Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affairs étrangères et européennes, avec la chaîne de télévision "Al Jazeera" le 22 septembre 2011 à New York, sur le dossier palestinien et la demande de création d'un Etat palestinien, l'avenir des "printemps arabes" et l'aide à la reconstruction (Partenariat de Deauville).

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Média : Al Jazeera

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, bonjour. Commençons avec le dossier palestinien ; en quoi consiste la position française exactement ?
R - Reprendre les négociations pour arriver à un accord qui est la seule façon de garantir aussi bien à l’État d’Israël qu’à l’État de Palestine la sécurité et la paix sur la durée : voilà ce qui inspire la proposition du président français. À partir de là, il a essayé de prendre une nouvelle initiative pour faire bouger les lignes : d’abord en proposant une méthode différente pour associer l’ensemble des membres permanents du Conseil de sécurité, les pays arabes, les grands pays européens, car aucun pays tout seul ne peut parvenir à faire progresser les choses ; ensuite en fixant les termes de référence de la négociation et un calendrier. Et puis, c’est là peut-être qu’est l’innovation principale : le président propose d’accompagner le processus de négociation par une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies qui reconnaîtrait à la Palestine la situation d’État observateur.
Q - En fin de compte, il n’y a rien de nouveau dans cette proposition ; cela fait des années que nous répétons aux Palestiniens exactement la même chose...
R - La nouveauté, c’est le dernier point de la proposition. Si l’on parvenait - il faut bien sûr que nous en discutions avec les uns et les autres - à avoir une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies qui reconnaisse à la Palestine le statut d’État observateur, ce serait une novation complète ; c’est un pas très important vers la reconnaissance totale d’un État de plein exercice qui viendra lui au terme d’une négociation que nous souhaitons. Il ne s’agit pas de repartir pour des années de discussions. Si nous nous mettons d’accord pour reprendre les négociations, mettons-nous d’accord aussi pour aboutir dans un délai maximum d’un an.
Q - Vous êtes conscient de ce qui se dit dans les cercles arabes : Israël est venu devant l’ONU dans les années 40 et a obtenu la reconnaissance de leur État par les Nations unies. Si cela s’applique aux Israéliens, pourquoi pas aux Palestiniens ?
R - C’est très exactement ce que le président de la République française a dit ce matin : cela fait 60 ans que cela dure, cela a assez duré. Je crois que le moment est vraiment venu d’agir et de changer les choses parce que nous assistons à un bouleversement gigantesque qui est en train de changer la donne dans les pays arabes. Tunisie, Égypte, Libye, Syrie, et nous pourrions allonger la liste, tout change autour d’Israël et autour des Territoires palestiniens. C’est la raison pour laquelle il faut absolument tenir les promesses que l’on avait faites, vous avez raison de l’évoquer, c’est-à-dire arriver cette la reconnaissance d’un État palestinien.
Q - Pourquoi ce compromis a été imposé aux Palestiniens ? Pourquoi ne pas les soutenir au Conseil de sécurité pour obtenir la reconnaissance de leur État ?
R - La réponse à cette question est qu’il y aura un veto au Conseil de sécurité puisque les États-Unis l’ont clairement annoncé. Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur, c’est un fait. S’il y a veto, il n’y aura pas de décision. C’est ce que nous avons essayé d’expliquer à nos amis palestiniens. La voie qu’ils ont choisie - et on peut le comprendre, je ne suis pas choqué de voir les Palestiniens aller aux Nations unies - est bouchée. La France dit : «essayons d’y travailler autrement si on veut vraiment arriver à un résultat». Et on ne peut pas arriver tout de suite au résultat final, c’est-à-dire la reconnaissance d’un État de plein exercice. Nous commençons par cette première étape, très significative, qui est celle d’État observateur. Et même cela doit être adopté à l’unanimité. Les impressions étaient positives de la part des Palestiniens. Elles sont pour l’instant interrogatives du côté américain.
Le président de la République française a rencontré le Premier ministre Netanyahou qui a pris acte de l’intégralité de ces propositions. Ce qui est important, c’est que le dialogue n’est pas fermé. Nous pourrons continuer à en parler au cours des prochains jours puisque, de toute manière, la saisine du Conseil de sécurité par les Palestiniens ne va pas aboutir à un vote au Conseil de sécurité demain matin.
