Texte intégral
Si elle se justifie par les champs de compétence respectifs de vos deux commissions, lorganisation de cette audition commune me semble également très riche de sens, à un moment où cherche à saffirmer une politique étrangère de lUnion, avec des avancées mais aussi des désillusions - et le sujet qui nous occupe est particulièrement bien choisi à cet égard. En effet, ce que nous voyons se faire devant nos yeux est lHistoire même - ce qui rend dailleurs difficile den deviner les aboutissants et daffirmer avec certitude que notre action est à la hauteur des enjeux. Cest là, pour des responsables politiques, une école de modestie.
Lorsquil est question de la Méditerranée, il ne faut jamais oublier la leçon de Fernand Braudel : la prospérité de lEurope a systématiquement été liée à la richesse de sa relation avec la Méditerranée, en particulier avec sa Rive sud.
Notre politique en la matière doit éviter autant la naïveté que le défaitisme. Lors du dernier sommet européen organisé au titre du Dialogue Europe-Asie (ASEM), jai mesuré à quel point, face à la défiance quéprouvent les pays dAsie devant les révolutions arabes, dont ils peuvent redouter limpact sur leurs régimes, lEurope est porteuse dun message optimiste. Ce message ne doit cependant pas être naïf, car la réussite dune transition démocratique nest jamais facile - que lon songe aux balbutiements de la démocratie en France ou aux difficultés de linstauration dune démocratie constitutionnelle allemande après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, en dépit de lapport massif du Plan Marshall. Les révolutions arabes représentent donc à la fois une formidable chance et un formidable défi.
Ni lUnion européenne ni la France ne sattendaient à ce qui sest produit et la «Révolution de jasmin» a pris tout le monde par surprise. Cette surprise passée et quelles quaient été les premières réactions, lUnion européenne a eu une attitude dont elle na pas à rougir. Son action diplomatique nest pas négative et a été très constante. Tout dabord, elle a été la première à prendre des sanctions contre tous les régimes qui ont utilisé la violence contre leur population civile. Cette position, devenue la pierre de touche de notre attitude diplomatique, a été appliquée à la Tunisie, à lÉgypte et à la Libye et nous sommes les premiers à lappliquer à la Syrie et au Yémen, en allant souvent au-delà des mesures restrictives décidées par les Nations unies - je pense en particulier à la désignation nominative du président Assad et de son entourage, qui font lobjet de sanctions très larges allant de linterdiction de visa au gel des avoirs.
En deuxième lieu, lUnion européenne et la France continuent de maintenir une forte pression politique, notamment sur les régimes libyen et syrien. Je souligne à cet égard quil ny a pas une unique révolution arabe, mais une diversité de pays cherchant chacun une voie différente. Au Maroc, la transition tente de sinscrire le plus possible dans la continuité des réformes réalisées antérieurement. En Tunisie, la réforme a été portée par la détresse économique liée à lexplosion du coût des céréales. En Libye, les affrontements et les équilibres entre les différentes tribus ont considérablement contribué à laffaissement du régime de Kadhafi. En Égypte, pays que je connais bien pour y avoir vécu à deux reprises, la révolution est venue de lincapacité du régime à structurer les classes moyennes qui auraient assuré son efficacité et sa solidité. Soyons humbles dans notre diagnostic : il ne sagit pas dune révolution unique, mais de pays ayant des histoires différentes et voyant en même temps les contradictions qui sous-tendaient leur développement se tendre au-delà du supportable.
LEurope est mobilisée dans la bataille engagée pour la Syrie au Conseil de sécurité des Nations unies et les deux autres membres européens du Conseil soutiennent la France et le Royaume-Uni pour permettre ladoption dune résolution à ce propos.
Enfin, lEurope nabandonne pas les populations affectées par ces mouvements de fond. Ainsi, je le rappelle, elle a été la première à organiser les opérations qui ont permis aux réfugiés égyptiens en Tunisie de regagner lÉgypte et aux Tunisiens qui avaient fui vers lÉgypte dêtre rapatriés en Tunisie.
LEurope a incontestablement été la première zone géopolitique à réagir et, bien que nous ayons été pris par surprise, nous navons pas, je le répète, à rougir de cette réponse, qui sest élaborée à labri des compromissions.
