s'ils acceptent un job temporaire, parce que ça les arrange, ils tiennent à être traités normalement. Nous devons être de vrais détecteurs, des capteurs de ces aspirations.
Nouvelles attentes, mais aussi nouvelles inégalités. Les 35 heures par exemple ne creusent-elles pas les écarts entre salariés ?
Elles sont actuellement responsables d'une inégalité paradoxale concernant la rémunération des salariés payés au Smic : ceux qui sont restés aux 39 heures reçoivent un Smic horaire qui augmente à la faveur des " coups de pouce " décidés par le gouvernement, tandis que ceux qui sont passés aux 35 heures font l'objet d'une " garantie mensuelle " qui progresse moins vite. Résultat, le 1er juillet prochain, la différence de salaire entre un Smicard à 39 heures et un Smicard à 35 heures sera de 300 francs par mois au détriment du second ! La priorité est de donner un coup de pouce aux salariés à 35 heures pour rattraper l'écart.
Au delà, les 35 heures n'ont-elles pas porté atteinte à la valeur travail, chacun ne songeant plus qu'à " prendre ses RTT " ?
Je crois que cette période fera date dans l'histoire sociale. Au-delà des polémiques, on verra, dans cinq ou dix ans, que les 35 heures ont bouleversé le rapport que chacun entretient avec les différents temps de sa vie. Elles auront créé un autre type de relation au travail, en particulier pour les cadres. Désormais, les femmes ne sont plus les seules à rechercher une organisation particulière de leur temps. L'idée qu'il faut passer toute sa vie à la gagner a définitivement du plomb dans l'aile. Nous allons nous rapprocher des autres comportements européens et américains : aux Etats-Unis, les cadres ne restent pas au bureau jusqu'à point d'heure et cela ne met pas leurs entreprises en péril !
Diriez-vous que l'on assiste à une résurgence des phénomènes catégoriels, avec la récente grève de la SNCF, par exemple ?
Les conducteurs de train disposent de moyens d'action particulièrement paralysants, mais jusqu'à présent ils les mettaient au service des revendications de tous les cheminots. Là, il y a eu rupture de la solidarité entre le syndicat autonome des conducteurs et les autres syndicats. A la SNCF, et c'est heureux, la CFDT et la CGT ont fait évoluer leurs pratiques et tirent les relations sociales dans un sens plus contractuel, alors que cette entreprise était habituée à une logique conflictuelle. Mais tout le monde n'avance peut-être pas à ce rythme...
Le gouvernement apporte-t-il des réponses adaptées à cette nouvelle donne ?
Il ignore superbement les partenaires sociaux, comme s'il ne percevait pas leur rôle et leur utilité. Il préfère s'enfermer dans un tête à tête avec l'opinion publique par sondages interposés. Le gouvernement s'estime légitimé à porter les intérêts des travailleurs et se passe des organisations syndicales. Le fond culturel de la majorité plurielle ne la conduit pas à faire du développement de la négociation collective un levier stratégique. Cela, je pense que c'est préoccupant parce qu'une telle attitude favorise le développement des logiques catégorielles. C'est un appel d'air formidable à l'expression des groupes de pression. Aujourd'hui, les salariés se voient offrir une fausse alternative : d'un côté, la logique libérale incite à la résignation, de l'autre existe la tentation d'actes de résistance pure. On l'a vu dans les récents débats sur les " licenciements boursiers " et les conséquences de la mondialisation. Pourtant, entre impuissance et résistance, il y a un chemin. Sur le plan social et syndical, c'est celui choisi par la CFDT.
Elle s'y sent seule, sur ce chemin ?
Oui, c'est le constat que nous faisons, or nous avons besoin d'une parole politique forte, assurée, délibérément tournée vers la volonté d'agir et d'influencer le cours des choses. Aujourd'hui, cette parole politique manque.
Il n'y a pas de parti de la réforme en France ?
Non, pas franchement.
Pourtant Lionel Jospin en fait des réformes...