Il y a une procédure qui va prendre plusieurs semaines. Mettons ce délai à profit pour voir si on peut relancer le processus de négociations puisqu’aussi bien les Palestiniens que les Israéliens le disent : seules des négociations directes entre les deux parties pourra permettre d’arriver à la paix et donc à la sécurité des deux États.
Q - Beaucoup d’Arabes vont se dire : nous sommes en plein Printemps arabe, pourquoi la République française ne s’oppose-t-elle pas à la menace du veto américain au Conseil de sécurité ?
R - Mais qu’est ce que cela veut dire s’opposer à la menace du veto américain ?
Q - Dire que vous n’êtes pas d’accord et marquer la position française plus nettement.
R - Mais qu’est-ce que cela change de dire que nous ne sommes pas d’accord ? Il ne s’agit pas de prendre des positions déclaratoires, d’antagoniser les parties et de faire monter les tensions et la pression. Il s’agit de calmer les choses et de faire en sorte que l’on se remette autour de la table. Le droit de veto est un droit des membres permanents du Conseil de sécurité. Nous avons donc adopté une démarche différente - je le répète - parce que nous nous sentons amis d’Israël et disons à Israël : la seule façon de garantir votre sécurité, c’est de parler avec les Palestiniens. Et de même nous disons aux Palestiniens : «nous sommes vos amis, alors ne vous enfermez pas dans une stratégie qui est une impasse. Essayez de prendre en considération les propositions que nous faisons».
Q - La France est-elle en train de faire un recadrage de sa politique étrangère envers les Arabes en général. Vous avez d’ailleurs dit à Tunis, en particulier envers les Palestiniens, que le soutien traditionnel de la France a changé. Êtes-vous en train de le recadrer ?
R - La France a recadré sa politique arabe, incontestablement.
Q - Pourquoi ?
R - Parce qu’il s’est passé des évènements qui ont tout bouleversé. Des évènements que nous n’avons pas vu venir. C’est là que nous avons reconnu, peut-être, un certain manque d’intuition de la part de la diplomatie française. Nous n’avions pas vu venir que les peuples arabes allaient dépasser les régimes autoritaires qui ne prenaient pas en compte leurs aspirations à la liberté et à la démocratie. C’est une formidable nouvelle pour nous, une chance.
C’est pour cela que nous soutenons aujourd’hui les programmes de transition en Tunisie et en Égypte. On parle beaucoup, ici, de ce qui se passe sur le Proche-Orient mais je voudrais rappeler que j’ai présidé hier, au nom de la France, présidente du G8, une réunion très importante du Partenariat de Deauville qui a mis en place un plan extrêmement ambitieux. On pourrait atteindre entre 70 et 80 milliards de dollars au profit des pays arabes en transition, c’est-à-dire la Tunisie, l’Égypte, le Maroc, la Jordanie et la Libye.
Vous voyez donc que notre politique arabe a pris ce nouveau cours et nous pensons que nous devons aussi aller dans cette direction en favorisant la prise en compte des aspirations du peuple palestinien.
Q - Monsieur le Ministre, si vous le permettez, nous allons revenir sur la question de Deauville tout à l’heure. J’aimerais vous poser une autre question concernant le veto américain au Conseil de sécurité. Il y a certainement des Arabes qui vont dire que la France essaie certainement d’axer un peu plus sa politique étrangère sur la politique des États-Unis envers Israël...
R - Votre analyse me surprend beaucoup. Lisez le titre du «New York Times» aujourd’hui : «La France rompt avec les États-Unis sur sa politique au Moyen-Orient».
Q - Je ne parle pas des médias américains mais des médias arabes.
R - Cela vous prouve qu’une même réalité peut mener parfois à des interprétations différentes. Je crois que la France essaie, depuis le début, de servir de pont, non pas en prenant partie pour l’un contre l’autre, mais de servir de pont entre les deux parties en leur disant : «mettez-vous autour de la table, arrêtez de poser des conditions préalables avant de négocier». C’est dans cet esprit que nous agissons.