Ces événements doivent nous amener à revoir en profondeur notre politique de voisinage. Ils nous donnent, en premier lieu, une leçon de modestie : ces pays se sont soulevés seuls et nous devons être attentifs à leurs priorités et à leurs attentes, pour nous efforcer de leur fournir les outils nécessaires, en évitant à tout prix de leur donner le sentiment que nous saurions mieux queux ce qui leur convient. Il nous faut notamment contribuer à lappropriation de cette révolution par la société civile, dans un processus de stabilisation progressive. À cet égard, nous assistons à une formidable libération de la parole dans la presse tunisienne, pour laquelle le moment est venu de domestiquer cette liberté. Il nous faut donc trouver comment laider à constituer des groupes de presse, à exercer un travail de critique et à prendre de la distance. Lattente et la demande sont fortes en la matière et nous devons être aux côtés des Tunisiens pour accompagner la transition démocratique.
Pour ce qui est des outils, nos moyens ne sont pas ceux dont a bénéficié la transition démocratique allemande avec le Plan Marshall. Le défi nest pourtant pas impossible à relever si nous nous montrons quelque peu imaginatifs. Tout dabord, il doit être clair - notamment face à la Pologne, qui va prochainement assurer la présidence de lUnion européenne - que le voisinage méditerranéen nest pas en concurrence avec le partenariat oriental, car les deux relations ne sont pas de même nature. Mais, jai pu le constater la semaine dernière, nos interlocuteurs polonais ont évolué dans un sens très positif. Les tensions qui ont pu se faire sentir précédemment du fait dintérêts géopolitiques perçus comme divergents sont désormais surmontées et, face à un enjeu historique, chacun comprend quil ny a pas de place pour des querelles de chapelle. Il semble donc quémerge la conscience commune dun intérêt général européen, qui est plutôt à lhonneur de la réflexion dont lEurope est capable.
Nous sommes ainsi parvenus à maintenir inchangée la répartition des moyens affectés à nos priorités et à sanctuariser la proportion des deux tiers destinés au sud de la Méditerranée. Nous nous sommes également efforcés dêtre imaginatifs, en élargissant aux pays du sud de la Méditerranée le mandat de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et en permettant que soient réinjectés les retours sur crédits de la Banque européenne dinvestissement (BEI). Pour ce faire, lUnion européenne a mobilisé des moyens considérables - plus de 1,2 milliard deuros - et, pour la période 2011-2013, elle apportera aux pays du voisinage Sud une aide de 3,6 milliards deuros avec, en réunissant les efforts de la BERD et de la BEI, des prêts dun montant de 8,5 milliards deuros. En outre, lors du Sommet de Deauville, lUnion européenne sest efforcée de saffirmer comme la colonne vertébrale de laide internationale - ce qui est conforme à sa vocation.
Nous devons veiller à ne pas accorder de prime aux pays qui ont le plus attiré lattention des médias. On ne saurait en effet ignorer le Maroc et la Jordanie, qui se débattent pour mener à bien des réformes difficiles - comme celle du code civil marocain, que connaît bien M. Pascal Clément, visant à renforcer le statut de la femme -, au seul prétexte quils nont pas connu de révolution ou fait la une des médias. La France a plaidé pour que le Maroc et la Jordanie ne soient pas les oubliés de notre politique de voisinage Sud et figurent dans le spectre de nos priorités au même titre que la Tunisie, lÉgypte et la Libye.
Quant à lUnion pour la Méditerranée, le fait quelle nait jusquà présent pas su répondre aux enjeux par anticipation ne condamne nullement la validité du projet politique, qui na jamais été aussi actuel. Il convient cependant de dépasser le stade des grandes déclarations pour se consacrer à des projets concrets et tangibles. Je nen citerai que deux exemples.
Le premier est lOffice euro-méditerranéen de la jeunesse, projet porteur dun message très positif sur notre approche de limmigration et sur lequel nous pouvons tous nous entendre : une partie de la jeunesse méditerranéenne serait formée chez nous et ces jeunes seraient ensuite accompagnés pour mettre en uvre chez eux des projets concrets, avec des clés de financement et des aides destinées notamment au montage dinitiatives, à la création dentreprises, dassociations et dONG, à des initiatives locales Un tel office entrerait dans une logique déchanges équilibrés, favorisant la formation des forces vives des pays de la Méditerranée, au lieu de vendre des illusions ou de pomper à notre profit les énergies du Sud.
Le deuxième projet consiste en linstallation de gigantesques fermes solaires sur la Rive sud de la Méditerranée. Des investissements de long terme sont nécessaires, car la durée damortissement en est souvent de vingt ans, de telle sorte quen finançant les premiers projets, nous pourrions produire un effet de levier considérable. Ce projet, qui suppose des infrastructures permettant de transporter lénergie vers la rive nord, peut contribuer à notre équilibre énergétique et être, pour les pays de la Rive sud, une source de profit économique.
