Interview de M. Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la CFDT, dans la "Revue de la CFDT" de mai 2001, sur l'impact de la nouvelle économie sur l'organisation du travail et sur les pratiques syndicales.

Prononcé le 1er mai 2001

Média : La Revue de la CFDT - Revue de la CFDT

Texte intégral

L'essor des technologies de l'information et de la communication dans la vie professionnelle et privée transforment les rapports et l'organisation au travail. Comment développer de nouvelles pratiques syndicales ?
Selon certains spécialistes, la nouvelle économie est un mythe. Quelle lecture fais-tu du phénomène ?
Jean-François Trogrlic. - Il faut éviter dans un premier temps de considérer la naissance d'un nouveau secteur - les technologies de l'information et de la communication, TIC - comme l'acte fondateur d'une nouvelle économie. Seule l'analyse historique a permis de dater en terme de révolution industrielle notre période. Le charbon, l'acier au xixe siècle et l'électricité, la chimie au xxe siècle n'ont pas été perçus à l'origine comme capables de bouleverser l'économie au point d'être des moteurs de la croissance. La situation actuelle ne pourra donc être qualifiée qu'avec le recul du temps.
Cependant, les TIC jouent un rôle déterminant dans l'accroissement de la productivité, même si elles sont difficiles à mesurer compte tenu de notre appareil statistique (1). En matière d'équipements comme de capacités de mesure, la France, tout comme l'Europe, a accumulé un retard important par rapport aux États-Unis.
Dans un rapport au Conseil d'analyse économique (2), les auteurs "dissipent" le paradoxe de Solow (qui consiste à voir des ordinateurs partout sauf dans les statistiques). En effet, aux États-Unis la montée en puissance des technologies de l'information et de la communication s'accompagne d'un regain de productivité. Mais le débat est ouvert, il faut le continuer. Notamment en analysant secteur par secteur l'effet économique de la généralisation des TIC.
En France, quelle est la situation actuelle en ce qui concerne le développement des nouvelles technologies ?
J.-F.T. - Les ménages français entrent de façon accélérée dans la société de l'information. En 2001, 30 % d'entre eux possèdent des ordinateurs, alors qu'ils n'étaient que 16 % en 1997. Selon l'ART (Autorité de régulation des télécommunications), en janvier 2000 près d'un Français sur deux est équipé d'un téléphone portable et les internautes connectés depuis leur domicile sont désormais plus de 3,5millions. En y ajoutant l'ensemble des connexions au travail, cela porte le nombre à 8 millions de personnes.
Des différences sociales importantes persistent toutefois dans l'accès aux équipements. La moitié des ménages de cadres détient un ordinateur dont 40 % sont connectés à Internet depuis leur domicile. De même, il y a un effet "génération" puisque le taux d'équipement croît inversement à l'âge.
Presque toutes les entreprises sont informatisées. En revanche, en ce qui concerne la connexion à Internet et la détention d'un site, les situations divergent. D'un côté se situent l'industrie et les services de pointe; le BTP (Bâtiment et travaux publics) et les transports restant en retrait. Les entreprises détenant un site sont passées de 19 % en 1998 à 32 % en 1999.
Dans l'administration, le rapport Lasserre sur "L'État et les technologies de l'information" (Commissariat général du Plan, 2000) souligne l'absence de retard significatif de l'administration française dans la mise en place des TIC par rapport au secteur privé et à ses homologues étrangères, grâce notamment au développement de l'Intranet. Cela tient principalement à l'effort des collectivités locales. Plus de 90 % des mairies de plus de 30000 habitants ont accès à Internet en avril 2000.
Cependant, au-delà de ces chiffres, force est de constater que cette diffusion des TIC n'est pas uniforme selon les secteurs d'activités, la taille des entreprises, ou entre ceux qui utilisent massivement les TIC au travail (cadres, commerciaux...) et dans leur vie privée, ceux qui les utiliseront partiellement ou épisodiquement et ceux qui en seront à l'écart pour des raisons financières, géographiques ou culturelles.
Par ailleurs, toutes les activités liées aux TIC ne progressent pas au même rythme. Ce sont les secteurs producteurs (industrie de hardware, producteurs d'équipement de communication et les services de communication) et le commerce électronique qui représentent aujourd'hui les secteurs les plus porteurs.
Cependant, hormis dans le domaine des télécommunications, l'Europe et en particulier la France restent en retard par rapport aux États-Unis dans la production.
Les périmètres de l'entreprise s'en trouvent transformés puisque ces nouvelles technologies engendrent des organisations différentes des rapports commerciaux, entre les entreprises et dans l'organisation du travail.
Les activités de service intègrent par nature le client dans le processus de production au travers des formes de coopération et de coproduction qui s'instaurent entre le fournisseur et le destinataire du service. Ainsi, l'entreprise peut sérier, discriminer les attentes du client et fabriquer au plus près de ses caractéristiques une gamme de produits adéquats.