Les uns trouvent que nous n’en faisons pas assez dans un sens, les autres trouvent que ce n’est pas assez dans l’autre. C’est, je crois, la démonstration que nous sommes sur une juste voie.
Q - Sur le Printemps arabe : à Tunis, vous avez dit que le grand mouvement qui a été déclenché à partir de Tunis et qui touche le monde arabe «suscite chez nous [Français] l’admiration et le respect parce qu’il faut du courage pour secouer un régime autoritaire et policier.»
R - Effectivement, il a fallu du courage aux jeunes Tunisiens et aux jeunes Égyptiens.
Q - Mais quelques mois avant votre visite, l’ancien ministre des Affaires étrangères, trois jours avant la chute de Ben Ali, cherchait encore à conforter sa politique sécuritaire. La politique française est-elle du recadrage ou du rattrapage ?
R - Je vous ai déjà répondu sur cette question et je l’ai dit publiquement. Nous avons sans doute donné trop d’importance à ce que l’on a appelé la stabilité des pays arabes, c’est-à-dire que nous avons prêté trop de crédit à des régimes qui nous disaient être les meilleurs remparts contre l’extrémisme et le fanatisme religieux. Nous avons donc sous-estimé la frustration des peuples et leur aspiration à la liberté et la démocratie. C’est un fait, c’est l’histoire, c’est le passé. N’y revenons pas sans cesse.
Aujourd’hui et je crois depuis plusieurs mois, sous l’impulsion du président de la République, notre direction est claire et je la mets en œuvre au ministère des Affaires étrangères. Cette direction est constante et nous conduit à dire à la Syrie : «le comportement du régime est inacceptable parce qu’on ne peut pas répondre à des manifestations politiques par la répression, par des bombes, par la torture et par des incarcérations.»
Q - Quel regard portez-vous sur l’avenir du régime à Damas ?
R - Je pense qu’il n’a plus d’avenir ; je l’ai dit il y a déjà plusieurs mois. D’autres l’ont dit depuis : le président Obama et beaucoup de représentants d’autres pays, notamment arabes, l’ont dit aussi. Cela prendra du temps parce que la situation en Syrie n’est pas la situation en Libye et, tout simplement, parce que les pays arabes ne nous demandent pas d’intervenir en Syrie, comme ils nous l’ont demandé en Libye.
Q - S’ils vous le demandait, vous le feriez ?
R - Je pense que l’intervention militaire n’est pas applicable dans tous les cas. La société syrienne est plus compliquée. C’est une situation très particulière, il y a un risque de guerre civile. En tout cas, nous n’avons pas eu un double langage. Nous l’avons clairement dit depuis le début, ce n’est pas acceptable. L’Union européenne a pris des sanctions : interdiction des déplacements, gel des avoirs financiers. Nous souhaitons que le Conseil de sécurité se prononce et vous savez que j’ai même dit que le silence du Conseil de sécurité était d’une certaine manière scandaleux.
Nous avons une fois de plus proposé un nouveau projet de résolution pour enjoindre au régime syrien d’arrêter la répression et les violences et peut-être encore de tenter l’ultime chance d’engager une procédure de réforme ; je n’y crois pas trop. Aujourd’hui, ce régime a été trop loin. Cela dit la situation actuelle est compliquée. Pour l’instant, l’opposition est encore inorganisée. On ne sait pas très bien quelle est l’alternative et je crains que la situation ne perdure avec, hélas, semaine après semaine, des morts supplémentaires.
Q - Ce que vous dites, c’est qu’en Libye il y a eu l’intervention militaire de l’OTAN - France comprise - mais qu’en Syrie, il faut donner du temps au temps.
R - Non, je n’ai pas dit cela. J’ai dit que cela prendrait du temps mais je le regrette, ce n’est pas ce que je souhaite. J’ai dit qu’une intervention militaire en Syrie n’est pas dans nos intentions pour les raisons que je vous ai indiquées. Je ne dis pas qu’il faut donner du temps au temps mais qu’il faut arrêter le plus vite possible les massacres.
Q - Et vous pensez que cela suffit de dire au régime de Bachar El-Assad «ça suffit» ?