Les opportunités sont donc nombreuses. Il nous faut trouver le bon équilibre entre la très forte attente dEurope qui sexprime sur la Rive sud de la Méditerranée et que nous navons pas le droit de décevoir, et la conscience que, ces pays ne nous ayant pas attendus pour se libérer eux-mêmes, nous navons pas de leçons à leur donner. Une telle position, faite à la fois de responsabilité et découte, est le meilleur chemin à tracer pour ce partenariat.
(Interventions des parlementaires)
Monsieur le président Poniatowski, les Etats membres de lUnion européenne proches de la Méditerranée et partageant une sensibilité euro-méditerranéenne ne représentent pas un poids négligeable, en particulier si on compte parmi ces pays la Roumanie et la Bulgarie, ainsi que la Hongrie, qui considère quelle a un débouché quasi-naturel sur la Méditerranée via les Balkans. À ce socle solide sajoutent des pays très lucides sur lintérêt économique de cette union et sur la sphère dinfluence quelle leur ouvre, comme lAllemagne ou le Royaume-Uni. Quant aux pays nordiques, dont lapproche est fortement fondée sur les droits de lHomme, ils sont conscients que cest le moment dinvestir dans la démocratie. Contrairement donc à ce que nous pourrions penser, il existe un consensus assez stable au sein de lUnion européenne pour défendre lidée dune proximité avec la Rive sud de la Méditerranée. Les Polonais ont dailleurs parfaitement compris quils ne peuvent attaquer de front ce projet.
Il ne serait, en revanche, pas raisonnable daller au-delà de la répartition actuelle dun tiers/deux tiers. La seule possibilité daccroître les investissements consiste à réorienter les flux financiers de la BERD et de la BEI de lEst vers le Sud.
Madame Bourragué, Monsieur Dufau, ce sont en effet les projets concrets qui permettent de sortir des débats desthètes. Chercher à constituer lUPM en rapprochant des entités géopolitiques conduit à un échec assuré, mais la création dune ferme solaire en Tunisie ou celle dun Office euro-méditerranéen de la jeunesse sont des projets qui peuvent aboutir.
Il est en outre évident que lUPM ne peut fonctionner indépendamment de la politique de voisinage européenne. De fait, cest à ce niveau que se situent les moyens et nous plaidons pour que les trois quarts au moins de lenveloppe des programmes de coopération régionale de lInstrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP) soient consacrés aux programmes concrets de lUPM.
Monsieur Myard, à défaut de partager une même vision des problèmes, nous avons au moins en commun lenthousiasme avec lequel nous exprimons nos convictions. Je partage votre souci de réinvestir intellectuellement la Méditerranée. Parlant arabe, je suis convaincu que nous avons besoin de «passeurs» qui reprennent cette vision du voisinage euro-méditerranéen.
À la fin de la monarchie de Juillet, les Saint-simoniens, conscients que les lumières de lAntiquité nous avaient été transmises par les pays arabes et méditerranéens, ont considéré quil était temps dagir en retour et ont entrepris des projets de développement du côté sud de la Méditerranée, se trouvant ainsi à lorigine du percement du canal de Suez et de la modernisation de lÉgypte de Méhémet-Ali. Nous nous trouvons dans une situation comparable : sommes-nous capables daccompagner les pays de la Rive sud dans leur transition ? Il nous faut retrouver, dans nos relations avec ces pays, la ferveur des saint-simoniens.
Monsieur Gaymard, la réponse à votre question est dans la question même. Vous connaissez parfaitement lÉgypte et ses contradictions vertigineuses : songeons que lessentiel des forces de ce pays se concentre dans léquivalent dune bande de vingt kilomètres de part et dautre du Rhône entre Lyon et Marseille, tout le reste du territoire étant occupé par le désert, hormis quelques zones dans le Sinaï ou la Nouvelle Vallée projetée par le président Moubarak. Léquilibre de ce pays est très fragile et il a été sage de confier le poste de secrétaire général de lUnion pour la Méditerranée à M. Youssef Amrani. LÉgypte se concentre sur ses problèmes intérieurs ; elle nen est pas moins, sur la durée, lun des pôles dappui très importants de la diplomatie internationale au sud de la Méditerranée, comme elle la montré dans le passé par des décisions courageuses. Je ne doute pas quelle reprenne rapidement son rôle pivot.
Monsieur Dufau, lASA avec la Serbie devrait être adopté par le Sénat en juillet et, je lespère, être examiné le plus vite possible, en fonction de lordre du jour, par lAssemblée nationale.
Madame Bourragué, un pays a très bien géré la question des bateaux de la mort : cest lEspagne, qui est lexemple à suivre en la matière, car elle a accompagné sa politique de fermeté dune politique de coopération avec le Maroc et le Sénégal, en vue de régler le problème à la racine. Il est en effet déjà trop tard lorsque les bateaux arrivent à proximité des rives européennes. Outre quil faut montrer aux migrants quils peuvent construire leur avenir dans leur pays, il convient également de les arrêter avant leur départ, afin de leur éviter toute prise de risques, y compris mortels, et de mettre fin à lexploitation de leur détresse.