La pression concurrentielle liée à la mondialisation a conduit les entreprises à se recentrer sur leurs métiers de base pour générer des profits. Dans ce cadre, en réduisant les coûts de transaction de circulation de l'information, les TIC favorisent des mouvements d'externalisation et de sous-traitance, conduisant à l'émergence de PME (Petites et moyennes entreprises) et notamment de start-up.
Ces transformations de la structuration interne des entreprises s'articulent autour de trois idées-clefs: un fonctionnement en réseau; une réduction des niveaux hiérarchiques; une modification du circuit de l'information, de décision et par conséquent des pratiques managériales.
Quelles sont les conséquences pour les salariés des nouvelles formes de travail qu'implique la nouvelle économie ?
J.-F.T. - Avec la généralisation des machines à commandes numériques, l'utilisation permanente de services en ligne, il est évident que le syndicalisme doit prendre en charge ces nouveautés. L'usage d'Internet s'est diffusé cinq fois plus vite que le téléphone. Le travail s'organise autour d'équipes autonomes qui sont formées de groupes d'ouvriers, d'employés, de commerciaux ou de cadres collectivement responsables et libres de s'organiser. En France, le taux d'établissements de plus de 20 salariés ayant adopté des "équipes autonomes" est passé de 11,5 % en 1992 à 35 % en 1998. L'informatique et la mise en réseau d'unités de production permet de réduire le nombre d'échelons hiérarchiques et de déléguer des responsabilités par la mise en place de groupes projet qui rendent les salariés davantage comptables de leurs performances avec des objectifs en termes de qualité et de respect des délais. Cette structuration favorise la mobilité des travailleurs d'un poste de travail ou d'un service à un autre.
La micro-informatique portable permet de fluidifier le trafic d'informations avec l'entreprise. L'introduction d'un Intranet, d'une messagerie électronique augmente le nombre croissant de salariés connectés, des bases d'informations et de connaissances partagées, accessibles à tous. Cela a également des répercussions sur les circuits de décision, la continuité des process, les déplacements physiques, la politique de formation et de communication.
Les progiciels de gestion intégrée (PGI) peuvent organiser en temps réel tous les secteurs de l'entreprise (stocks, production, approvisionnements, personnel, etc). Le workflow (circulation et traitement de documents informatiques en temps réel dans l'entreprise) gère la distribution du travail et permet une automatisation des procédures administratives et de gestion. Enfin, avec la généralisation du téléphone mobile ce sont de multiples services en ligne qui développent la traçabilité permanente de l'individu, quel que soit le moment, la possibilité de travailler à domicile ou en tout lieu...
Ainsi, les TIC favorisent des formes variées de coordination ou de coopération des salariés à travers la mise en place de logiciels, forums favorables au travail coopératif. Cependant, quelques études qualitatives menées dans les sociétés semblent indiquer des écarts entre ce qui est attendu des promoteurs des TIC dans l'entreprise et leur utilisation réelle. Les outils multimédia sont évalués par les utilisateurs en fonction de leurs apports immédiats et non par rapport à un nouveau modèle d'organisation et de fonctionnement de l'entreprise.
Le travail à distance se développe beaucoup. Ce sont par exemple les établissements spécialisés dans la prestation de services en réseau comme les centres d'appels. Le travail mobile augmente également. Il concerne essentiellement des cadres, des employés commerciaux itinérants, des techniciens de maintenance, les formateurs, les consultants, les professions paramédicales qui exercent une fraction croissante des tâches qui leur sont confiées chez le client, à la maison, dans une succursale, voire dans les transports. En revanche, le travail à domicile ne croît guère.
Ce sont plutôt le télétravail mixte (quelques heures par semaine à domicile ou sur le terrain, mais la référence principale reste le bureau) et le travail en détachement (situation où les travailleurs exercent leur activité dans ou pour une entreprise dont ils ne sont pas salariés) qui sont les plus répandues.
Ces transformations organisationnelles modifient les missions et le rôle de la hiérarchie intermédiaire. Celle-ci évolue d'une conception traditionnelle qui vise au commandement d'entités fonctionnelles à un rôle d'animation, de coordination et de mise en connexion des réseaux.
Ces nouveaux types de travail s'accompagnent parfois de nouvelles formes de taylorisme, notamment dans le cas des PGI ou de certains centres d'appels. Le travail devient de plus en plus abstrait, interactif en s'organisant en réseau, avec une communication transversale et non plus seulement verticale. En 1998, plus de 60 % des salarié(e)s en France utilisent un ensemble "clavier-écran" au moins une fois par jour. Le travail se fait en "qualité tendue" c'est-à-dire avec une production en flux tendu respectant la qualité et les délais.
Dans ce cadre, le salarié doit être polyvalent. Savoir gérer l'abondance d'informations et organiser correctement son temps sont des vertus indispensables. Les compétences valorisées ne sont plus celles qui sont liées à la capacité à trouver l'information mais celles liées à la capacité à la trier et à la hiérarchiser en fonction des objectifs recherchés.
Quels sont les effets des TIC sur les conditions de travail ?