R - La preuve que cela ne suffit pas est que cela continue. Il faut monter d’un cran en allant plus loin au Conseil de sécurité pour qu’il y ait de la part du Conseil de sécurité une condamnation plus forte. Nous souhaitons d’ailleurs que les pays arabes nous aident dans cette condamnation ; nous ne pouvons pas tout faire tout seul. Je vous rappelle que la résolution 1973 concernant la Libye a été présentée par la France, le Royaume-Uni et le Liban, un pays arabe. Là, les conditions ne sont pas les mêmes concernant la Syrie. Que chacun prenne ses responsabilités.
Q - Comment voyez-vous l’avenir de la Libye ? Il y a des inquiétudes : les islamistes, les salafistes et d’autres... Quel regard portez-vous ?
R - La tendance naturelle de tous les observateurs est d’avoir des inquiétudes. De temps en temps, il faut aussi faire confiance aux gens, à la vie, à l’avenir. Pour ce qui nous concerne, j’ai confiance en l’avenir de la Libye. D’abord, la situation militaire évolue. Les forces de ce qui est aujourd’hui l’autorité officielle en Libye, c’est-à-dire le Conseil national de transition, sont en train de prendre le contrôle de la quasi-totalité du pays. Elles progressent dans les dernières poches de résistance. Il est clair que le régime de Kadhafi est fini.
L’avenir du pays passe par la reconstruction et, là aussi, je pense qu’il y a des signes positifs. Nous étions la semaine dernière avec le président de la République et le Premier ministre britannique à Tripoli et la situation est bien meilleure qu’on aurait pu le penser. Il n’y a pas eu de massacre, d’explosion, de désordre ; la vie reprend son cours. Le Conseil national de transition se met progressivement en place et nous allons l’accompagner. C’est aux Libyens bien entendu de choisir leur avenir, de construire la Libye de demain. Nous allons les accompagner parce qu’ils ont besoin de notre aide et qu’ils nous l’ont demandé.
J’ai parlé du Partenariat de Deauville. Les Nations unies vont aussi s’investir en Libye pour aider les Libyens. La France est prête également à le faire sur deux plans :
- sur le plan politique, il faut que la feuille de route annoncée par le Conseil national de transition se mette en place : une Constitution, des élections libres, un gouvernement ;
- sur le plan économique, il faut que la reconstruction se fasse. Avec des avoirs considérables, la Libye a la chance d’être un pays riche.
Q - C’est pour cela que vous êtes intervenus en Libye ? Pour rendre aux Libyens leur argent ? La Libye est un pays riche, la Syrie n’est pas un pays riche. Tout ce qui se dit sur le pétrole libyen, qu’en faites-vous ?
R - Non, pas du tout. Cet argent ne nous appartient pas, il appartient au peuple libyen. Il avait été confisqué par le régime. La situation était beaucoup plus simple avant. Avant, avec Kadhafi, on avait le pétrole aussi. Ce n’est pas pour le pétrole que l’on est intervenu.
Q - Le pétrole ne sera-t-il pas beaucoup plus abordable ?
R - Je n’en sais rien, c’est l’avenir qui le dira. Le cours du pétrole n’est pas lié à ce qui s’est passé. Cette idée que nous sommes intervenus pour le pétrole, on ne peut pas la sortir de la tête de ceux qui ont la vue courte. Nous ne sommes pas intervenus pour cela, nous sommes intervenus tout simplement pour permettre au peuple libyen de se libérer. C’est dans ce même esprit que nous soutenons la révolution en Tunisie ou en Égypte où, heureusement, il n’y a pas eu d’intervention militaire et où les choses se sont passées autrement. Il est quand même assez scandaleux de voir comment fonctionnent parfois certains médias. Je vous rappelle que l’article dans lequel on a expliqué que la France avait reçu une lettre du Conseil national de transition promettant 35 % des ressources pétrolières de la Libye est un faux scandaleux.
Laissons cela de coté. Nous sommes là pour aider la Libye. Bien sûr, si la Libye retrouve demain sa prospérité, avec une démocratie stable, capable de donner de l’emploi à sa jeunesse, tout le monde en profitera ; ce sera un élément de sécurité, de stabilité qui nous concerne très directement. Si nous avons, au sud de la Méditerranée, des pays qui s’appauvrissent, qui connaissent l’insécurité, le désordre, des flux migratoires incontrôlables, ce n’est pas bon pour nous. En revanche, une Libye qui se développe, une Tunisie qui se développe, une Égypte qui se développe, qui donne du travail à ses enfants, c’est bon pour nous. Le pétrole n’était pas la raison de l’intervention de la France. Je persiste et signe.