La solution réside, je le répète, dans une politique de coopération très étroite avec les pays de départ. LEspagne a donné un message despoir : quand on se rappelle les images très dures daffrontements communautaires dans le sud du pays, ou dans le sud du Portugal, il y a encore cinq ou six ans, il sagit là dune belle réussite.
Monsieur Philippe Cochet, votre question est délicate car il est difficile de faire un choix. Noublions pas que le premier pays du Maghreb auquel lUnion européenne a accordé un statut avancé, cest le Maroc. Cest lui qui entretient les relations les plus étroites avec lEurope.
La Tunisie présente, quant à elle, un double intérêt. Elle a tout dabord immédiatement demandé à lUnion européenne daccélérer les négociations sur le statut avancé et cest un devoir pour la France dinsister auprès des services de la Haute représentante, Catherine Ashton, et de la Commission européenne, pour que lEurope respecte sa promesse de boucler les négociations avant la fin de lannée. La Tunisie a pour second avantage dêtre un pays de taille modeste : les euros que nous y investissons y ont un véritable effet de levier. Cest donc là que les révolutions arabes ont la meilleure chance de réussir la transition démocratique. Il faut, indépendamment de nos liens historiques, approfondir le partenariat avec ce pays pour construire une réussite collective. Du reste, un grand nombre de nos partenaires européens - lItalie, lEspagne, la Grèce - entretiennent avec lui des liens très forts.
Monsieur Caresche, les propos que jai déjà tenus vous auront convaincu, jen suis certain, que, sagissant de lUnion pour la Méditerranée, je suis favorable au renforcement de lappareillage européen. La Haute représentante et la Commission ont donc vocation à assurer la coprésidence «Nord» de lUPM. Nous avons également intérêt à miser sur la dimension européenne en matière de financement. Toutefois, cette vocation et cette dimension européennes nexcluent nullement, comme a eu raison de le rappeler M. Myard, le maintien de notre approche bilatérale, qui est très forte notamment avec le Maroc et la Tunisie. Nous nallons pas renoncer à notre histoire !
Il nen reste pas moins que lUPM, pour convaincre, ne doit pas être perçue comme un outil anti-européen mais comme un outil profondément pro-européen. Le temps nous a dailleurs permis de lever certaines incompréhensions initiales.
Madame Fort, nous avons intérêt à discuter avec la Turquie et à développer avec elle une analyse convergente. Nous ne pouvons par exemple tenir pour rien le souvenir de lEmpire ottoman, qui sétendait jusquà la moitié de lAlgérie. Lhistoire a donc créé des liens importants entre la Turquie et toute la Rive sud de la Méditerranée. Il est vrai, cependant, que ce pays joue parfois sa propre partition et que nos analyses peuvent diverger. Cest la raison pour laquelle il faut tout faire pour que son action sinscrive le plus possible dans une vision commune. Le fait pour lui de proclamer son attachement à la démocratie va dans la bonne direction.
Madame Saugues, jai apprécié votre question, qui était très directe. Jy répondrai quen matière de droits, tout compte : les partenariats des collectivités locales comme la mobilisation du mouvement associatif, notamment des associations qui uvrent pour la promotion des femmes. Il ne faut pas oublier non plus laction des parlementaires et je suis heureux que vos deux commissions montrent lexemple. Vous avez un rôle décisif à jouer dans lapprentissage de la démocratie. Nous sommes nous-mêmes laboutissement de nombreuses années dun tel apprentissage. Il est décisif, dans cette période, de développer des liens et dentretenir des partenariats avec les Tunisiens.
Je tiens également à insister sur le rôle du Conseil de lEurope, que son secrétaire général essaie de conduire dans la bonne direction. Le Conseil pourrait devenir le bras armé de ce partenariat visant à favoriser les transitions démocratiques des pays arabes et je lencourage à sengager en ce sens. Dailleurs, de nombreux parlementaires français en sont membres.
Je crois beaucoup à cette vocation du Conseil de lEurope, qui peut y trouver un bien utile surcroît de légitimité et de visibilité.