Il pratique un réformisme honteux au lieu de l'appuyer par des discours forts. Il ne cesse de consentir des concessions à l'orthodoxie de gauche, tout en justifiant les mesures prises par " réalisme ". Elles apparaissent donc comme autant de renoncements. Politiquement, comme idéologiquement, rien n'a été construit ni capitalisé. Le gouvernement est plus tenté de s'exprimer en écho aux actions de résistance que de montrer un horizon pour fédérer des énergies positives, pour susciter la confiance là où s'expriment beaucoup d'angoisses, de peurs légitimes mais qui conduisent à un repli frileux assez suicidaire. On l'a bien vu dans le cas des récents plans sociaux, à travers l'attitude du gouvernement, et peut-être davantage, des élus : quand ceux-ci appellent au boycott de Danone, ils réagissent à l'émotion suscitée par les événements, mais n'agissent pas pour indiquer les voies porteuses d'espoir. Du même coup, les vraies questions sont escamotées, comme celle de la place et du rôle relatif de l'actionnaire et du salarié, les nouvelles exigences de la concurrence sous l'effet de la mondialisation, etc. Ces réalités ne méritent pas seulement des réponses de court terme, mais une vision et une action sur le moyen terme. Celle-ci manque cruellement et cette situation fait la part belle à tous ceux qui s'accommodent assez bien de la libéralisation de l'économie, sans contre-pouvoir capable de réguler les choses.
Voyez-vous un mouvement réformateur se dessiner quelque part dans le paysage français ?
Non, et nous considérons qu'il y a là une carence, une faiblesse pour la vie politique française. Il existe des hommes et des femmes politiques qui sont porteurs de cette aspiration, mais ils sont un peu atones !
La candidature de Christian Blanc aux présidentielles occuperait-elle ce champ ?
Il fait partie de ceux qui peuvent apporter une contribution utile. Où et comment, ça le regarde !
Et Nicole Notat, Premier ministre ?
C'est débile (rires) !
Vous avez adhéré à la refondation sociale lancée par le Medef, mais cette opération semble en panne...
Ce n'est pas parce qu'elle fait moins de bulles médiatiques qu'elle est en panne ! Des discussions sur la formation et sur les " voies et moyens " de la négociation collective continuent et elles déboucheront : ce sera l'occasion de poser le problème de la représentation des salariés dans les petites et moyennes entreprises et, pour le patronat, de prouver qu'il entend assumer ses responsabilités sociales.
Les difficultés personnelles d'Ernest-Antoine Seillière dans AOM-Air Liberté peuvent-elles entacher la poursuite de la refondation ?
Dans la refondation, nous n'avons pas affaire à l'actionnaire de ces sociétés mais au président du Medef. Ce qui compte, ce sont les positions que prend le patronat dans chacun des dossiers que nous traitons et je n'ai pas vu d'infléchissement dans les négociations en cours. Il faut se garder de faire des liens entre les deux sujets.
Les relations du Medef avec le gouvernement ne risquent-elles pas de se détériorer davantage si ce dernier décide de ponctionner la Sécurité sociale pour financer les 35 heures ?
Ce serait une mauvaise décision, d'autant que le climat de la refondation souffre déjà de la guerre de tranchée que se livrent gouvernement et patronat.
Qui en est responsable ?
Les torts sont partagés.
Mais pourquoi la CFDT, qui est le syndicat des 35 heures, est-elle également hostile à une telle ponction ?
Il n'est pas bon de mélanger les genres et d'utiliser les organismes sociaux à des fins qui ne sont les leurs. Qui peut dire que nous n'aurons pas besoin de cet argent pour financer les retraites, améliorer la politique de la famille ou l'assurance-maladie ?
Regardons du côté des syndicats. N'êtes-vous pas déçue par la CGT ?
C'est vrai que son dernier congrès avait soulevé des espoirs de changement et, comme ils tardent à se faire jour, nous avons des impatiences. Mais ce type d'évolution ne peut pas se faire au pas de charge. Il ne faut donc pas nier nos différences d'approche aujourd'hui, mais ne pas exacerber comme à plaisir les divergences que l'on peut avoir sur des sujets ponctuels. Le propos vaut pour l'ensemble du mouvement syndical. On a l'impression que chacun campe sur son pré carré plutôt que de chercher à dépasser les clivages.
Vous diriez cela de Force ouvrière et de la CGC ?
On a l'impression d'être, avec chacune de ces organisations, dans le grand écart permanent. Elles semblent faire du repli sur soi un principe stratégique.
Et la CFDT ?
Elle voit son nombre d'adhérents progresser, elle se sent solide dans l'adversité. Il y a une certaine fierté collective à être dans cette maison, à assumer notre rôle.
Pourtant, on vous sent très isolés, très contestés...
L'isolement est une réalité, pas un choix .
Mais vous qui êtes une adepte du principe de réalité, n'envisagez vous pas une stratégie de rechange ?