Q - Après les maladresses de la politique extérieure française en Afrique du Nord en général et en Tunisie en particulier, les relations qui vont se développer avec la Libye vont conforter la position de la politique extérieure française en Afrique du Nord.
R - C’est déjà fait. Je voudrais revenir sur ce que vous disiez : les maladresses de la politique étrangère française en Afrique du Nord. Qui n’a pas fait de maladresse ? Je pourrais vous citer des pays très importants qui ont aussi commis des maladresses, qui n’ont pas vu venir les choses. Nous n’avons pas vu venir le grand mouvement qui nous a pris par surprise, mais je ne pense pas que l’on puisse désigner plus particulièrement la France que d’autres.
Et puis, nous nous sommes adaptés. Nous avons compris que la situation avait évolué et qu’il fallait changer, tout simplement, notre façon de voir la relation de l’islam à la démocratie. Nous avons été un peu intoxiqués en nous faisant croire que l’islam était incompatible avec la démocratie ; je ne crois pas que cela soit vrai. Il y a des pays musulmans qui sont attachés à leur foi, à leur religion et qui sont tout à fait capables d’évolutions démocratiques. Le Maroc, par exemple, en donne une sorte de modèle qu’il faut soutenir.
Q - Quel regard portez-vous sur l’avenir du Maroc ? Il y a le mouvement contestataire du 20 février qui continue…
R - Il n’y a pas de démocratie sans mouvement contestataire. Je suis très confiant sur l’avenir du Maroc. Le Roi a pris des initiatives fortes. Il a proposé une modification profonde de la façon dont sa monarchie doit fonctionner. Par ailleurs, l’économie marocaine, qui est très liée à l’économie européenne et bénéficie d’un statut avancé vis-à-vis de l’Union européenne est aujourd’hui dans une bonne direction. Je crois que le Maroc est bien parti et nous allons l’aider, je l’ai dit tout à l’heure, grâce au Partenariat de Deauville.
Q - Vous soutenez les réformes institutionnelles mais, en même temps, le mouvement du 20 février ?
R - Il ne s’agit pas de soutenir des mouvements dans une démocratie. On ne va pas se mêler des partis politiques. Ce que nous souhaitons simplement, c’est soutenir des régimes qui prennent en compte les aspirations de leur peuple. Permettez-moi de vous faire remarquer qu’il n’y a pas eu d’utilisation de chars ou d’avions pour réprimer les manifestations au Maroc. On n’est pas en Libye. On n’est pas en Syrie. Ne mélangeons pas tout.
Q - Voyez-vous une différence fondamentale entre les monarchies du monde arabe et les républiques ou il s’agit juste d’un hasard ?
R - Je constate simplement qu’il y a deux monarchies, qui sont la Jordanie et le Maroc, dans lesquelles les choses bougent et les réformes se font alors que dans d’autres régimes, plus autoritaires, malheureusement la violence n’a pas été évitée.
Q - Au sujet de l’Algérie : ce qui s’est passé en Libye a-t-il compliqué les relations entre Paris et Alger ?
R - Non, j’ai rencontré récemment, à New York, mes collègues algériens et nous avons eu un dialogue tout à fait clair. Il est vrai qu’il m’est arrivé de dire que l’attitude de l’Algérie vis-à-vis du problème libyen ne nous a pas toujours paru aussi claire que nous l’aurions souhaité, mais les Algériens ont clarifié ces positions et ont reconnu le Conseil national de transition il y a peu de temps. Il n’y a donc pas, sur ce point, entre la France et l’Algérie, un désaccord fondamental.
Q - Mais quand on dit que le Printemps arabe soulève des espoirs mais aussi des défis pour la politique étrangère de la France, l’Algérie fait-elle partie de cette équation et suscite-t-elle l’espoir et le défi ?