Enfin, Madame Gruny, il faut clairement informer dès le départ les jeunes du Sud quil sagit pour nous de construire un Erasmus euro-méditerranéen et que nous accompagnerons leur retour au pays après leur formation. À cette fin, des crédits devront permettre à ceux qui seront passés par lOffice euro-méditerranéen de la jeunesse de devenir les forces vives qui contribueront, dans leur pays, à la transition démocratique. Si, dans le cadre dune formation dédiée, ces crédits les aident à créer des entreprises et à mener à bien des projets, alors la réussite pourra être au rendez-vous, dans le cadre dun partenariat équilibré et respectueux où chacun trouvera sa place.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 juin 2011
Lorsquil est question de la Méditerranée, il ne faut jamais oublier la leçon de Fernand Braudel : la prospérité de lEurope a systématiquement été liée à la richesse de sa relation avec la Méditerranée, en particulier avec sa Rive sud.
Notre politique en la matière doit éviter autant la naïveté que le défaitisme. Lors du dernier sommet européen organisé au titre du Dialogue Europe-Asie (ASEM), jai mesuré à quel point, face à la défiance quéprouvent les pays dAsie devant les révolutions arabes, dont ils peuvent redouter limpact sur leurs régimes, lEurope est porteuse dun message optimiste. Ce message ne doit cependant pas être naïf, car la réussite dune transition démocratique nest jamais facile - que lon songe aux balbutiements de la démocratie en France ou aux difficultés de linstauration dune démocratie constitutionnelle allemande après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, en dépit de lapport massif du Plan Marshall. Les révolutions arabes représentent donc à la fois une formidable chance et un formidable défi.
Ni lUnion européenne ni la France ne sattendaient à ce qui sest produit et la «Révolution de jasmin» a pris tout le monde par surprise. Cette surprise passée et quelles quaient été les premières réactions, lUnion européenne a eu une attitude dont elle na pas à rougir. Son action diplomatique nest pas négative et a été très constante. Tout dabord, elle a été la première à prendre des sanctions contre tous les régimes qui ont utilisé la violence contre leur population civile. Cette position, devenue la pierre de touche de notre attitude diplomatique, a été appliquée à la Tunisie, à lÉgypte et à la Libye et nous sommes les premiers à lappliquer à la Syrie et au Yémen, en allant souvent au-delà des mesures restrictives décidées par les Nations unies - je pense en particulier à la désignation nominative du président Assad et de son entourage, qui font lobjet de sanctions très larges allant de linterdiction de visa au gel des avoirs.
En deuxième lieu, lUnion européenne et la France continuent de maintenir une forte pression politique, notamment sur les régimes libyen et syrien. Je souligne à cet égard quil ny a pas une unique révolution arabe, mais une diversité de pays cherchant chacun une voie différente. Au Maroc, la transition tente de sinscrire le plus possible dans la continuité des réformes réalisées antérieurement. En Tunisie, la réforme a été portée par la détresse économique liée à lexplosion du coût des céréales. En Libye, les affrontements et les équilibres entre les différentes tribus ont considérablement contribué à laffaissement du régime de Kadhafi. En Égypte, pays que je connais bien pour y avoir vécu à deux reprises, la révolution est venue de lincapacité du régime à structurer les classes moyennes qui auraient assuré son efficacité et sa solidité. Soyons humbles dans notre diagnostic : il ne sagit pas dune révolution unique, mais de pays ayant des histoires différentes et voyant en même temps les contradictions qui sous-tendaient leur développement se tendre au-delà du supportable.
LEurope est mobilisée dans la bataille engagée pour la Syrie au Conseil de sécurité des Nations unies et les deux autres membres européens du Conseil soutiennent la France et le Royaume-Uni pour permettre ladoption dune résolution à ce propos.
Enfin, lEurope nabandonne pas les populations affectées par ces mouvements de fond. Ainsi, je le rappelle, elle a été la première à organiser les opérations qui ont permis aux réfugiés égyptiens en Tunisie de regagner lÉgypte et aux Tunisiens qui avaient fui vers lÉgypte dêtre rapatriés en Tunisie.
LEurope a incontestablement été la première zone géopolitique à réagir et, bien que nous ayons été pris par surprise, nous navons pas, je le répète, à rougir de cette réponse, qui sest élaborée à labri des compromissions.
Ces événements doivent nous amener à revoir en profondeur notre politique de voisinage. Ils nous donnent, en premier lieu, une leçon de modestie : ces pays se sont soulevés seuls et nous devons être attentifs à leurs priorités et à leurs attentes, pour nous efforcer de leur fournir les outils nécessaires, en évitant à tout prix de leur donner le sentiment que nous saurions mieux queux ce qui leur convient. Il nous faut notamment contribuer à lappropriation de cette révolution par la société civile, dans un processus de stabilisation progressive. À cet égard, nous assistons à une formidable libération de la parole dans la presse tunisienne, pour laquelle le moment est venu de domestiquer cette liberté. Il nous faut donc trouver comment laider à constituer des groupes de presse, à exercer un travail de critique et à prendre de la distance. Lattente et la demande sont fortes en la matière et nous devons être aux côtés des Tunisiens pour accompagner la transition démocratique.