J.-F.T. - Certains métiers liés à un rôle d'intermédiation seront peut-être amenés à disparaître (dans les branches du commerce, de la gestion...).
Parallèlement, les TIC conduisent à l'émergence de nouvelles professions dans les systèmes informatiques, les réseaux de communication, les logiciels et autres composantes techniques du monde numérique, la mise en uvre des infrastructures (les opérateurs) et la prestation de services innovants. Parmi eux, les webmasters, les développeurs, les animateurs de sites, les gestionnaires de communication, etc.
Enfin, dans un dernier groupe, de loin le plus important, se rassemblent toutes les fonctions traditionnelles qui changent sous l'effet des TIC. C'est par exemple le cas des secrétaires. Les métiers liés à la gestion des ressources humaines sont aussi potentiellement concernés.
L'engouement pour les métiers du Net, le développement des start-up ont modifié la perception du travail, par les jeunes notamment, qui y entrevoient de nouvelles opportunités, du côté des conditions de travail (petite équipe, relations plus conviviales avec l'encadrement, plus grande autonomie), des perspectives de rémunération attractives, mais aussi des plans de carrière plus rapides, de l'épanouissement personnel dans la passion pour leur métier. En effet, l'une des conséquences des TIC et de la nouvelle économie est une moindre importance de la formation initiale et le rôle accru de la formation continue dans les parcours professionnels des individus.
Les entreprises recherchent aujourd'hui à la fois des aptitudes dans le métier pratiqué mais aussi dans les TIC. Le seuil minimal de compétences requis correspond à l'utilisation d'un ordinateur indépendant. Par ailleurs, les qualités relationnelles sont elles aussi appréciées du fait d'un contact plus fréquent avec le client. Cela nécessite de réfléchir à l'actualisation des grilles de qualification et à la reconnaissance des compétences mises en uvre dans des activités des salariés. Cela pose bien sûr l'enjeu de l'accès à la formation initiale et continue, du temps d'apprentissage nécessaire à l'appropriation des TIC et la nécessité d'une formation sur le poste de travail.
De nouvelles formes de pénibilité du travail se développent: stress, sentiment de harcèlement... La question des conditions de travail est aussi directement liée à la traçabilité nouvelle et au contrôle des salariés [Voir à ce sujet, "Le travail à l'épreuve des NTIC", La Revue de la CFDT, n°35, nov. 2000]. Le travail est devenu asynchrone: temps partiel, travail le week-end, travail de nuit, travail sur appel... Ces horaires décalés, coupés, les heures supplémentaires, les temps partiels peuvent perturber la vie hors travail. Par ailleurs, le contenu lui-même, plus immatériel, rend plus difficile la distinction entre temps de travail et autres temps sociaux. Des formes particulières d'emplois (intérim, CDD...) introduisent une plus grande variété des rapports contractuels.
De ton point de vue quelles actions syndicales faut-il développer ?
J.-F.T. - Face au risque de fracture numérique, il faut veiller à ce que les personnes qui ne sont pas directement impliquées dans les évolutions rapides entraînées par les TIC ne s'en éloignent pas. Pour éviter l'exclusion et faciliter l'appropriation, il faudra un accompagnement volontariste en termes d'information, de formation et d'apprentissage. Toutes ces évolutions percutent bien évidemment nos pratiques syndicales et nécessitent de réfléchir à leur adaptation à ce nouveau contexte.
De plus, les transformations induites par les TIC, qu'elles concernent la structuration des entreprises, le contenu ou l'organisation du travail conduisent à une réelle diversité des situations de travail. Plus globalement, elles renouvellent le rapport des individus au temps, à l'espace, mais elles modifient aussi les relations sociales que ce soit dans la sphère du travail ou privée.
Cependant, il n'y a pas de déterminisme positif ou négatif dans la diffusion du progrès technique. Ses effets sont ambivalents et de l'utilisation des TIC peut naître le meilleur comme le pire. Elles peuvent représenter de réelles opportunités en termes économique, d'emploi, de relations sociales et de modalités de socialisation des individus mais aussi des risques de nouvelles inégalités, d'exclusion.
L'impact des TIC, en ampleur et en rythme de diffusion, est variable selon la situation initiale à laquelle elles s'appliquent (en particulier selon les secteurs d'activité, les tailles d'entreprises ou les familles professionnelles). C'est la raison pour laquelle les réponses à trouver ne se satisfont pas d'une approche univoque et réglementaire de la question mais nécessitent le développement d'une véritable régulation sociale à tous les niveaux (entreprise, branche, interprofessionnel national mais aussi au niveau européen).
Propos recueillis par Jean-Pierre Bompard.
Notes
(1) Voir à ce sujet CNIS, Observation
statistique du développement des
technologies de l'information et de la communication et de leur impact sur l'économie, rapport n°63, févr. 2001.
(2) D. Cohen et M. Debonneuil, Nouvelle économie, CAE/
La Documentation française,
sept. 2000.
(source http://www.cfdt.fr, le 25 juin 2001)