Non, cela voudrait dire que la CFDT n'est plus la CFDT. Elle ferait table rase de toute ses ambitions, de toute sa vision ? Cela n'est pas envisagé ! Début mai, lors de notre Conseil national, nous avons, au contraire, réaffirmé le maintien du cap. Nous ne devons pas abandonner les salariés à des actions de résistance ou de désespoir dans un monde où dominerait le sentiment que l'on ne peut rien maîtriser.
Mais vous, Nicole Notat, il ne vous arrive jamais de vous dire qu'il faudrait mettre un peu d'eau dans le vin de vos arguments, attendre, faire une pause ?
Non. Dans cette situation, marquer une pause c'est reculer. Pour repartir quand ? Quand nous connaîtrons des jours meilleurs, mais où sont-ils ? Quand aurons-nous le gouvernement idéal, le patronat de nos rêves ? Le syndicaliste ne choisit pas le contexte, il doit agir dans les temps tels qu'ils sont.
Ne redoutez-vous pas de céder à la tentation du martyre : " nous sommes incompris mais nous continuons car nous sommes sûrs d'avoir raison " ?
Ce risque peut exister. Je vous parlais de fierté collective, et c'est l'avantage que nous tirons de notre situation, mais il faut éviter de se laisser griser, refuser le repli sur soi et l'indifférence aux réalités des autres.
La signature du plan d'aide de retour à l'emploi a provoqué des remous et des départs au sein de la CFDT. Quelle analyse en faites vous aujourd'hui ?
Sur dix-huit mois, nous avons comptabilisé 3 600 départs principalement en Basse-Normandie, au Crédit agricole, à l'ANPE, à la Caisse d'épargne. Mais, la plupart du temps, ces ruptures sont consécutives à des conflits anciens. Le Pare n'a été qu'un facteur de cristallisation.
Et aujourd'hui, comment se sentent les militants de la CFDT, n'éprouvent-ils pas des difficultés à défendre leurs positions sur le terrain ?
Ils sont fiers d'aller au charbon. Dans les moments où l'on se sent attaqué, le sentiment d'appartenance se renforce, on se serre les coudes. Nos militants sont donc plus aguerris. En même temps çà fatigue ! C'est lourd à porter au quotidien et chacun préférerait évoluer dans un milieu moins conflictuel. Mais nous n'allons pas nous dérober.
La CFDT fut longtemps un lieu de foisonnement intellectuel, on a le sentiment que ce n'est plus le cas...
La CFDT a eu l'habitude de produire des idées qui, dans les années 70, étaient dans l'air du temps. Aujourd'hui, notre réflexion va à contre courant et notre politique n'est plus relayée ou portée avec autant de facilité. C'est le contexte qui a changé. Les intellectuels, les producteurs d'idées et de sens, eux aussi, sont concernés. Leur contribution est plus que jamais utile.
A qui pensez-vous ?
A tous ceux qui ressentent la même nécessité. Certains y contribuent déjà, notamment Pierre Rosanvallon, Elie Cohen, Michel Wievorka, Zaki Laïdi ou Alain Touraine. Il ne s'agit pas de leur demander de fournir la production intellectuelle de la CFDT, mais de participer, depuis leur place, à l'animation de la société civile. De manière générale, les salariés ressentent le besoin de sens, de visibilité, et nos militants veulent une feuille de route qui puisse guider les actions au quotidien. En ce moment, un thème mobilise nos équipes, c'est celui du nouveau contrat social.
De quoi s'agit-il ?
A la fois d'une idée et d'une méthode. L'idée, c'est que le meilleur moyen de défendre les acquis, c'est de garantir leur évolution face aux réalités de la mondialisation, aux nouvelles frontières entre capital et travail, aux disparités croissantes entre salariés. La méthode, c'est que les groupes sociaux et les individus participent à ces changements. C'est avec cet outil, ce contrat social, que nous devons aborder les grands défis de l'heure, comme le plein emploi. Ou les conséquences de la mobilité professionnelle : comment éviter qu'elle n'accroisse l'insécurité sociale. On voit bien que la formation devient un formidable moyen de protection, parce qu'elle permet d'entretenir les compétences tout au long de la vie : c'est le même enjeu que celui qui a motivé la création de l'assurance-maladie, en 1945
Voilà donc le projet du parti de la réforme !
Non, du syndicat de la réforme !
(source http://www.cfdt.fr, le 18 mai 2001)