Pour ce qui est des outils, nos moyens ne sont pas ceux dont a bénéficié la transition démocratique allemande avec le Plan Marshall. Le défi nest pourtant pas impossible à relever si nous nous montrons quelque peu imaginatifs. Tout dabord, il doit être clair - notamment face à la Pologne, qui va prochainement assurer la présidence de lUnion européenne - que le voisinage méditerranéen nest pas en concurrence avec le partenariat oriental, car les deux relations ne sont pas de même nature. Mais, jai pu le constater la semaine dernière, nos interlocuteurs polonais ont évolué dans un sens très positif. Les tensions qui ont pu se faire sentir précédemment du fait dintérêts géopolitiques perçus comme divergents sont désormais surmontées et, face à un enjeu historique, chacun comprend quil ny a pas de place pour des querelles de chapelle. Il semble donc quémerge la conscience commune dun intérêt général européen, qui est plutôt à lhonneur de la réflexion dont lEurope est capable.
Nous sommes ainsi parvenus à maintenir inchangée la répartition des moyens affectés à nos priorités et à sanctuariser la proportion des deux tiers destinés au sud de la Méditerranée. Nous nous sommes également efforcés dêtre imaginatifs, en élargissant aux pays du sud de la Méditerranée le mandat de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et en permettant que soient réinjectés les retours sur crédits de la Banque européenne dinvestissement (BEI). Pour ce faire, lUnion européenne a mobilisé des moyens considérables - plus de 1,2 milliard deuros - et, pour la période 2011-2013, elle apportera aux pays du voisinage Sud une aide de 3,6 milliards deuros avec, en réunissant les efforts de la BERD et de la BEI, des prêts dun montant de 8,5 milliards deuros. En outre, lors du Sommet de Deauville, lUnion européenne sest efforcée de saffirmer comme la colonne vertébrale de laide internationale - ce qui est conforme à sa vocation.
Nous devons veiller à ne pas accorder de prime aux pays qui ont le plus attiré lattention des médias. On ne saurait en effet ignorer le Maroc et la Jordanie, qui se débattent pour mener à bien des réformes difficiles - comme celle du code civil marocain, que connaît bien M. Pascal Clément, visant à renforcer le statut de la femme -, au seul prétexte quils nont pas connu de révolution ou fait la une des médias. La France a plaidé pour que le Maroc et la Jordanie ne soient pas les oubliés de notre politique de voisinage Sud et figurent dans le spectre de nos priorités au même titre que la Tunisie, lÉgypte et la Libye.
Quant à lUnion pour la Méditerranée, le fait quelle nait jusquà présent pas su répondre aux enjeux par anticipation ne condamne nullement la validité du projet politique, qui na jamais été aussi actuel. Il convient cependant de dépasser le stade des grandes déclarations pour se consacrer à des projets concrets et tangibles. Je nen citerai que deux exemples.
Le premier est lOffice euro-méditerranéen de la jeunesse, projet porteur dun message très positif sur notre approche de limmigration et sur lequel nous pouvons tous nous entendre : une partie de la jeunesse méditerranéenne serait formée chez nous et ces jeunes seraient ensuite accompagnés pour mettre en uvre chez eux des projets concrets, avec des clés de financement et des aides destinées notamment au montage dinitiatives, à la création dentreprises, dassociations et dONG, à des initiatives locales Un tel office entrerait dans une logique déchanges équilibrés, favorisant la formation des forces vives des pays de la Méditerranée, au lieu de vendre des illusions ou de pomper à notre profit les énergies du Sud.
Le deuxième projet consiste en linstallation de gigantesques fermes solaires sur la Rive sud de la Méditerranée. Des investissements de long terme sont nécessaires, car la durée damortissement en est souvent de vingt ans, de telle sorte quen finançant les premiers projets, nous pourrions produire un effet de levier considérable. Ce projet, qui suppose des infrastructures permettant de transporter lénergie vers la rive nord, peut contribuer à notre équilibre énergétique et être, pour les pays de la Rive sud, une source de profit économique.
Les opportunités sont donc nombreuses. Il nous faut trouver le bon équilibre entre la très forte attente dEurope qui sexprime sur la Rive sud de la Méditerranée et que nous navons pas le droit de décevoir, et la conscience que, ces pays ne nous ayant pas attendus pour se libérer eux-mêmes, nous navons pas de leçons à leur donner. Une telle position, faite à la fois de responsabilité et découte, est le meilleur chemin à tracer pour ce partenariat.