R - Je veux bien admettre les deux mots ; l’espoir, sûrement. L’Algérie est pour nous un partenaire absolument essentiel pour les raisons que vous connaissez ; ne serait-ce que du fait de la présence en France d’une communauté algérienne très nombreuse et d’ailleurs bien intégrée. Nous sommes aussi conscients que ce pays a des défis à relever, une immense jeunesse…
Q - Je veux dire avec des défis pour la France en ce qui concerne l’Algérie…
R - Le défi pour la France, ce serait que l’Algérie ait à faire face à des difficultés, notamment le défi que constitue pour elle cette immense jeunesse à qui il faut donner du travail. Cela nous concerne très directement : si l’Algérie parvient à maîtriser ce problème, ce sera bon, bien entendu, pour la stabilité du contour de la Méditerranée.
Q - Un dernier point, Monsieur le Ministre, la question du Partenariat de Deauville dont vous avez parlé tout à l’heure. C’est une somme d’argent très importante. Il y a bien sûr des avoirs, que ce soit de Ben Ali en Tunisie ou de Moubarak en Égypte, qui ont été gelés en Europe. Ne serait-ce pas plus utile pour eux de récupérer leur argent plutôt que de demander de l’aide ?
R - Il faut bien distinguer les deux situations. Il y a des biens, apparemment détournés, qui appartiennent aux régimes tunisien et égyptien, et puis il y a des avoirs qui ont été gelés par le Conseil de sécurité, en application d’une résolution des Nations unies, que nous sommes en train de dégeler. La Libye, par exemple, va recevoir 15 milliards de dollars qui lui appartiennent et qui ont été confisqués par les régimes précédents ; ces fonds sont remis à sa disposition. La situation est différente en Égypte, un pays de 80 millions d’habitants, une économie fragilisée par la crise et où le tourisme s’est effondré. Il faut donc absolument aider l’Égypte. Si l’économie égyptienne ne repart pas, il est évident que la transition sera plus difficile. C’est la raison pour laquelle nous avons dit aux Égyptiens : «proposez-nous un plan d’action - c’est à vous de le proposer - en matière d’éducation, de formation, d’infrastructures, de construction de l’État de droit et nous allons vous aider». C’est ce que nous avons fait et je peux vous dire qu’hier nous sommes arrivés à mettre en place un dispositif qui sera maintenant très rapidement opérationnel.
Q - À l’approche des élections en Tunisie, avez-vous des espoirs et des inquiétudes concernant le processus politique dans ce pays ?
R - On a toujours des inquiétudes. Je l’ai déjà dit, ce grand mouvement qui traverse le monde arabe comporte des risques et nous voyons bien qu’il peut y avoir des mouvements extrémistes qui profitent de la situation, notamment d’une éventuelle dégradation de la situation économique, pour confisquer le pouvoir. Notre rôle est donc de favoriser l’État de droit et d’aider la démocratie à l’épanouir, avec le pluralisme politique, plusieurs partis et des élections ; c’est ce qui est en train de se passer en Tunisie. Il ne faut pas ignorer les inquiétudes ; il ne faut pas être aveugle. Il y a des risques et des dangers mais essayons de mettre surtout le projecteur et l’accent sur la chance de voir ce pays accéder à un véritable État de droit et à une économie qui se développe.
Q - Pensez-vous qu’en Tunisie le gouvernement a en main la situation sécuritaire ?
R - Je pense qu’aujourd’hui, avec évidemment les difficultés que l’on connaît, la Tunisie a globalement la situation sécuritaire en main et qu’il sortira des urnes un gouvernement dont la légitimité sera évidemment plus forte. Ce gouvernement légitime pourra assurer la sécurité qui fait aussi partie de tout régime démocratique. La liberté et la sécurité sont des principes fondamentaux dans toute démocratie.
Q - Finalement, la France s’est rattrapée dans le monde arabe ?
R - Ce n’est pas exactement ma formule. Je pense que la France a été courageuse, audacieuse et que c’est un des pays qui a pris le plus de risques. Nous avons pris des risques maximums et nous l’avons emporté. Quand je vois l’accueil qui a été fait à Nicolas Sarkozy à Benghazi et à Tripoli, je vois bien que les peuples arabes ont compris que la France était à leur côté.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 septembre 2011