(Interventions des parlementaires)
Monsieur le président Poniatowski, les Etats membres de lUnion européenne proches de la Méditerranée et partageant une sensibilité euro-méditerranéenne ne représentent pas un poids négligeable, en particulier si on compte parmi ces pays la Roumanie et la Bulgarie, ainsi que la Hongrie, qui considère quelle a un débouché quasi-naturel sur la Méditerranée via les Balkans. À ce socle solide sajoutent des pays très lucides sur lintérêt économique de cette union et sur la sphère dinfluence quelle leur ouvre, comme lAllemagne ou le Royaume-Uni. Quant aux pays nordiques, dont lapproche est fortement fondée sur les droits de lHomme, ils sont conscients que cest le moment dinvestir dans la démocratie. Contrairement donc à ce que nous pourrions penser, il existe un consensus assez stable au sein de lUnion européenne pour défendre lidée dune proximité avec la Rive sud de la Méditerranée. Les Polonais ont dailleurs parfaitement compris quils ne peuvent attaquer de front ce projet.
Il ne serait, en revanche, pas raisonnable daller au-delà de la répartition actuelle dun tiers/deux tiers. La seule possibilité daccroître les investissements consiste à réorienter les flux financiers de la BERD et de la BEI de lEst vers le Sud.
Madame Bourragué, Monsieur Dufau, ce sont en effet les projets concrets qui permettent de sortir des débats desthètes. Chercher à constituer lUPM en rapprochant des entités géopolitiques conduit à un échec assuré, mais la création dune ferme solaire en Tunisie ou celle dun Office euro-méditerranéen de la jeunesse sont des projets qui peuvent aboutir.
Il est en outre évident que lUPM ne peut fonctionner indépendamment de la politique de voisinage européenne. De fait, cest à ce niveau que se situent les moyens et nous plaidons pour que les trois quarts au moins de lenveloppe des programmes de coopération régionale de lInstrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP) soient consacrés aux programmes concrets de lUPM.
Monsieur Myard, à défaut de partager une même vision des problèmes, nous avons au moins en commun lenthousiasme avec lequel nous exprimons nos convictions. Je partage votre souci de réinvestir intellectuellement la Méditerranée. Parlant arabe, je suis convaincu que nous avons besoin de «passeurs» qui reprennent cette vision du voisinage euro-méditerranéen.
À la fin de la monarchie de Juillet, les Saint-simoniens, conscients que les lumières de lAntiquité nous avaient été transmises par les pays arabes et méditerranéens, ont considéré quil était temps dagir en retour et ont entrepris des projets de développement du côté sud de la Méditerranée, se trouvant ainsi à lorigine du percement du canal de Suez et de la modernisation de lÉgypte de Méhémet-Ali. Nous nous trouvons dans une situation comparable : sommes-nous capables daccompagner les pays de la Rive sud dans leur transition ? Il nous faut retrouver, dans nos relations avec ces pays, la ferveur des saint-simoniens.
Monsieur Gaymard, la réponse à votre question est dans la question même. Vous connaissez parfaitement lÉgypte et ses contradictions vertigineuses : songeons que lessentiel des forces de ce pays se concentre dans léquivalent dune bande de vingt kilomètres de part et dautre du Rhône entre Lyon et Marseille, tout le reste du territoire étant occupé par le désert, hormis quelques zones dans le Sinaï ou la Nouvelle Vallée projetée par le président Moubarak. Léquilibre de ce pays est très fragile et il a été sage de confier le poste de secrétaire général de lUnion pour la Méditerranée à M. Youssef Amrani. LÉgypte se concentre sur ses problèmes intérieurs ; elle nen est pas moins, sur la durée, lun des pôles dappui très importants de la diplomatie internationale au sud de la Méditerranée, comme elle la montré dans le passé par des décisions courageuses. Je ne doute pas quelle reprenne rapidement son rôle pivot.
Monsieur Dufau, lASA avec la Serbie devrait être adopté par le Sénat en juillet et, je lespère, être examiné le plus vite possible, en fonction de lordre du jour, par lAssemblée nationale.
Madame Bourragué, un pays a très bien géré la question des bateaux de la mort : cest lEspagne, qui est lexemple à suivre en la matière, car elle a accompagné sa politique de fermeté dune politique de coopération avec le Maroc et le Sénégal, en vue de régler le problème à la racine. Il est en effet déjà trop tard lorsque les bateaux arrivent à proximité des rives européennes. Outre quil faut montrer aux migrants quils peuvent construire leur avenir dans leur pays, il convient également de les arrêter avant leur départ, afin de leur éviter toute prise de risques, y compris mortels, et de mettre fin à lexploitation de leur détresse.
La solution réside, je le répète, dans une politique de coopération très étroite avec les pays de départ. LEspagne a donné un message despoir : quand on se rappelle les images très dures daffrontements communautaires dans le sud du pays, ou dans le sud du Portugal, il y a encore cinq ou six ans, il sagit là dune belle réussite.
Monsieur Philippe Cochet, votre question est délicate car il est difficile de faire un choix. Noublions pas que le premier pays du Maghreb auquel lUnion européenne a accordé un statut avancé, cest le Maroc. Cest lui qui entretient les relations les plus étroites avec lEurope.
La Tunisie présente, quant à elle, un double intérêt. Elle a tout dabord immédiatement demandé à lUnion européenne daccélérer les négociations sur le statut avancé et cest un devoir pour la France dinsister auprès des services de la Haute représentante, Catherine Ashton, et de la Commission européenne, pour que lEurope respecte sa promesse de boucler les négociations avant la fin de lannée. La Tunisie a pour second avantage dêtre un pays de taille modeste : les euros que nous y investissons y ont un véritable effet de levier. Cest donc là que les révolutions arabes ont la meilleure chance de réussir la transition démocratique. Il faut, indépendamment de nos liens historiques, approfondir le partenariat avec ce pays pour construire une réussite collective. Du reste, un grand nombre de nos partenaires européens - lItalie, lEspagne, la Grèce - entretiennent avec lui des liens très forts.
Monsieur Caresche, les propos que jai déjà tenus vous auront convaincu, jen suis certain, que, sagissant de lUnion pour la Méditerranée, je suis favorable au renforcement de lappareillage européen. La Haute représentante et la Commission ont donc vocation à assurer la coprésidence «Nord» de lUPM. Nous avons également intérêt à miser sur la dimension européenne en matière de financement. Toutefois, cette vocation et cette dimension européennes nexcluent nullement, comme a eu raison de le rappeler M. Myard, le maintien de notre approche bilatérale, qui est très forte notamment avec le Maroc et la Tunisie. Nous nallons pas renoncer à notre histoire !
Il nen reste pas moins que lUPM, pour convaincre, ne doit pas être perçue comme un outil anti-européen mais comme un outil profondément pro-européen. Le temps nous a dailleurs permis de lever certaines incompréhensions initiales.
Madame Fort, nous avons intérêt à discuter avec la Turquie et à développer avec elle une analyse convergente. Nous ne pouvons par exemple tenir pour rien le souvenir de lEmpire ottoman, qui sétendait jusquà la moitié de lAlgérie. Lhistoire a donc créé des liens importants entre la Turquie et toute la Rive sud de la Méditerranée. Il est vrai, cependant, que ce pays joue parfois sa propre partition et que nos analyses peuvent diverger. Cest la raison pour laquelle il faut tout faire pour que son action sinscrive le plus possible dans une vision commune. Le fait pour lui de proclamer son attachement à la démocratie va dans la bonne direction.
Madame Saugues, jai apprécié votre question, qui était très directe. Jy répondrai quen matière de droits, tout compte : les partenariats des collectivités locales comme la mobilisation du mouvement associatif, notamment des associations qui uvrent pour la promotion des femmes. Il ne faut pas oublier non plus laction des parlementaires et je suis heureux que vos deux commissions montrent lexemple. Vous avez un rôle décisif à jouer dans lapprentissage de la démocratie. Nous sommes nous-mêmes laboutissement de nombreuses années dun tel apprentissage. Il est décisif, dans cette période, de développer des liens et dentretenir des partenariats avec les Tunisiens.
Je tiens également à insister sur le rôle du Conseil de lEurope, que son secrétaire général essaie de conduire dans la bonne direction. Le Conseil pourrait devenir le bras armé de ce partenariat visant à favoriser les transitions démocratiques des pays arabes et je lencourage à sengager en ce sens. Dailleurs, de nombreux parlementaires français en sont membres.
Je crois beaucoup à cette vocation du Conseil de lEurope, qui peut y trouver un bien utile surcroît de légitimité et de visibilité.
Enfin, Madame Gruny, il faut clairement informer dès le départ les jeunes du Sud quil sagit pour nous de construire un Erasmus euro-méditerranéen et que nous accompagnerons leur retour au pays après leur formation. À cette fin, des crédits devront permettre à ceux qui seront passés par lOffice euro-méditerranéen de la jeunesse de devenir les forces vives qui contribueront, dans leur pays, à la transition démocratique. Si, dans le cadre dune formation dédiée, ces crédits les aident à créer des entreprises et à mener à bien des projets, alors la réussite pourra être au rendez-vous, dans le cadre dun partenariat équilibré et respectueux où chacun trouvera sa place.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 juin 2011